31 ème édition du Tremplin Jazz d'Avignon
Jeudi 3 et vendredi 4 août 2023, Cloître des Carmes.
Un rendez-vous annuel incontournable (pour moi) qui présente l’originalité d’un festival et d’un tremplin européen.
Début du mois d'août. Les murs grattent leurs peaux d’affiches, la ville tente de revenir à elle-même après le marathon théâtral de juillet. Avignon est alors une destination jazz tout indiquée.
Après la première soirée gratuite au Square Agricol Perdiguier avec les Yellbows, un quartet New Orleans, commence le Tremplin européen pour deux soirées très suivies par un public local, fidèle et ouvert au jazz. D'où un Prix du Public, très attendu qui, certaines années, rejoint le choix du jury . Public et jury partagent ainsi convivialement ce qui traverse le paysage musical de ces soirées estivales provençales, lieu d’ouvertures, de passages, toutes frontières abolies…
Retour donc au cloître des Carmes pour suivre l'aventure de ce concours initié en 1992 par des passionnés de musiques, Michel Eymenier, Jean Paul Ricard, fondateur de l’AJMI, la scène locale de jazz et Alain Pasquier. Le concours a commencé dans le quartier difficile de la Barbière puis dans le square Agricol Perdiguier avant de se fixer aux Carmes. Plus largement reconnu depuis 2000 qui consacra Avignon «Ville européenne de la Culture », le Tremplin Jazz s’est étoffé, le concours européen s’insérant dans un festival de Jazz.
Le Tremplin c’est aussi une équipe épatante de bénévoles qui se déploient sur tous les fronts, catering, technique, chauffeurs, photographes. Tous fidèles et depuis longtemps, en dépit des fragilités inhérentes aux associations organisatrices d'événements, dépendantes de subventions et de la générosité de mécènes. S’il est une chose qui ne change pas, c’est la qualité de l’accueil de cette belle équipe qui, avec le temps a su surmonter le difficile exercice de gestion de groupe.
La vocation du Tremplin est d'aider à l'émergence de groupes pré-sélectionnés qui pourront mettre à profit cette expérience unique, jouer sur cette scène rêvée, à l'acoustique exceptionnelle. L’un des atouts du tremplin est en effet ce lieu mythique du cloître des Carmes. Restant à taille humaine, l’architecture de pierre et de gargouilles est mise en valeur par Mathieu, artiste des lumières, des découpes et de l'éclairage. Ce plaisir de l'oeil décuple l'écoute, surtout quand le son est assuré par Gaetan Ortega sur la terrasse, un maître de l'espace sonore.
Les six groupes de jeunes musiciens européens qui entrent en lice trouvent un espace d’expression pour s’affronter amicalement au cœur de la cité papale dans l'un des rares tremplins européens. Rappelons que le Grand Prix consiste en un enregistrement et mixage au Studio de la Buissonne et un concert en première partie d'une des soirées du festival de l'année suivante. Les autres prix (Soliste, Meilleure Composition) sont récompensés d'un chèque de 500 euros offerts par les divers partenaires, sans oublier le Prix du Public et des cadeaux offerts sur tirage au sort des votants.
2023 : Trente et unième édition et trente et unième année du Tremplin.
Sur les six groupes retenus cette année, on compte quatre français, un belge et un néerlandais. Soit 21 jeunes instrumentistes (dont 3 femmes) sur 390 participants (40 femmes), 10 pays représentés. Vision assez précise du jazz actuel, reflétant le spectre d’une musique qui continue de s’inventer sans perdre ses repères historiques. Et où les femmes doivent lutter plus durement pour se faire une place quand elles ne sont pas chanteuses.
Première soirée : Jeudi 3 août
Peaks (France)
Florent Marques saxophone, Florent Souchet guitare, Mathieu Scala contrebasse, Corentin Rio batterie
Un quartet que présente avec soin Florian Marques, le saxophoniste ténor originaire d’Orthez, leader et compositeur après un long solo d'altitude sans accompagnement pour “Anglas” ( vallée d'Ossau ?). C’est le programme de leur premier album A Deep Color inspiré de la série et de l’univers de David Lynch, Twin Peaks. Le nom du groupe, le titre de certaines compos, “The Log Lady”, “A Deep Color”l (anagramme du personnage de Dale Cooper ), "A Fat Cat's Diary" trouvent ainsi leur justification. Chacun prend un solo, le guitariste Florent Souchet introduisant des nuances pop. Le contrebassiste Mathieu Scala remplaçant au pied levé Arthur Henn, assure vaillamment sa partie lors d’un solo ponctué de neuf coups en rythme du clocher voisin.Une écriture épurée, agile sans être vraiment labyrinthique aux influences bien assumées (fusion).
Mojo Jojo (Belgique)
Emanuel Van Mieghem contrebasse, Warre Van de Putte saxophone, Roeland Celis guitare, Umberto Odone batterie.
Le groupe qui suit est un autre quartet venu de Belgique (Bruxelles): avec la même configuration, la différence est immédiatement perceptible, l’énergie du collectif circule, soulignant une certaine dramaturgie dans une dynamique de groupe. Des récits structurés, oniriques aux ruptures de rythme imposées par un batteur subtil Umberto Odone. Les compositions astucieuses sont du contrebassiste leader Emanuel Van Mieghem qui jouera avec tant d’ardeur qu’il se fera des ampoules sur la basse prêtée par le Tremplin. [Les problèmes de transport SNCF pour les contrebassistes ne sont toujours pas résolus]. Avant un dernier titre plus rock que pop, plutôt connoté, “Another Day in the life” même si la ressemblance s’arrête là, une composition magnifique retient l’attention : c'est “Glee” (que l’on pourrait traduire par jubilation) où la musique trahit une certaine ambiguïté. Une allégresse nuancée d’un voile soudain de mélancolie que traduisent les éclats sensibles de la guitare de Roeland Celis.
DUO A+B (France)
Simon Riou saxophone alto, Sebastian Sarasa sax alto et baryton
Un titre simple pour un duo créé en 2018 qui ne l’est pas. Un choc musical avec une formule resserrée, un sax alto Simon Riou et un sax baryton Sebastian Sarasa (que j'imagine volontiers Argentin, Sud-américain en tous les cas, l’une de leurs compositions est d’ailleurs “Aleph Milonga” à couper le souffle). Une musique pas du tout hermétique mais qui demande une sacrée attention pour comprendre cette “fabricason”, une réflexion pour décrypter langage et codes. Sacrés “Birds” que ces zozios là, surtout quand ils s’expriment à l’alto, car ils jouent du même instrument par moment, faisant ressortir de façon poétique ce qui les différencie, comment ils rebondissent ou répondent dans ce qu’ils entendent de différences dans l’autre. Si “Je est un autre” justement, voilà un bel exemple de métamorphose, de ramifications qui se rejoignent pour ces Philémon et Baucis des sax.
Un duo envoûtant qui a tenu son formidable pari. Avec une rigueur toute classique, leur ensemble est parfait, parfaitement en place, un miracle d’équilibre dans ces deux voix qui s’éloignent pour mieux se retrouver, échangent aussi les rôles, même si le baryton ( slaps, souffle continu) assume sa fonction de basse, engendrant un rythme souple et groovy alors que l’alto s'échappe de temps à autre dans les Balkans. Leur habileté technique, différente est évidente. Ils ont sorti un CD Dédale avec des compositions aux titres expressifs “Zinc”, “Terre Neuvas”. De la matière à tordre, des sons à fondre qu'ils confondent, des idées neuves aussi. Des influences très diverses parfaitement assimilées dans leur polyphonie métisse. On ne sait jamais trop bien quand ils improvisent ou suivent leur écriture commune tant ils partagent tout, compositions et saxophones. Leur performance tient la route sur les quarante minutes imposées.
Le public est enthousiaste, le jury sereinement pourra échanger rapidement sur cette première soirée, heureux des propositions entendues. Même si le président Stéphane Kochoyan, pianiste venu de sa Nîmes voisine, a comme l’intuition que cela pourrait ne pas durer.
Deuxième partie : la nuit du 4 Août
Quelque chose me dit que cette dernière soirée du tremplin ne sera pas sans anicroche; il fait franchement froid, le mistral glacial est de sortie.
Nohmi (Pays-Bas)
Miran Noh piano, Aude de Vries batterie, Patricia Mancheno contrebasse, Claudio Jr De Rosa, Daniel Carson, trompette.
Trio à l’origine, la jeune formation devenue quintet européen (Pays Bas, Italie, Espagne ) sans oublier la Corée du Sud de la pianiste leader, compositrice des pièces présentées, fait entendre dès “Storm”des influences revendiquées, couleurs et atmosphères ravéliennes dans une esthétique hard bop, façon Blue Note années 60 avec des soufflants vraiment élégants aux unissons ( les trompettiste Daniel Clason et saxophoniste ténor Claudio Jr de Rosa). On est en terre connue, une écriture classique, dense, au déroulé un peu trop mécanique peut-être. Mais telle est la loi de ce genre.
Hugo Diaz Quartet (France)
Hugo Diaz saxophone, Alexandre Cahen piano, Louis Cahen batterie, Vladimir Torres contrebasse.
Ce nouveau quartet présente une suite de compositions singulières, au fil de l’eau, du leader Hugo Diaz au soprano : de “Confluence” à “Electrolyse” en passant par un“Aiguo” à la provençale, le courant suit les inflexions du saxophoniste qui joint improvisation souvent free à son écriture raffinée, agrémentée de quelques effets électroniques dispensables. Le plaisir vient aussi du trio qui l’accompagne et le soutient habilement, une rythmique parfaite Alexandre et Louis Cahen, respectivement au piano et à la batterie, sans oublier Vladimir Torres, contrebassiste qui a du métier (et déjà une carrière) qui sculpte un solo mémorable sur sa propre contrebasse. Le public trépigne.
Cosmic Key (France)
Delphine Deau piano, effets, Alex Nouveau piano, effets.
La soirée va se terminer comme la précédente par un duo aussi inattendu qu'extravagant, créé il y a un an seulement, avec un unique concert au compteur avant ce soir, à Dunkerque : deux pianistes Delphine Deau et Axel Nouveau sur un seul piano, un beau Steinway évidemment "préparé" pour ce genre de recherches sonores avec pinces à linge et patafix auquel s'ajoute tout un set de “jouets” électroniques : un Moog, un synthé analogique, une boîte à rythmes, un métallophone intratonal expliquera Franck Bergerot! C’est parti pour un festival de “sons machiniques”... Là, je cite Laurent De Wilde, connaisseur de ces “fous du son”, dans un petit bouquin formidable sur Robert Moog aux éditions de la Philharmonie.
On se croirait sur un dance floor-l’un des titres rend d'ailleurs hommage à Giorgio Moroder, sorcier du disco, grand producteur de disques et de musiques de films qui a enregistré autant Bowie (“Putting out Fire” in La Féline ) que Daft Punk, Blondie qu’Arcade Fire, Nina Hagen que Queen…Pas que du "boum boum electro disco" donc.
La surprise est de taille, d’autant que l’on a accueilli Delphine Deau à Avignon dans un tout autre contexte, avec le quartet Nefertiti, dans le festival pour la cuvée 2019. J’ai d'autant plus hâte de l’entendre revoir à sa manière Dowland à Parfum de jazz, le 16 août prochain. Pourquoi pas, après cette incursion “Far far away” dans le “vertige analogique” en se souvenant de Jean Sébastien, annonce son complice. Il y aurait même une certaine logique...attendons son "Prepare for Dowland".
Que dire de cette performance au rythme très soutenu qui évoque une fougueuse techno sur des séquences pour la plupart enregistrées avec ( trop ) peu de chorus à mon goût? Une musique festive, plus dans le rythme que le sentiment? Le concert étant un laboratoire vivant, gageons que d’ici un an leur projet aura évolué...remodelant leur écriture de performance en performance selon le principe même du jazz.
CODA
Les jeux étant faits, le jury va longuement délibérer et leur choix se partager entre les groupes les plus saisissants, remplissant le contrat du tremplin. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises puisque la palme ira au dernier duo où l’alliage jazz et électro fonctionne, après un match très disputé où la voix du président qui a su mener l'affaire sera déterminante. Avec autorité Stéphane Kochoyan annonce ce palmarès qui confirme que le jazz essaie d’intégrer les styles les plus divers, d’évoluer tout en s’adaptant. Je crois comprendre ce qui a pu plaire à une partie du jury dans la tentation de Cosmic Key d' absorber et réinventer un autre style qui a fait ses preuves. Mais il faudrait que la part de jazz sorte davantage de l’ombre ou plutôt des nuages flottant dans la nuit qui remuait ce vendredi.
Palmarès :
Cosmic Key obtint le Grand Prix du Jury (enregistrement et mixage au studio de la Buissonne et première partie d’un concert du festival).
Delphine Deau piano, effets, Alex Nouveau piano, effets.
Prix de composition : Emanuel Van Mieghem, le contrebassiste de Mojo Jojo.
Emanuel Van Mieghem contrebasse, Warre Van de Putte saxophone, Roeland Celis guitare, Umberto Odone batterie.
Prix du meilleur instrumentiste : la paire inséparable d’ A+B.
Simon Riou saxophone alto, Sebastian Sarasa sax alto et baryton.
Prix du public : Hugo Diaz quartet.
Hugo Diaz saxophone, Alexandre Cahen piano, Louis Cahen batterie, Vladimir Torres contrebasse
Ainsi s’achève une bien belle édition avec des groupes de qualité habilement sélectionnés, des jeunes formations qui mixent nationalités, styles et cultures. Un vrai rêve de jazz qui confirme que ce Tremplin a toutes les bonnes raisons pour compter dans mon paysage musical.
Je me souviens de Sylvie Azam, l’une des photographes du Tremplin qui nous a quitté cette année. Et je n’oublie pas Pascal Anquetil, compagnon de jury qui nous manque à qui j’adresse une pensée affectueuse.
Un grand merci à mes photographes habituels du Tremplin Claude Dinhut et Marianne Mayen.
Sophie Chambon