André Hodeir aurait eu 100 ans le 22 janvier dernier.
Jazz sur le Vif et l'Orchestre National de Jazz ont eu à cœur de célébrer ce grand musicien (également penseur de la musique, romancier, chroniqueur....). Patrice Caratini, qui avait créé sur scène en 1992 la partition d'Anna Livia Plurabelle (partition de 1966 exclusivement destinée à l'origine à un enregistrement de radio, pour l'ORTF), s'entend suggérer par Francis Capeau, membre très actif de l'Académie du Jazz, de créer un événement pour le centenaire du compositeur. Il faut se rappeler qu'André Hodeir fut le premier président de cette Académie à sa création en 1955. Patrice Caratini est l'homme de la situation : il avait collaboré activement avec le compositeur pour la création sur scène, en 1992, de cette partition, et pour un nouvel enregistrement l'année suivante, en 1993. Il avait également travaillé avec le compositeur, l'année de ses 90 ans en 2011, pour préparer un concert autour des pièces des années 50 et du début des années 60. J'avais eu le plaisir d'accueillir ce projet en décembre de cette année-là au studio 105 de Radio France, dans le cadre des concerts Jazz sur le Vif dont j'étais alors responsable. Hélas André Hodeir disparut début novembre et ne put assister à cet événement, mais son grand ami Martial Solal était au premier rang, revivant avec une vive émotion ces moments historiques dont il avait été le pianiste.
Patrice Caratini a donc su fédérer les énergies de l'ONJ, en la personne de son directeur artistique Frédéric Maurin, et de Radio France, incarné par Arnaud Merlin, responsable depuis 2015 des concerts Jazz sur le Vif, pour que cette partition revive à nouveau. Et après de studieuses répétitions, l'orchestre, le chef et les solistes se retrouvaient au studio 104 de la Maison de la Radio (et de la Musique) le 5 mars 2021 pour une répétition générale.
C'est dans ce studio (où Monk, Gillespie, Bill Evans, Stan Getz, Ahmad Jamal, Martial Solal, Hampton Hawes, Keith Jarrett et beaucoup d'autres ont joué) que le concert de 1992 avait eu lieu. Et c'est à quelques dizaines de mètres, dans le studio 106, que la version princeps, pour la radio (en partie francophone) puis pour le disque (intégralement en anglais), fut enregistrée. Le vent de la mémoire souffle dans les parages. Outre Patrice Caratini, artisan en 1992 de la première renaissance de cette partition, l'Orchestre compte en ses rangs Denis Leloup, déjà présent alors, et aussi sur le disque enregistré en 1993. Et la saxophoniste Christine Roch, qui officie également, à différents moments de la partition, à la clarinette, joue sur un instrument qui appartenait à Hubert Rostaing, compagnon de route de Django Reinhardt, mais aussi d'André Hodeir, avec lequel il enregistra au fil des années, de 1949 jusqu'aux années 60. Et Hubert Rostaing jouait sur la version princeps de 1966. : vertige de l'histoire....
Les Mécanos de la Générale
Pendant la balance du vendredi soir, qui précède la répétition générale, les techniciens s'affairent pour régler la sonorisation de façade, le son pour la diffusion radio en direct, et aussi la qualité et le niveau des retours sur scène, pour que les artistes puissent s'écouter avec le maximum de confort. Instrumentistes et chanteuses sont aussi dans la mécanique de haute précision : on travaille les dynamiques, les nuances, l'expressivité ; on jongle avec les vertiges rythmiques de la partition. Tout le monde est au cœur du mystère, qu'il faut rendre limpide. Cette œuvre est une sorte de cantate profane où les voix occupent le centre du propos musical. Voici comment André Hodeir décrivait leur mise en œuvre dans le texte de la première édition française sur disque, en 1971.
Il fait référence aux deux vocalistes de cette première version : Monique Aldebert, ancienne membre des Double Six de Mimi Perrin, et qui allait ensuite faire carrière aux USA avec son mari Louis Aldebert avec un duo intitulé 'The Aldeberts' ; quant à Nicole Croisille, si elle va connaître à cette époque une grande notoriété avec le cha-bada-bada du film de Lelouch, elle livrera aussi peu après une chanson d'une belle intensité soul sous le pseudonyme de Tuesday Jackson....
La répétition générale va commencer devant un public limité par les règles sanitaires : des professionnels, qui sont aussi souvent des amis : Philippe Arrii-Blachette, qui avait suscité la reprise de 1992 avec son ensemble de musique contemporaine Cassiopée, et le renfort d'une tribu de gens du jazz ; Pierre Fargeton, qui a consacré sa thèse à la musique d'André Hodeir, et a publié une somme intitulée André Hodeir,le jazz et son double (éd. Symétrie, 2017) qui fait référence et nourrit la passion des amateurs (dont je suis) ; Martine Palmé, qui accompagna durant de longues années l'activité professionnelle de Patrice Caratini ; et quelques autres ami.e.s.
C'est maintenant la répétition générale : tous et toutes en concentration maximale, sur scène comme dans la salle. C'est parti ! Les versions sur disque (l'originale comme la reprise) commençaient en anglais : «O tell me all about Anna Livia». Cette fois est donnée la version radiophonique, bilingue, telle que diffusée à la fin de l'hiver 1967-68, en simultané sur France Musique (en stéréo) et sur France Culture (en mono). Le texte de présentation du speaker de l'époque, diction Comédie Française garantie (telle qu'elle s'était figée à la fin des années 40....), est d'ailleurs reproduit sur le programme qui nous est remis, et qui sera aussi distribué demain aux happy few conviés pour le direct (lien en bas de l'article).
Un accord de La majeur (si mon oreille très très relative n'est pas en panne.....) et «O-O, dis moi tout.... d'Anna Livia» : le voyage commence. Je vous le raconterai plus en détail après le concert de demain. Pour l'heure sachez que, n'ayant volontairement pas réécouté ces dernières semaines les versions phonographiques de cette œuvre que j'ai souvent écoutée, j'ai eu l'impression à la générale de découvrir une nouvelle musique, une impression de fraîcheur, de première fois : le Bon-heur ! Puis j'ai couru vers le métro Ranelagh. Le RER qui me ramène habituellement dans ma banlieue pas si lointaine est supprimé ce soir après 22h30. Alors c'est ligne 9 jusqu'à République, Ligne 5 jusqu'à Bobigny, puis bus 303 pour gagner le bercail. Je suis venu en début de soirée en une heure. Il me faudra près de deux heures pour rentrer. Ainsi va la vie.... et l'amour de la musique !
Retour à la Maison de la Radio le lendemain pour le concert à huis clos, dont la seconde partie sera en direct sur France Musique
Orchestre National de Jazz
Direction artistique Frédéric Maurin
Patrice Caratini (direction) «Autour du Jazz groupe de Paris»
Julien Soro & Rémi Sciuto (saxophones altos), Fabien Debellefontaine & Matthieu Donarier (saxophones ténors), Thomas Savy (saxophone baryton), Claude Egea & Sylvain Bardiau (trompettes), Denis Leloup, Bastien Ballaz & Daniel Zimmermann (trombones), Robin Antunes (violon), Stéphan Caracci (vibraphone), Benjamin Garson (guitare), Raphaël Schwab (contrebasse), Julie Saury (batterie)
Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 6 mars 2021, 17h30
Retour au studio 104, vers 15h30, pour la balance de la première partie. En effet, avant le direct de 19h pour Anna Livia Plurabelle, le programme prévoit un florilège du répertoire d'André Hodeir pour son Jazz Groupe de Paris, formation à géométrie variable qui joua sa musique au fil des années 50.
Là encore, on peaufine le son, les détails musicaux, et après une pause le concert commence. Quatre pièces du Jazz Groupe de Paris, plus un thème de Monk (musicien cher à Hodeir) et deux variations sur un standard qu'André Hodeir avait métamorphosé sous le titre On a Standard. Le set commence avec On a Blues (forme chère au compositeur), un arrangement assez West Coast sur la forme blues. On est tout de suite dans le bain, le plaisir de jouer transpire à chaque mesure : non seulement les musiciens aiment la musique qu'ils jouent, mais ce concert est aussi une bouffée d'air frais en temps d'embargo sur la musique vivante. Puis c'est Evanescence, enregistré deux ans plus tard par le Jazz Groupe. C'était pour Hodeir un hommage à Gil Evans. Les couleurs sont là, et les nuances qui les font vivre. Le groupe s'est légèrement modifié. Au fil du programme la nomenclature évolue, et les solistes vont se relayer, d'un titre à l'autre. Voici maintenant, issu du Kenny Clarke's Sextet (millésime 1956), Oblique. L'original était avec piano mais, comme l'explique avec humour Patrice Caratini, Martial Solal n'était pas libre ce soir. Ce sera donc un sextette avec vibraphone. Là encore on n'est pas dans la musique embaumée : l'hommage est plus que vivant, et inventif. Pour compléter ce programme, Patrice Caratini a prévu une sorte d'interlude, un duo qui associe deux musiciens qui constituent la jeune garde émergente du jazz : le violoniste Robin Antunes et le guitariste Benjamin Garson. Le thème choisi est Think of One, de Thelonious Monk, merveille de forme déstructurée (ou déstructurante) : le duo s'en donne à cœur joie, accentuant autant qu'il est possible le goût du discontinu et de l'imprévu. Et pour conclure cette première partie de soirée, ce sera une promenade autour de Night and Day : deux variations que conclura On a Standard d'André Hodeir, bâti précisément sur la structure de Night and Day. Grand envol improvisé de Matthieu Donarier au ténor, suivi d'une déambulation sophistiquée de Denis Leloup entre les différents tropismes du jazz. On se régale. Le guitariste va dans son solo jouer 'dedans-dehors', une partie de cache-cache avec les harmonies avec une très créative cohérence. Nouvel échange entre sax et trombone, et un solo de contrebasse qui commence, me semble-t-il, par l'évocation très furtive (phantasme de jazzophile névrosé ?) du démarquage d'un autre standard, Bird of Paradise, formé sur le canevas de All The Things You Are. Et un solo de batterie nous ramène vers Hodeir et son On A Standard, où l'amateur retrouve sans peine la trace de Night and Day : c'est un peu comme lorsque l'on entre dans un club pendant un chorus. La ligne harmonique porte le souvenir du thème, et l'auditeur se sent chez lui après quelques mesures.... Fin de la première partie : une demi-heure de pause et l'on reviendra pour le re-création d'une œuvre mythique
Orchestre National de Jazz
Direction artistique Frédéric Maurin
André Hodeir : Anna Livia Plurabelle
Ellinoa (mezzo-soprano)
Chloé Cailleton (contralto)
Patrice Caratini (direction)
Catherine Delaunay (clarinette), Julien Soro (saxophone alto & soprano), Rémi Sciuto (saxophones alto & sopranino, clarinette, flûte), Fabien Debellefontaine saxophones ténor, alto & soprano, clarinette), Matthieu Donarier (saxophones ténor & soprano, clarinette), Thomas Savy (saxophone baryton, clarinette), Clément Caratini (saxophones alto & soprano, clarinette), Christine Roch (saxophone ténor, clarinette), Sophie Alour (saxophones ténor & soprano, clarinette), Claude Egea (trompette, bugle), Fabien Norbert & Sylvain Bardiau (trompettes), Denis Leloup, Bastien Ballaz & Daniel Zimmermann (trombones), Robin Antunes (violon), Stéphan Caracci & Aubérie Dimpre (vibraphones), Benjamin Garson (guitare), Raphaël Schwab (contrebasse), Julie Saury (batterie)
Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 6 mars 2021, 19h
Branle-bas de combat, c'est l'heure du direct. Et la Ministre de la Culture est venue écouter la phalange jazzistique nationale, qui pour la circonstance rassemble des musiciennes et musiciens de diverses générations et divers univers esthétiques. Plaisir de voir que Catherine Delaunay, qui ne connaissait pas Julie Saury est ravie de partager la scène avec elle. On retrouve là cette pertinence du directeur artistique Frédéric Maurin qui, loin de monopoliser l'outil à son profit, a dès le départ accueilli des compositeurs et des chefs pour donner à l'outil son plein sens, variant aussi le recrutement en fonction des programmes. Il confère ainsi à cette institution sa pleine légitimité. L'orchestre est étoffé à la mesure de ce qu'exige la partition : 22 instrumentistes, un chef invité et deux chanteuses bien choisies, autant pour leurs qualités vocales que pour leur sens de l'interprétation et leur connaissance de l'idiome.
Le choix est de revenir à la version originelle, celle diffusée à la radio, qui associait texte francophone et texte original en anglais. La participation prévue à l'époque pour participer au Prix Italia exigeait qu'une partie se fît dans la langue de la radio participante (l'ORTF). Une distraction bureaucratique fit que la France, membre du jury, ne pouvait présenter un projet, et la commande passée au compositeur ne put concourir comme souhaité.... L'enregistrement eut lieu en 1966 (l'orchestre d'abord, et les voix ensuite), et André Hodeir, déçu de voir le projet sans prolongement, sollicita son ami John Lewis, lequel pouvait favoriser une édition phonographique états-unienne, mais en anglais exclusivement. Les chanteuses enregistrèrent donc à nouveau les passages qui étaient en français, cette fois dans leur idiome d'origine. Et les éditions ultérieures, ainsi que la reprise en 1992-93, firent de même.
Cette nouvelle mouture retrouve donc le bilinguisme. Avec le texte de la traduction publiée par Gallimard en 1962, aux côtés d'autres extraits de Finnegan's Wake traduits par André du Bouchet. La traduction utilisée, s'efforçant de transcrire dans notre langue les inventions lexicales de James Joyce, était le fruit de la collaboration de Samuel Beckett, Eugène Jolas, Adrienne Monnier et quelques autres, sous la supervision de Joyce lui-même.
Le concert commence à l'heure dite pour le direct. Dès les premières mesures, je jubile. Je retrouve le plaisir de la veille, augmenté peut-être par l'urgence de la première et du direct. Les deux chanteuses, dans ce début en une sorte de parlé-chanté, interprètent, et qui plus est incarnent, le dialogue des lavandières. Les jeux de rythmes sont permanents. Tantôt la musique épouse la prosodie du texte, tantôt les rythmes s'opposent, se syncopent avec audace et virtuosité. On est happé. Les musiciens sont pleinement investis. Le chef est au cœur de la musique. Les interventions solistes des instruments, qui sont en dialogue permanent avec le texte, ses accents, son rythme, sont d'une expressivité folle. Les séquences se suivent, parfois dans des liaisons abruptes, principe même de cette œuvre qui n'aspire pas au confort mais à la jubilation. Comme la veille, je goûte les joies de l'inconnu sur ce terrain qui m'est un peu familier, à l'affût d'une pépite ignorée dans le passé par mon oreille distraite, mais aussi révélée par la force de cette interprétation collective. Orchestre impeccable, chanteuses en quasi lévitation. Pendant quelques instants j'ai senti chez la mezzo la fatigue d'une voix éprouvée la veille par une générale très généreuse, mais en un clin d'œil son diapason retrouva ses marques et son timbre sa densité. Très grand moment de musique collective, avec mention spéciale aux deux chanteuses, et aux instrumentistes solistes, notamment Catherine Delaunay qui nous enchanta par son expressivité déjà légendaire. Quant à Patrice Caratini, il fut l'âme de ce projet. Son art consommé de fédérer dans l'intensité et l'excellence, avec une précision toujours amicale et bienveillante, force plus que le respect : l'admiration. Du fond du cœur, merci pour ce grand moment de musique qui devait se conclure dans l'extrême intensité d'une invocation à la nuit.
Xavier Prévost
.
La vidéo du concert sur Youtube
https://www.youtube.com/watch?v=plqDC-NMG6Y
.
La réécoute du concert dans l'émission Jazz Club sur le site de France Musique
https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-club/direct-l-onj-joue-andre-hodeir-92567
.
Sur Wikipedia, un article vraiment substantiel sur cette œuvre
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Livia_Plurabelle
.
Le programme détaillé du concert tel qu'édité par Radio France
https://fr.calameo.com/read/006296452c3f5fffa3f95