Photos Gerard Rouy
Evocations, relectures, adaptations et hommages divers constellaient le programme des 23e Rencontres Internationales D’Jazz de Nevers. Tels ces témoignages d’admiration et de respect rendus à Syd Barrett (ex-Pink Floyd) par l’ « i.overdrive trio » (Philippe Gordiani, Rémi Gaudillat, Bruno Tocanne), à Django Reinhardt (mais pas seulement) par le « Gipsy trio » du phénoménal Biréli Lagrène ou encore à la pop music (Beatles, U2, Tears For Fears, Police…) par David Chevallier en sextet avec Christophe Monniot, Yves Robert, Michel Massot, Denis Charolles et le chanteur David Lynx. Son programme s’intitule « Is That Pop Music ? », comme si la réponse s’imposait d’elle-même : « Non, bien sûr ! », tant la précision d’horloger et l’érudition sophistiquée des arrangements, ainsi que les parties vocales de David Lynx (qui « fait »… du David Lynx !), n’incitent pas toujours à facilement identifier les mélodies d’origine. Le pianiste Jean-Marie Machado s’attaquait quant à lui — non sans humour — à l’univers musical et poétique de Boby Lapointe, à la tête de son octette Danzas augmenté du chanteur André Minvielle. S’il n’est pas le premier à faire « la fête à Boby » — souvenons-nous par exemple du projet « Round about Boby » porté par le pianiste suisse René Bottlang en compagnie du chanteur britannique Phil Minton qui n’entravait que dalle aux calembours et contrepèteries du génial farceur de Pézenas —, Machado s’est livré à un véritable travail d’orfèvre par des arrangements tendres ou décalés des mélodies souvent truculentes du scaphandrier de La Ciotat, de L’hélicon (où le merveilleux tubiste François Thuillier est évidemment le soliste principal)
à La maman des poissons ou Ta Katie t’a quitté, avec la faconde du Béarnais Dédé Minvielle et une pléiade d’instrumentistes impeccables, tels que Jean-Charles Richard dont le soprano épicé ajoute un parfum inégalable à la sauce de Lapointe. D’une manière totalement différente, la clarinettiste Catherine Delaunay a choisi d’adapter en chansons des écrits de Malcolm Lowry dans sa création « Sois patient car le loup » interprétés par le bassiste John Greaves (ex-Henry Cow, ex-National Health, etc.), ici uniquement chanteur, au sein d’un quintette superbe et délicat avec Thierry Lhiver (tb), Isabelle Olivier (harpe) et Guillaume Séguron (b). Un univers sonore et poétique extrêmement tendu, raffiné et sensible, grâce à son instrumentation singulière, en particulier dans l’association des cordes de la harpiste et du contrebassiste. De son coté, Henri Texier s’est attelé dans “Prévert Blues“ à une mise en musique de textes (choisis par lui-même) de Jacques Prévert dits ou chantés par le comédien Frédéric Pierrot
au sein de son Red Route Quartet (Sébastien Texier, Manu Codjia, Christophe Marguet). On redoutait un peu il est vrai cette mise en scène de la musique, cette « mise en jazz » des pages de Prévert, force est de constater que l’opération est une réussite incontestable, en particulier grâce au talent du comédien qui ne surjoue pas (en dépit d’accents et d’attitudes à la Gérard Depardieu). Hormis des reprises de Sanguine et (inévitablement) Les feuilles mortes (alias Autumn Leaves — sic), le chef d’orchestre a choisi les textes les plus subversifs, virtuoses et profonds du poète qui, ne l’oublions pas, écrivait dès 1932 des pièces pour le groupe d’agit-prop Octobre (qui réunissait des comédiens engagés tels que Raymond Bussières, Maurice Baquet ou Mouloudji) et qui milita pour l’émergence d’un « théâtre du peuple » dans les années précédant le Front populaire. Bref. Autre grandiose joueur de textes et chanteur de sons, l’incomparable Beñat Achiary interprète avec une folle ferveur des chants traditionnels et des chansons d’amour, un hymne aux Black Panthers et le Django de John Lewis, des reprises de Nina Simone et de Colette Magny (qui se souvient d’elle ?), un poème de Lorca, etc. Le trio “Apirilean“ qu’il forme avec l’autre Basque Philippe De Ezcurra (acc) et Ramon Lopez (dm, perc) est un trésor de profonde concentration et de duende. Enfin, le merveilleux trio “Tryptic“ (François Couturier, Jean-Paul Céléa, Daniel Humair) a choisi, lui, de revisiter le « texte » de grandes partitions classiques (Beethoven, Mahler, Britten…) avec une sensibilité et un lyrisme exceptionnels, à des années-lumière de toute tentative de « playbachisation » (suivez mon regard) du répertoire classique. Mais le festival nivernais présentait aussi bien évidemment des groupes n’ayant pas de rapport au texte (encore que…). Comme le septet à cordes hollandais “Elastic Jargon“ (violons, altos, violoncelle, contrebasse, guitare électrique) de l’altiste Maurice Horsthuis sur des compositions originales du leader (pétri d’improvisation libre, de musique contemporaine et de tentations schubertiennes), balançant entre rigueur formelle et chausse-trapes audacieuses.
Outre le quintette “Share » de Baptiste Trotignon qui met à l’avant-scène les souffleurs Tom Harrell (tp, bug) et Mark Turner (ts), tous deux en grande forme, on retiendra le trio de Belges à l’instrumentation singulière constitué de Michel Massot (tuba, tb), Tuur Florizoone (acc) et Marine Horbaczewski (cello), pour une musique totalement inclassable (et c’est tant mieux !) aux climats variés et fleuris, mettant notamment en valeur le superbe virtuose du tuba à l’imagination sans limite. Et pour conclure, osons fièrement l’affirmer : Vive les jeunes ! Le power trio Jean Louis (Aymeric Avice-tp, Joachim Florent–b, Francesco Pastacaldi–dm) offre en effet le double mérite d’enjamber sans vergogne les frontières des publics et de nourrir son inspiration dans le free jazz, le néorock hardcore (comme Zu ou Massacre) et certaines manipulations électroniques. La revanche des raisins aigres sur les figues moisies !
Photos : Gérard Rouy