Pour compléter les comptes rendus précédents, quelques souvenirs et photos des trois derniers jours de l'édition 2018 du 'Nevers D'Jazz Festival', laquelle s'est terminée le samedi 17 novembre par un concert décevant de James Carter (photo ci-dessus), enfermé dans une ostentation qui ne rend pas justice à son (très grand) talent d'instrumentiste et de musicien.
L'avant-veille, jeudi 15 novembre, nous nous étions régalés à l'écoute du trio Ikui Doki, improbable mélange d'instruments (sax/clarinette, basson/voix, harpe celtique) au service d'un cocktail musical où Debussy croise le répertoire Renaissance avec des escapades vers le jazz, les éclats du rock, et autres musiques d'aujourd'hui. Six heures plus tard le saxophoniste du trio, Huges Mayot, présentait sur une autre scène son groupe « What if ? », où le piano électrique de Jozef Dumoulin, métamorphosé jusqu'à l'inouï par une savante cohorte d'effets, fait écho à la batterie de Franck Vaillant, qui habille le binaire d'aventureuses polyrythmies, et à Joachim Florent, dont la guitare basse chante et gronde à souhait.
Re Focus, le groupe avec cordes de Sylvain Rifflet, était sur les traces de « Focus » d'Eddie Sauter. Le saxophoniste a su évoquer Stan Getz sans demeurer prisonnier du concept, et tout en faisant sa propre musique. Nous avons ensuite écouté l'accordéoniste Daniel Mille (avec trois violoncelles, et la contrebasse de Diego Imbert) dans un hommage d'un lyrisme appuyé au compositeur-bandonéoniste Astor Piazzola.
Le lendemain midi, la journée de concerts commençait avec Laura Perrudin, harpiste-chanteuse en solo, virtuose des effets électroniques et des boucles superposées (tout en temps réel, pas de séquençage) : belle leçon d'usage technologique qui ne brime ni l'expression ni le talent. En fin d'après-midi, au théâtre, Gauthier Toux donnait en trio un bel aperçu de ses talents de pianiste, de compositeur et d'improvisateur.
Retour ensuite à la Maison de la Culture pour écouter le grand orchestre 'Collectiv' du vibraphoniste Franck Tortiller, très belle machine bien rôdée, avec de très bon solistes (beaucoup de jeunes talents bourguignons), et une musique qui caracole de Mingus à Zappa en passant par les compositions du leader, lequel n'a oublié ni Gil Evans, ni le big band 'Word Of Mouth' de Jaco Pastorius, ni le 'Vienna Art Orchestra', dont il a été membre pendant des années. Et la soirée s'est terminée en beauté avec le saxophoniste Steve Coleman et son groupe 'Five Elements', avec un parcours labyrinthique entre les rythmes mouvants, les cellules mélodiques, les leitmotive et le saillies improvisées, avec çà et là des standards, à la lettre (Cheek to Cheek), ou au contraire passés à la moulinette (Giant Steps), et en rappel un Salt Peanuts très direct, dans la pure tradition bop, histoire de rappeler que la prospective musicale conserve la mémoire du jazz : passionnant d'un bout à l'autre !
Le lendemain, dernier jour du festival, le concert de midi (et quart !), dans la petite salle de la Maison de la Culture, accueillait Claude Tchamitchian dans un solo d'une formidable richesse musicale, joué sur la contrebasse du très regretté Jean-François Jenny-Clark, basse prêtée par Anne Jenny-Clark.
Un prêt motivé par le recours à un accordage particulier, qui enrichit les horizons de l'improvisation, mais ne permet pas d'utiliser un instrument que l'on joue régulièrement avec l'accordage traditionnel en quartes. Claude Tchamitchian a parcouru sa propre histoire, avec des références à ses deux disques en solo, à ses racines arméniennes, et il a aussi évoqué les rythmes du Sacre du printemps : un grand moment de musique.
En soirée un autre contrebassiste assurait dans la grande salle la première partie. le Suédois Lars Danielsson a donné en quartette une musique lyrique, souvent fondée sur de motifs simples, propices tremplins à de belles digressions pour lui et ses partenaires. Et le festival s'est terminée avec James Carter, entre des compositions de Joe Sample ou Roland Kirk, et un rappel sur Nuages de Django Reinhardt. Déception (évoquée plus haut) du chroniqueur, même si une bonne part du public semblait ravi....
Troisième journée chargée pour le chroniqueur, tout absorbé par les travaux d'écriture en retard pour cause de pérégrinations endeuillées. Arrivé sur place quand le public a quitté la salle, j'aurai manqué la version de L'Histoire du Soldat donnée par le Quartet Novo, sur le texte de Charles-Ferdinand Ramuz, avec une musique du contrebassiste Pascal Berne et des allusions à la version de Stravinski. Mais au cours de la journée j'aurai largement profité des autres concerts, avec le duo Foltz-Mouratoglou, le quartette de Benjamin Flament, le groupe de François Corneloup, et le trio DaDaDa de Roberto Negro.... sans Roberto Negro !
JEAN-MARC FOLTZ & PHILIPPE MOURATOGLOU «Legends of the Fall»
Jean-Marc Foltz (clarinette, clarinette basse), Philippe Mouratoglou (guitares, voix)
Nevers, Maison de la Culture, salle Jean Lauberty (petite salle), 14 novembre 2018, 12h15
Ce n'est pas «midi le juste» cher à Paul Valéry, c'est midi et quart, l'heure du concert, mais le recueillement est le même, et le paradoxe de Zénon («cruel Zénon ! Zénon d'ailée....» est à l'œuvre : comment le mouvement est-il une succession d'instants immobiles ? La réponse du duo est limpide : inspirées par le recueil de nouvelles de Jim Harrison (traduit en français sous le titre Légendes d'automne), ces musiques souvent plus que lentes, et tissées d'une infinité de nuances ténues, presque statiques, nous mettent en mouvement ; le mouvement de l'émotion ; bref elles nous émeuvent. Les compositions sont empruntées majoritairement au disque éponyme, enregistré en 2107. Philippe Mouratoglou opère par touches successives d'harmoniques extrêmement riches, très bien servies par la sonorisation, et la clarinette basse déploie sont chant, retenu et intense. On est au royaume de la nuance, comme composante de l'expression forte, et lyrique. Lyrique aussi sera cette pièce assez folky dédiée à Joni Mitchell, puis une composition extraite du nouveau CD «Nowaten», qui paraîtra deux jour après le concert : chaque note de guitare est comme sculptée, et les traits de clarinette sont autant de prières à une divinité de l'émoi. J'entends ici souffler l'esprit de Don't Explain, immortalisé par Billie Holiday autant que par Helen Merrill. La résolution harmonique est susurrée, comme une ultime confidence. Au retour de la clarinette basse, dans la pièce suivante, percera une certaine passion impétueuse, mais sans se départir jamais du Grand Art de la nuance. Suivra un espace d'improvisation modale évocatrice d'horizons infinis, et en fin de concert, avant et pour le rappel, la voix de Philippe Mouratoglou nous offrira deux blues de Robert Johnson que le duo avait enregistrés en 2012 avec le renfort de Bruno Chevillon : plasticité du timbre, beauté de l'expression, le guitariste est aussi un chanteur proche de la perfection. Et les clarinettes disent avec évidence la beauté d'un chant retenu autant qu'expressif. Comme une idée, dicible autant qu'il se peut, de la beauté.
Pendant l'émission Open Jazz où Alex Dutilh reçoit, en direct sur France Musique depuis le bar de la Maison de la Culture, Sophia Domancich, Michele Rabbia et François Corneloup, va commencer au théâtre, à quelques centaines de mètres de là, tout près du Palais Ducal, le concert du groupe de Benjamin Flament.
Nevers, Théâtre municipal, 14 novembre 2018, 18h30
On connaît ici, et un peu partout en France, Benjamin Flament, un enfant du Pays nivernais révélé notamment, au vibraphone, au sein de l'ensemble Radiations 10, avec lequel il avait joué dans ce théâtre, avant sa fermeture pour travaux, voici une dizaine d'années. On le retrouve devant un set de percussions de sa fabrication, où la grosse caisse et d'autres éléments de batterie côtoient un ensemble de cloches, et autres objets mystérieux. En ouverture, un ostinato rythmique de l'euphonium débouchera sur un intermède ouvert des autres instruments, avant un retour du rythme via le trombone. Le rythme est ici prépondérant, mais pas métronomique : on oscille entre l'esprit des musiques répétitives états-uniennes et la roue excentrée, et excentrique, dont le mouvement hante parfois la musique baroque jusqu'au vertige. Le dialogue entre les instruments est vif, et presque permanent. Quelques minutes plus tard le violoncelle donnera, en pizzicato, une suite de notes qui paraissent surgies d'une partita de Bach. Rejoint par la guitare, les percussions, puis le trombone pour une mélodie mélancolique et une série de variations, le groupe nous entraîne ensuite dans une atmosphère qui rappelle Purcell. Après une entrée du groupe par effraction dans le thème suivant, comme dans une intro de King Crimson, les solos se déchaînent et se répondent. Dans ce répertoire inspiré par les chants pygmées, les fermiers tanzaniens et d'autres musiques issues d'un monde lointain, Benjamin Flament fait place à l'évocation d'un petit village de la campagne nivernaise : lente cérémonie lyrique, pleine d'intensité et de grâce. Vient ensuite un tumulte dans une énergie presque destroy : le rythme installé, avec une série de ruptures, le tromboniste se saisit d'une sorte de flûtiau ou de sifflet à coulisse qui emballe le rythme jusqu'au déchaînement, avant retour en accalmie de tous vers la coda. Et nous serons ainsi conduits jusqu'au terme du concert, de nuances lyriques en fracas, avec détour par l'esprit du rock progressif, et tout au long des rythmes saisissants, des couleurs inattendues, et des solistes d'une belle expressivité. Réussite totale donc, pour ce groupe auquel on peut promettre un bel épanouissement artistique.
Nevers, Maison de la Culture, grande salle, 14 novembre 2018, 20h30
Le pianiste Roberto Negro, leader et compositeur du groupe, étant retenu en Italie par la naissance, la veille du concert, de sa fille Rossella, c'est Manu Codjia qui palliait son involontaire défection. Il faut dire que le guitariste est, depuis des années, un ami et complice musical d'Émile Parisien, autre pilier du trio, auquel incombait la lourde tâche de présenter le répertoire du leader, avec un humour décalé. Changement d'instrument, et de musicien, sur les mêmes compositions : la musique s'en trouve transformée, mais l'esprit demeure, qui mêle parfaite musicalité, audace, fantaisie et extrême intensité lyrique. Le saxophoniste est évidemment au premier plan quand il s'agit de s'envoler dans l'impro sans filet, jusqu'au vertige (et jusqu'à retomber sur le temps après mille pirouettes). Manu Codjia n'est pas en reste, qui tisse des arpèges et des harmonies proches de l'inouï derrière chaque soliste, sans s'interdire des éclats considérables quand l'espace s'offre à lui. Et Michele Rabbia, aux percussions comme à l'électronique, s'engouffre dans cet espace nouvellement inédit pour libérer sa verve, aussi turbulente que poétique. Bravo les g ars, Roberto sera fier de vous, et de l'amitié que vous lui avez témoignée en étant, en cette circonstance particulière, plus qu'à la hauteur de l'enjeu, en donnant un très très beau concert.
François Corneloup quintet pendant la balance
FRANÇOIS CORNELOUP QUINTET «Révolut!on»
François Corneloup (saxophone baryton, composition), Sophia Domancich (piano électrique), Simon Girard (trombone), Joachim Florent (guitare basse), Vincent Tortiller (batterie)
Nevers, Maison de la Culture, grande salle, 14 novembre 2018, 22h15
Un nouveau groupe, dont la primeur fut donnée à l'Europajazz du Mans en mai dernier. Et la suite d'une aventure qui continue, de concert en festival (Nantes, Jazz'Hum'Ah !, Berlin....). Musique sous influences multiples, en raison notamment de la présence au sein du groupe de trois jeunes musiciens, aux côtés de celui et celle qui sont des 'pointures' avérées de la scène hexagonale (et européenne) depuis quelques lustres. Musique très vivante, aux foucades bienvenues, au lyrisme vrai, qui va se déployer très ardemment, entre les improvisations cuivrées de Simon Girard, le foisonnement polyrythmique de Vincent Tortiller, la pulsation irrépressible de Joachim Florent, ce délicieux mélange de rage et de douceur propre à François Corneloup, et le parcours aventureux de Sophia Domancich, sur tempo lent comme dans les déboulés sur le fil. Bref une belle musique qui vous attrape et ne vous lâche plus, à déguster 'sur le vif', en attendant un disque à venir : pas de précipitation, c'est la vie de la scène qui porte un tel projet à son point idéal maturation.
Xavier Prévost
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Ce concert sera diffusé dans le 'Jazz Club' de France musique le samedi 17 novembre 2018 à 19h, puis disponible ensuite en ligne
Ce jour-là le chroniqueur, contraint de déserter Nevers de l'aube jusqu'au début de soirée pour assister à la crémation d'un proche dans le Grand Est, a manqué les concerts de la Compagnie Ektos, et de François Perrin. Huit heures de train entre l'aller et le retour, dont presque une heure d'arrêt sur les voies pour cause d'incident de signalisation, et le poids d'un deuil : journée longue et lourde, dont le concert du soir fut l'heureuse conclusion.
RÉGIS HUBY 'The Ellipse', Music for large ensemble
Plaisir de revenir dans ce théâtre rénové auquel on a rendu ses ors, et pour une aventure musicale assez exceptionnelle. J'avais manqué la création à Malakoff l'an dernier pour cause d'indisponibilité, et quand ce fut donné à Marseille, au festival 'Les Émouvantes', j'avais du quitter la ville au matin du concert pour cause d'obligations diverses. Bonheur donc de réparer un double ratage personnel.
L'œuvre est monumentale : plus d'une heure en trois mouvements enchaînés. Et pourtant l'attention est captée, à tous les instants. On part d'un mouvement répétitif dont la présence sera récurrente, au fil du concert. Un balancement qui se compte souvent, me semble-t-il, en rythmes multiples de 3 : 6/8, 12/8. C'est mouvant, et c'est moteur. Je retrouve de très anciennes impressions d'écoute des années 70 : 'Centipède', le groupe aux cinquante musicien(ne)s de Keith Tippett, ou dans un autre registre, et quelques années plus tard, Einstein on the Beach, de Philip Glass. Illusion d'amateur ? Peut-être, mais c'est cela qui parle à ma mémoire. De ce mouvement pendulaire surgissent, par glissement progressif ou effraction douce, des improvisations, en solo ou en duo (Sylvaine Hélary en dialogue avec Bruno Angelini ou Claude Tchamitchian). Et aussi, à un moment du concert, un quintette à cordes qui rassemble le trio issu du Quatuor Ixi (Régis Huby, Guillaume Roy et Atsushi Sakaï) et les deux contrebassistes à l'archet. Par le crescendo et le decrescendo, avec la pertinence de l'à propos, et sans la lourdeur de l'effet, s'installe une dramaturgie qui porte la musique de phase en phase, sans que jamais la rigueur assumée de la forme n'étouffe la vitalité de l'ensemble par un formalisme corsetant. Cela tient probablement, outre les grands talents de compositeur de Régis Huby, au fait qu'il a su rassembler autour de lui des instrumentistes qui sont d'abord des artistes, qui dirigent souvent leurs propres groupes dans des musiques originales et exigeantes, et sont aussi de formidables improvisateurs/trices. Outre les noms déjà cités, on se doit d'ajouter Catherine Delaunay, Matthias Mahler, Olivier Benoit, Jean-Marc Larché, Michelle Rabbia.... mais il faudrait citer tout l'orchestre ! On est frappé par l'engagement individuel de chacune et de chacun dans ce projet collectif, animé par l'un des leurs (beaucoup ont côtoyé le compositeur dans des groupes, et les connivences croisées sont nombreuses), et c'est là que semble résider l'absolue réussite : pas un orchestre d'égos, mais un groupe d'égaux, mus par l'amour exclusif de la musique. Réussite artistique absolue, saluée par un public aussi attentif qu'enthousiaste, et après le concert, dans le foyer du théâtre où l'artiste rencontrait le public, Régis Huby a parlé de sa musique de manière lumineuse et limpide.
Plaisir de retrouver les Bords de Loire dans une atmosphère d'été indien quand il fait un pluvieux temps d'automne en région parisienne.
L'embellie sera de courte durée car la pluie rejoindra Nevers dans l'après-midi, mais le plaisir reste intact.
Thomas de Pourquery par Erwann Gauthier
Après une visite de l'exposition 'La Couleur du Jazz', dessins, peintures et photos d'Erwann Gauthier, le moment est venu d'écouter Édouard Ferlet.
ÉDOUARD FERLET solo «Think Bach op. 2»
Édouard Ferlet (piano, piano préparé)
Nevers, Maison de la Culture, petite salle, 12 novembre 2018, 12h15
En préambule, Édouard Ferlet s'adresse au public, pour dire son plaisir d'être là (après une premier concert deux jours plus tôt au sein du trio 'Aïrés') pour donner en solo ce programme autour de la musique de Jean-Sébastien Bach. En cours de concert, il dévoilera par ses commentaires les différentes modalités de sa démarche de réinterprétation-digression-improvisation. Et il élucidera encore les mystères de l'arrière-cuisine artistique une heure plus tard, lors de la rencontre quotidienne entre le public et les artistes de ces concerts de 12h15. Le programme est celui du second volume sur CD («Think Bach, Op .2», Mélisse, 2017) d'un travail amorcé voici plus de 6 ans. Mais le concert en donne une version différente, dans la mesure où se mêlent des parties écrites originelles (celles de Bach), des parties transformées par la réécriture, et de larges espaces improvisés dans l'instant. D'ailleurs le concert commence par une improvisation, que le pianiste juge indispensable à sa mise en condition, pour déboucher sur fragment de Bach qu'il va tournebouler à souhait. Vient ensuite une séquence de piano préparé : la préparation se fait selon l'inspiration de l'instant, tout en parlant au public, pour éviter de perdre le contact. Là encore un thème de Bach se révèle, mais dans un phrasé inattendu, et avec des rythmes d'un autre univers. Et au fil des pièces Bach va croiser des gammes hispanisantes, des reconstructions thématiques bouleversées par un travail sur les partitions assisté ordinateur, un effet de bourdon provoqués par un mystérieux excitateur électro-magnétique, et différentes aventures sonres autour des Variations Goldberg. Et en rappel, en nous offrant une relecture respectueuse du Cinquième Concerto pour clavier et de son célèbre Largo, Édouard Ferlet va nous rappeler, d'une manière presque militante (et il a raison !) que Bach était un grand mélodiste. Bref, du début à la fin du concert, c'était une déclaration d'amour à la musique, et à celle de Bach en particulier, bien sûr !
THÉO GIRARD TRIO
Théo Girard (contrebasse), Antoine Berjeaut (trompette,bugle), Sebastian Rochford (batterie)
Nevers, Auditorium Jean-Jaurès, 12 novembre 2018, 18h30
Le trio va jouer essentiellement le répertoire du disque «30YearsFrom», enregistré en 2016. La musique est très directe, fondée sur une assise magistrale de la contrebasse, et une pulsation presque métronomique (mais non dépourvue d'écarts jouissifs) de la batterie. L'atmosphère est parfois celle des groupes qui firent la joie des jazzophiles des années 60 et 70, tendance Ornette/Don Cherry. Mais le propos musical n'est pas enfermé dans de telles références. Le goût des exposés segmentés et des phrases anguleuses, goût surgi dans les décennies suivantes, dit assez que l'on n'est pas dans la nostalgie. C'est vivant, très vif même, on vogue volontiers vers d'autres horizons. La trompette, et parfois le bugle, d'Antoine Berjeaut s'y emploient, déployant des lignes sinueuses au bout desquelles s'inscrit l'évidence de la forme. La contrebasse est ferme dans son rôle leader, mais elle n'écrase pas le sens collectif. La batterie semble imperturbable, et pourtant de joyeuses saillies émaillent son apparente impassibilité. On entendra dans l'une des pièces une atmosphère de marche écossaise qui sied aux origines du batteur, et pour le rappel Sebastian Rochford nous offrira, après un début binaire et plein de groove, un solo très ouvert qui s'envolera vers les explosions free jusqu'à revenir, decrescendo, vers un tempo plus classique. Musique vivante donc, et saluée chaleureusement comme telle par le nombreux public.
Les salles sont pleines, Le Jounal du Centre ne ménage pas ses efforts en faisant écho au festival, Philippe Jeanjean fait de même chaque soir à 17h30 sur la radio locale Bac FM, et le 14 novembe France Musique sera en direct du bar de la la Maison de la Culture.
Plaisir de revenir au théâtre après une longue période d'indisponibilité pour cause de rénovation. La salle 'à l'italienne' a retrouvé son éclat, mais les quelques strapontins qui complètent les rangées de sièges sont d'un inconfort problématique avec leur assise inclinée vers l'avant ; pas dramatique, d'autant que l'intensité du concert m'a fait oublier ce désagrément.... jusqu'au moment où je me suis levé : ma sciatique s'est réveillée en cette occasion !
'Living Being', le quintette de Vincent Peirani, est au milieu d'une tournée très étoffée qui parcourt la France, mais aussi la Suisse, l'Allemagne.... La vive intensité du groupe lui vaut une attention largement méritée. Le répertoire du concert est celui du second disque du groupe, «Night Walker» (Act/Pias distribution). Le concert ne duplique pas le disque, loin de là, l'ordre sera différent, même si comme le cd il commence avec Bang Bang, chanson des années 60 restituée avec un arrangement minimaliste d'une très grande finesse. Le ton est donné : très forte expressivité des solistes, dans un climat de groupe où chaque note et chaque accent rythmique sont au service de l'expression collective. Dans Unknown Chemistry, après un dialogue dense et mesuré entre Vincent Peirani et Tony Paeleman, la tension monte vers un tutti pop-rock où Émile Parisien va s'engouffrer jusqu'au vertige. La gestuelle hyper expressive du saxophoniste (indissociable de l'expressivité de son solo) contraste avec le côté plus statique de l'accordéoniste, qui propulse l'intensité de son expression sans en donner de signes extérieurs. Même chose quand Vincent Peirani se saisit de l'accordina, sorte d'accordéon à bouche ou de mélodica à clavier d'accordéon. L'échange avec le soprano est très intense. Après une ritournelle cubiste vient le suite concoctée autour de deux monuments du répertoire de Led Zeppelin, Kashmir et Stairway To Heaven. On monte encore d'un cran dans l'intensité, et Tony Paeleman met littéralement le feu avec une impro volcanique. Le groupe soigne les contrastes entre ces moments paroxystique et d'autres où, pour être moins violentes, les émotions ne sont pas moins intenses, par exemple pour le fameux air du génie du froid, tiré du King Arthur de Purcell : on part d'une intensité très mesurée, où l'accordéon joue parfaitement son rôle de 'boîte à frissons', puis dans un crescendo implacable le saxophone soprano nous conduit jusqu'à la transe extatique. Public emballé, à juste raison, deux rappels, et sensation palpable de bonheur chez toutes les personnes présentes.
Il est de retour le festival du label marseillais EMOUVANCE et les souvenirs affluent, du temps où je collectionnais, chroniquais les albums de ce label indépendant créé en 1994 à Marseille par le contrebassiste Claude Tchamitchian, Gérard de Haro (La Buissonne) et Françoise Bastianelli : je découvrais alors ces musiques affines, improvisées, plutôt éloignées du jazz classique que j'affectionnais et aime toujours au demeurant. J'ai pu rencontrer ainsi des musiciens emblématiques du label (40 albums à ce jour) : Claude Tchamitchian créateur, âme vive du label et du festival, mais aussi le clarinettiste Jean-Marc Foltz ("Virage facile", mon premier coup de cœur du label), le pianiste Stephan Oliva, les guitaristes Philippe Deschepper, Raymond Boni qui, avec Eric Echampard jouait l'extraordinaire "Two Angels for Cecil", le saxophoniste Daunik Lazro....Hommage aux cultures méditerranéennes (bien avant le Mucem) et pas seulement, avec d'autres voix, d'autres frères de son, à défaut de sang.
Evoquons aussi les pochettes abstraites du label, sa charte graphique unique (police Bodoni) qui se marie si bien avec la ligne musicale d'Emouvance.
Toujours voir la musique en action et cette année plus que jamais, la thématique de cette édition étant la poétique du mouvement avec des croisements féconds entre les différentes disciplines, texte, danse, vidéos, graphismes. A chaque fois, des concerts mis en lumière, en espace, en son, avec de l’imprévu, de l’improvisation, des musiques troublantes, réglées au cordeau, vivantes.
Singulière proposition que ces EMOUVANTES, dont c’est la sixième édition. Le festival a commencé en 2012 à la Friche de la Belle de Mai, autre lieu emblématique et branché de la cité phocéenne et depuis l'an dernier, pour le plus grand plaisir de tous, dans la chapelle néoclassique du lycée Thiers, côté prépa, la chapelle des Bernardines, au coeur de la ville, à côté du cours Julien, de la Canebière, non loin de l’Alcazar et du Vieux Port . Un festival désireux de s'ancrer dans la région SUD (on ne dit plus PACA) et de faire découvrir des musiques inouïes ici.
L'ami Xavier Prévost a rendu compte des concerts des deux premières soirées. Je partage son enthousiasme pour les deux concerts de jeudi soir (ma première soirée) le formidable "The Emovin Ensemble" qu'Andy Emler nous présenta avec son humour et sa pédagogie particuliers. Création, musique commandée par l'ami et partenaire "Tcham" du Mégaoctet. Un hommage au mouvement, dynamique fondamentale de la vie. Avec l' é motion évidemment.
Un nouveau groupe est né avec ces 5 superbes solistes autour du pianiste : Dominique Pifarély, Eric Echampard, Mathieu Metzger et Sylvain Daniel.
Quant au concert de la première partie, il s'articule autour de la musique du compositeur allemand Hans Werner Hemze, c'est à un travail d'arrangement pour son quartet, The Henze Workshop" que s'est livré le saxophoniste Stéphane Payen, à partir des neuf pièces ou courts mouvements originaux, "Sérénades". Un concert en miroir avec la contrebassiste Charlotte Testu, révélation de la soirée.
Samedi 29 septembre
AUTOUR DE JOHN CAGE
LE QUAN NINH SOLO (19h00)
Voilà bien une musique que je n'écoute pas naturellement, programmée ce soir dans le cadre de la chapelle des Bernardines à l'acoustique exceptionnelle. Quand on évoque la musique contemporaine, on tombe vite dans des clichés, inaudibles ces sons frottés, nouveaux, mystérieux? Sérielle, répétitive, concrète, minimaliste, comment la qualifier? Il y a tellement de variétés possibles qu'il est sans doute utile d'avoir quelques éclaircissements.
Pendant une heure environ, quatre pièces seront présentées par le percussionniste qui ne dit mot, que l'on sent extrêmement concentré, autour d'un dispositif centré autour d'une grosse caisse, d'un triangle monté sur un axe muni de deux micros et d'une caisse claire.
Comme à chaque fois que je suis confrontée à ces musiques expérimentales et contemporaines (pièces de la fin des années 80), j'essaie de suivre les mouvements du musicien, de comprendre ce qu'il fait, d'analyser ses gestes, la façon dont il bouge et anime ses instruments (cymbales, baguettes, pommes de pin, bols), de définir ce que j'entends: crissements, chuintements, frottements, stridences, effleurements, froissements, frémissements....variant en intensité, en volume, fréquence, durée. Il me semble paradoxalement que j'entends mieux les yeux fermés, immergée dans ce son qui ne me paraît pas naturel pour autant. Il ne provient pas de la rue, il n'est pas fabriqué par accident mais construit par un processus que je ne comprends pas. Qui correspond cependant à une performance, un voyage au coeur du son plus que du souffle (je repense à Scelsi par exemple).
La pièce autour du triangle me frappe, elle dure très longtemps me semble t-il : je me demande comment le musicien arrive à jouer sans s'arrêter, en frappant de petits coups secs avec une sorte de stylet, sur l'un des côtés du triangle, l'autre main maintenant immobile l'autre côté. Ce bruit répété nous immerge dans des harmoniques étranges qui restent supportables cependant.
Le concert fini, je me prépare à sortir alors que des spectateurs passionnés venus pour entendre du Cage, s'approchent de la scène et commencent à poser des questions au percussionniste. Je les rejoins et j'ai alors la réponse à certaines de mes interrogations.
La pièce qui m'a fascinée est une composition d' Alvin Lucier (1988), pionnier dans le domaine de la performance instrumentale, avec notamment une notation rigoureuse des gestes des instrumentistes. Il brode ici une variation très précise autour d'une évocation d'un tramway. Soudain, je visualise ces bruits secs, tintements précis et incessants, j'entends Judy Garland évoquer la cloche dans "TheTrolley Song"de Meet me in Saint Louis de Vincente Minelli. Etrange rapprochement de temps et de musiques.
La pièce de LUCIER qui dure 15 minutes est dirigée selon un mode opératoire très précis qui dicte et impose des contraintes : jouer sur l'alternance de 5 paramètres, en n'en variant qu'un seul à la fois, toutes les 20 ou 25" : il s'agit du temps, de la vitesse (320 à la minute), de l'étouffement ou amortissement du son ("damp" en anglais), du "damp location" (à savoir l'emplacement des doigts pour étouffer le son), du "beater location" (la position de la batte). Pour jouer du triangle, le percussionniste dispose d'une batte, court stylet précis, oblique à un bout. Travail qui demande une concentration extrême, un calcul mental incessant pour effectuer les changement imposés. Il nous avoue d'ailleurs s'être trompé sur la fin d'une pièce, introduisant ainsi une entropie tout à fait regrettable. Évidemment, lui seul a pu le noter... Cette musique sérieuse suit des règles implacables, "oulipo" transposé où la fantaisie pourrait se glisser, tout en restant sensible au son en tant que phénomène physique. S' il s'agit de jouer avec les contraintes pour créer des résonances et sensations inédites, l'improvisation ne peut-elle pas suivre divers chemins, donnant place à un autre univers de possibles?
Lē Quan Ninh sort aussi la partition de John Cage intitulée Composed improvisaton for Snare Drum Alone (1990) et un coup d'oeil rapide montre la complexité du modèle.
Seules les pièces sur la grosse caisse sont des improvisations qui sont élaborées avec soin, selon une gymnastique parfaite. Où le musicien devient athlète du geste. Et non plus seulement artiste peintre du son.
REGIS HUBY BIG BAND
"THE ELLIPSE" (21h00)
Quel plaisir de retrouver le violoniste Régis HUBY avec ce nouveau projet, présenté pour la première fois à Malakov l'an dernier, au Théâtre 71, Scène Nationale! Il a réuni une troupe, un big band de 15 partenaires formidables, qu'il a pu apprécier ces dernières années dans divers projets. C'est en effet en pensant à ces rencontres, ces bouts de vie partagés, ce cheminement commun qu'il a conçu cette pièce de près d'une heure quinze, gigantesque travail de composition architecturé avec le plus grand soin. Sa direction possède ce qu' il faut de tension, de passion pour emporter celle des spectateurs.
Pour ces retrouvailles qui s'enrichissent de toutes les expériences traversées, il a envisagé des regroupements en unissons éclatants, des montées en puissance enivrantes jusqu'au vertige mais aussi des parcours fragmentés, lignes de fuite comme dans les solos si différents des deux guitaristes (sur les bords supérieurs de la scène en amphithéâtre), le délicat travail "folk" qui raconte toujours une histoire, de Pierrick Hardy sur guitare acoustique et les sorties de route toujours intenses, précises de Marc Ducret, que Régis Huby qualifie de "soliste concertiste".
Tous se retrouvent avec un plaisir évident pour servir la musique qu'ils aiment, celle de Régis Huby en l'occurrence, le grand ordonnateur de cette ellipse musicale. Une forme circulaire, en tension et détente, avec reprises, variations, répétitions subtilement décalées...Il est "très reichien" me confiera backstage Guillaume Séguron, tout en soulignant la vitalité, le lyrisme de cette écriture pleine, dense, presqu'opératique (on peut penser à des envolées verdiennes) qui travaille sur l'épuisement des motifs rythmiques entre écriture continue et giclées d' improvisation. Un travail soigné, cohérent, édifié sur la recherche des timbres, couleurs et textures qui s'emboîtent selon la forme d'une suite en trois mouvements, avec un scherzo au centre. De toutes les manières, Régis Huby a pensé à chacun, leur laissant ainsi donner la pleine mesure de leur talent.
Quand on entre dans la salle, on est saisi par la taille de l'orchestre et la disposition particulière des pupitres étudiée pour que tout converge vers les basses, le grave et une certaine frénésie rythmique : ainsi pour la première fois, le tromboniste Matthias Mahler est au centre du plateau.
Seul cuivre de l'ensemble, il apporte la chaleur, l'opulence et le moelleux de la chair, serré de près par la clarinette basse, profonde (Pierre François Roussillon). Derrière lui, le vibraphoniste et marimbiste Illya Amar joue un rôle moteur dès l'ouverture, s'élançant d'un instrument à l'autre, plus impressionnant encore que le batteur Michele Rabbia, renfort puissant. Au dernier registre, les deux contrebasses côte à côte, solidaires et complémentaires jouent alternativement en pizzicati et à l'archet (Guillaume Séguron et Claude Tchamitchian). Doubler certains instruments pour étoffer les graves, assurer l'assise, le socle de l'orchestre. Mais étoffer n'est pas répéter, les guitares ne jouent pas le même rôle, la clarinette claire et joueuse de Catherine Delaunay ne se confond jamais avec le son insolite du flûtiste Joce Mienniel modifié par les effets contrôlés aux pédales. Il agit souvent en interaction avec Bruno Angelini, souple transformiste au piano, fender et litlle phatty, dans des duos poétiques, privilégiant fluidité et énergie.
Si on peut penser à un orchestre symphonique, la répartition est originale, les cordes étant limitées aux seules présences vibrantes du violon, alto et violoncelle, respectivement Régis Huby, Guillaume Roy et Atsushi Sakaï (compagnons du quatuor IXI).
Vous l'aurez compris, on ne saurait trouver meilleure façon de terminer le festival avec ce concert euphorisant. On n'a pas pu quitter le plateau des yeux et l'on sort un peu sonnée, mais totalement réjouie. Comme dans toutes les fins de festival, nous nous attarderons longtemps autour de petites tables, en un salon improvisé, dans la nuit douce qui remue, à parler du concert, les musiciens improvisant de petites "masterclasses" décontractéees pour nous tous, public, photographes, rédacteurs, organisateurs, amateurs. Un "debriefing" amical et chaleureux : il y eut dans cette oeuvre, quelque chose d'insaisissable, de libre et de créatif, quelque chose de contagieux dont les musiciens se sont emparés avec délectation.
Un de ces moments rares que l'on aime à partager. Vivement l'édition prochaine...
Pour le banlieusard francilien, l'aventure sudiste commence souvent Gare de Lyon. Aventure plus que modeste, mais toujours divertissante. Le TGV 6107 est annoncé avec 20 minutes de retard Hall 2. J'y cours. Puis on annonce le train Hall 1. Là je constate que le piano droit a disparu, et qu'il est remplacé, à quelques mètres de là, par un tout petit piano à queue d'une autre marque japonaise : la concurrence des industries du piano fait rage, même dans les gares....
Finalement le train partira avec 28 minutes de retard. Comme il ne s'arrête pas avant Avignon TGV, on peut envisager un rattrapage partiel, mais un train en panne sur les voies quelques dizaines de minutes plus tard portera le handicap à 49 minutes ! J''espère arriver assez tôt pour déjeuner comme prévu avec mon vieux pote (nous avons le même âge, et nous nous sommes rencontrés à Lille au début des années 70) Philippe Deschepper, natif de Roubaix, et devenu Marseillais voici quelques années.
Un repas amical avec Philippe, Cours Julien, pour parler du bon vieux temps, mais aussi du présent, et des Amis (dont le très regretté Jacques Mahieux, qui nous enchanta l'un et l'autre par ses talents de batteur et de chanteur, sa culture et sa verve poétique). On se retrouvera au concert du soir, aux Théâtre des Bernardines, dans la chapelle de l'ancien couvent édifié au XVIIIème siècle.
Le festival Les Émouvantes est un festival très singulier, et même unique : programmé par Claude Tchamitchian, un musicien de haut vol (et qui ne se sent pas obligé de s'auto-programmer). Il place la création et l'exigence musicale au centre du débat. Le thème de l'édition 2018, c'est le mouvement, source de l'émotion. Il va se décliner, en toute musicalité durant 4 jours. Et votre serviteur eut le grand plaisir d'assister aux deux premières soirées.
DUO BARRE PHILLIPS (contrebasse) & JULYEN HAMILTON (danse)
Marseille, Les Bernardines, 26 septembre 2018, 19h
Avec ce premier concert-spectacle, on entre dans le vif du sujet, le mouvement. La contrebasse ouvre l'espace musical avec un pizzicato affirmé, mais aussitôt le danseur surgit, ouvrant le terrain de jeu, restreint pour l'instant à un cercle de lumière tombant droit des cintres. Le danseur est au centre, et le bassiste dans la marge bordurière (comme on dit au Québec, dans le Jura suisse, et dans les anciens baux ruraux de ma Picardie natale). Le contrebassiste californien aura bientôt 84 ans, le danseur britannique a quelques années de moins, mais ils sont comme du vif argent, sans que l'on sache jamais qui mène la danse : la danse ou la musique ? Voici le contrebassiste qui entre dans l'espace lumineux, désormais élargi. Corps du danseur en mouvements lents, comme une prière ou une offrande, puis course poursuite entre la basse bruitiste et le corps. C'est tout un jeu de dialogues, rythmés par le surgissement de triangles de lumière ou de couleur : humour, profondeur, poésie et fantaisie se mêlent, c'est un pur bonheur pour les yeux et les oreilles, pour l'intelligence et l'émoi. Ces deux là ont derrière eux vingt années de connivence. Cela se sent, cela se voit, cela s'entend : public conquis, émerveillé, chroniqueur inclus !
DOMINIQUE PIFARÉLY SEPTET «Anabasis»
Dominique Pifarély (violon, composition), Bruno Ducret (violoncelle), Sylvaine Hélary (flûte, flûte alto, piccolo), Matthieu Metzger (saxophones soprano et alto), François Corneloup (saxphone baryton), Antonin Rayon (piano, synthétiseur), François Merville (batterie).
Marseille, Les Bernardines, 26 septembre 2018, 21h
Ici encore, le mouvement est au plus vif du sujet. L'anabase, c'est le parcours depuis la mer vers l'intérieur des terres, la remontée pour la conquête. Dominique Pifarély, grand amateur de poésie profonde, ne fait référence ni à Xénophon ni à Saint-John Perse, mais au poète Paul Celan, sur les textes duquel il travaille et crée depuis plus d'une décennie. La dramaturgie musicale est finement élaborée. Le concert commence par une note obstinée du piano, lequel est finalement rejoint par le sax baryton, puis la batterie, par petites touches, jusqu'à un tutti progressif. Dans le bec de son saxophone, François Corneloup éructe une diction fragmentée qui pourrait être un poème broyé par la moulinette de l'urgence. Sylvaine Hélary nous entraîne dans un solo très libre, avant que Matthieu Metzger, parcourant au maximum l'ambitus de son saxophone alto, ne nous égare par son expressivité confondante. Une fin concertante, abruptement suspendue, m'a presque déconcerté.... Il en ira ainsi tout au long du concert, où les tensions harmoniques hardies, les lignes croisées, les contrepoints aussi subtils que parfois hétérodoxes, et les affirmations du rythme, nous entraînent vers l'effervescence et la paroxysme. Il nous faut plonger dans cette musique pour (tenter de) la suivre. François Merville distribue des accents inattendus, et Bruno Ducret, qui remplace Valentin Ceccaldi retenu ailleurs par d'autres groupes, nous emporte dans différents univers de son instrument, entre une séquence vive en pizzicato et une autre, chantante et articulée plus typiquement violoncellique. Dominique Pifarély laisse parler son lyrisme sans altérer la clarté de son propos, François Corneloup stimule l'expression et Antonin Rayon nous livre, au piano, un solo d'anthologie, avant qu'une déconstruction progressive ne nous conduise vers la logique de la forme, et une coda apaisée : nous sommes tout secoués de bonheur musical.
Au matin du jour d'après, mes pas m'ont conduit à la Vieille Charité, hospice du dix-septième siècle aujourd'hui centre culturel et musée. Après une visite à la collection de Pierre Guerre, avocat, collectionneur d'art africain depuis la prime adolescence (et amateur de poésie.... et de jazz !), je me dirige vers les salles de l'exposition 'Jazz &Love', initiée par le festival 'Marseille Jazz des cinq continents' et conçue par Vincent Bessières (qui avait imaginé notamment les expositions 'We Want Miles' et 'Django Reinhardt, swing de Paris', à la Cité de la Musique (et ailleurs).
L'expo est présentée depuis le 13 juillet, elle va e terminer à la fin de la semaine, et comme je n'avais pas eu l'occasion de venir à Marseille cet été, je me hâte de la voir pour vous en parler. On y présente des œuvres graphiques et plastiques de Basquiat, Rancillac, Arman, Nicolas de Staël, Niki de Saint Phalle, Hervé Di Rosa, Ouattara Watts, mais aussi Rico Gatson, avec une série de 12 tableaux avec collage, feutre et crayon de couleur, selon moi légèrement surévalués....
Et aussi de photos de Francis Wolff, Jimmy Katz, Art Kane, Carole Reiff, Guy Le Querrec.... des pochettes de 33 tours de la collection Jean-Paul Ricard, des partitions, et des objets de collections reflétant l'amour du jazz.
En quittant la Vieille Charité en direction de la mer, je traverse la quartier du Panier, qui s'épanouit sous le soleil et sous les graphes....
…. puis je m'en vais prendre des nouvelles des balances pour les concerts du soir.
The Henze Workshop, pendant la balance
THE HENZE WORKSHOP invite CHARLOTTE TESTU
Stéphane Payen (saxophone alto, arrangements), Olivier Laisney (trompette), Guillaume Ruelland (guitare basse), Vincent Sauve (batterie) & Charlotte Testu (contrebasse).
Marseille, Les Bernardines, 27 septembre 2018, 19h
Encore une histoire de mouvement, entre deux univers. Mouvement du cœur, qui incite le saxophoniste Stéphane Payen à accompagner sa femme contrebassiste qui en a assez d'être seule quand elle joue les neuf mouvements de la Sérénade (écrite pour violoncelle, puis adaptée pour contrebasse) du compositeur allemand Hans Werner Henze. Mouvement dans la musique qui le conduira à écrire pour son quartette des parties qui se superposent à la partition de contrebasse, dialoguent avec elle, en conversation ou en miroir, et à convier une autre contrebassiste pour jouer cette partition détournée. Le résultat est étonnant de cohérence. Cette musique écrite du XXème siècle, dite contemporaine, est parfaitement en phase avec le jazz contemporain, qu'il soit écrit ou improvisé, selon les instants. Musique profonde, parfois lyrique, parfois emportée par des rythmes très accentués. Un instant on croise une atmosphère de valse lente qui vire à la habanera, au boléro ou au tango, selon le souvenir de chaque auditeur. Le dialogue est fructueux entre le quartette et la contrebassiste, tantôt de soliste à groupe, tantôt de soliste à soliste : dialogue entre la guitare basse et la contrebasse, à partir d'un unisson ; réponse du groupe à un solo très lyrique, presque déchiré, de la contrebassiste, qui tourne à l'effusion presque free après surgissement d'un rythme marqué en tutti. C'est vivant, subtil, les deux souffleurs nous emportent dans leurs improvisations, ici dans la fluidité du jazz, là dans le vertige des complexités rythmiques chères aux jazzmen d'aujourd'hui. Une fois encore, nous sommes conquis par l'originalité et l'intensité de ce nouveau projet : les Émouvantes sont décidément le lieu où se risquent de telles aventures, pour faire advenir une forme inédite de beauté.
ANDY EMLER «The Emovin’ Ensemble» (création)
Dominique Pifarély (violon), Matthieu Metzger (saxohones soprano et alto), Andy Emler (piano, composition), Sylvain Daniel (guitare basse), Éric Échampard (batterie)
Marseille, Les Bernardines, 27 septembre 2018, 21h
Le festival a passé commande à Andy Emler d'une musique pour un groupe inédit, un quintette où se croisent un partenaire fidèle du pianiste-compositeur, le batteur Éric Échampard ; un violoniste qu'Andy Emler avait croisé voici près de 35 ans dans la 'Bande à Badault', mais avec lequel il n'avait jamais partagé de projet, Dominique Pifarély ; et deux jeunes musiciens, parmi les plus remarquables de leur génération : le saxophoniste Matthieu Metzger (présent la veille dans le groupe du violoniste) et le guitariste basse Sylvain Daniel. «The Emovin' Ensemble» correspond parfaitement à la 'poétique du mouvement' revendiquée par Claude Tchamitchain dans sa présentation du festival. Ici l'on va glisser du lyrisme de la seconde école de Vienne à une sorte de jazz fusion chambriste en passant par toutes les contrées visitées par le jazz depuis trois bonnes décennies. Après que le violon et le saxophone soprano ont fait chanter avec intensité des lignes d'une beauté mélancolique, un break musclé va me rappeler l'époque où Dominique Pifarély jouait dans le 'Celea-Couturier Group'. Et le voyage ne fait que commencer : le piano va faire baisser la pression tandis que sous ses notes s'affairent basse et batterie, version binaire. La musique est très élaborée, et pleine de surprises. La connivence est complète, et les improvisations sont de haut vol. Extrême expressivité jointe à une profonde musicalité, chez le violoniste comme chez le saxophoniste. Le voyage dans les langages musicaux se poursuit : phantasme d'auditeur transporté, ou réelle -et furtive- référence : ici je crois entendre un violon tzigane, là un thème de la meilleure tradition celtique.... Tout est d'une absolue cohérence, et pourtant il semble que le compositeur-pianiste et ses partenaires se jouent des codes et des langages, sans soucier d'une forme qui est pourtant limpide : du Grand Art !
Après le concert les un(e)s et les autres disent aux musiciens leur bonheur d'écoute. Et nous admirons de près le T-shirt de Matthieu Metzger, rapporté de l'un de ses voyages en Finlande.
Le lendemain matin à l'hôtel, au petit déjeuner, je croise Andy Emler, et je lui redis mon enthousiasme. Andy a beaucoup aimé réaliser ce programme avec cette équipe. Il se dépêche de terminer sa collation, qui n'est pas frugale : Andy est une force de la nature ! Le travail l'attend : un atelier d'improvisation au Conservatoire de Marseille, partenaire du festival Les Émouvantes. Dominique Pifarély est aussi de la partie. Merci les gars, nous avons passé de formidables moments à vous écouter. Je quitte à regret Marseille avant les deux dernières soirées. Vous qui, comme moi, n'y étiez pas, il faudra vous en remettre à mes ami(e)s – confrères-consœur et collègues. Le train m'attend, je cours vers la Gare Saint Charles
Petite halte de 48h à Cluny et son entour pour goûter une fois encore le parfum singulier de ce festival du Mâconnais : le mâcon villages est tout près, Pouilly et Fuissé ne sont pas si loin, bref on est en bonne compagnie ! Et la musique surtout respire un parfum original dans l'uniformité festivalière hexagonale qui tend à prévaloir (j'espère que vous me pardonnerez de n'avoir pas écrit 'qui prévaut' , ce qui m'est toujours un peu difficile).
Tout commence pour moi dans les collines, à La Vineuse-sur-Frégande, dans la pierre brute de la Grange du Dîme, avec le très inclassable solo de violoncelle (et de voix) de Dider Petit : il célèbre la sortie du disque «D'Accord», publié voici quelques mois chez RogueArt (www.roguart.com), et enregistré à Pékin en 2016. Libre parcours de musique et de vie, théâtre musical, poésie révolutionnaire et révolution poétique tout à la fois, le tout emporté dans l'espace et l'impesanteur où le musicien s'épanouit ces derniers temps. Ici la Chine et l'Afrique se croisent, Bach s'invite comme horizon fantomatique, et la force de l'instant vécu impose sa douce loi.
On redescend ensuite vers la vallée de la Grosne, au Théâtre Les Arts de Cluny, pour un autre Bach, le vrai, celui des Variations Goldberg, lesquelles sont revues au vibraphone-marimba et à l'improvisation par David Patrois, qui dialogue avec une pianiste classique (et néanmoins japonaise), Remi Masunaga, laquelle va du texte littéral à des séquences en dialogue acrobatique, rendez-vous sur le temps, dans une précision infernale. Un ami musicien présent au concert a trouvé cela trop corseté. Pour moi c'était vivant, et je n'ai pas (comme les nombreux spectateurs de cette salle comble) boudé mon plaisir.
Le quartette de Céline Bonacina à la balance
Puis la saxophoniste (baryton et soprano) Céline Bonacina nous a entraînés dans le tourbillon de son quartette : entre vertige mélancolique et déboulés fulgurants (le pianiste Leonardo Montana !), un moment d'intensité musicale extrême.
Les stagiaires planchent sur l'harmonie
Le lendemain, escapade sur les hauteurs de Matour pour visiter l'un des stages. Il sont l'ADN du festival, dont ils furent voici quarante-et-un an la première manière (ou la matière première) : voir sur ce site l'incursion faite l'an dernier en ces territoires (http://lesdnj.over-blog.com/2017/08/jazz-campus-en-clunisois-40-ans-le-plus-bel-age.html). Cette année, la visite sera pour l'atelier du saxophoniste Guillaume Orti, qui conduit 11 instrumentistes-improvisateurs dans les dédales du jeu collectif, à partir du matériau musical qu'ils proposent eux-mêmes : dense, intense et vivant : trois heures passionnantes.
Le concert du soir, au théâtre, accueille «Letters to Marlene», un hommage à la Dietrich, à la militante plus encore qu'à l'actrice et chanteuse. Guillaume de Chassy (piano), Andy Sheppard (saxophones) et Christophe Marguet (batterie), sont les prêtres bienveillants de cette cérémonie secrète. Au répertoire du disque éponyme, paru voici quelques mois (chez NoMadMusic/Pias), se joignent des inclusions sonores (voix de Marlene, parlée et chantée, extrait de film, discours de Churchill, de Gaulle et Hitler....). La musique est forte, tout comme l'émotion. Encore un beau souvenir à rapporter du Clunysois (j'ose la graphie alternative, même si mon correcteur orthographique la récuse). On reviendra !
Après les deux soirées du tremplin jazz, le festival reprend avec deux soirées très différentes qui illustrent la variété des musiques liées au jazz.
Samedi 4 Août : le trio EYM et Erik TRUFFAZ Quartet, une soirée festive!
EYM Elie Dufour (p), Yann Phayphet (cb), Marc Michel (dm).
Le public du cloître venu très nombreux est sensible à ce périple immobile dans lequel entraîne le trio EYM. Plus inspirant que toute odyssée de vacances? Avec ce groupe issu du conservatoire de Lyon qui a remporté bon nombre de tremplins ( La Défense, St Germain, et le tremplin européen de Getxo) mais ne s'est jamais présenté au concours d' Avignon, la tentation était grande pour le conseiller artistique Michel EYMENIER de faire venir ce "power trio". Le style immédiatement reconnaissable renvoie à l'univers du regretté trio suédois E.S.T ou même des BAD PLUS. Formule antique s'il en est, du trio piano-basse-batterie, remaniée, post Bill Evansienne. Une lisibilité voulue et calculée, un certain brio, un minimalisme de la forme avec des cellules répétées ad vitam... Même si le terme est éculé, on a affaire à une musique plurielle, métissée, un concentré de toutes ces cultures musicales et expériences traversées lors de leurs nombreux voyages, de la Méditerranée au Japon, de la Bulgarie, jusqu'à l'Inde de leur dernier périple. L'un de leur titres n'est-il pas "Paradiso perduto" Partir pour se retrouver, se renouveler ou simplement s'évader, se divertir.
ERIK TRUFFAZ Quartet feat. NYA
Bending New Corners
Erik TRUFFAZ (tp), Christophe CHAMBET (contrebasse, basse electrique), Benoît CORBOZ (piano, fender rhodes) Marc ERBETTA ( batterie, voix) et NYA (voix);
Comme dans le célèbre ouvrage de Dumas, le trompettiste de l'Ain nous revient vingt ans après, avec ce projet qui reprend l'esprit de ce groupe formidable composé de Marc Erbetta aux percussions, Marcello Giulani à la contrebasse et basse electrique, Patrick Müller au clavier et Fender, avec lequel il enregistra chez BLUE NOTE des albums mémorables comme The Dawn, Bending New Corners, The Mask. Union libre et sincère du jazz, de la soul tendance nu, du rap, du funk.
Erik Truffaz a une longue histoire avec Avignon et le jazz, de l'AJMI au Tremplin jazz. Venu présenter ses disques en 1998, en 2001, il est revenu en 2004 dans la Cour d'Honneur pour un ciné-concert autour du film d'OZU, Gosses de Tokyo. Il est encore présent en 2011 pour les vingt ans du Tremplin jazz. Cette année, avant de jouer à Marciac, il a tenu à passer par ici, car il avoue devoir beaucoup à la ville; il rendra d'ailleurs un hommage émouvant au fondateur de l'AJMI, JP Ricard qui lui a donné sa chance et qui lui a permis de rencontrer celui qui allait le faire signer chez le prestigieux label. Soulignant aussi sa reconnaissance envers deux journalistes Frank Bergerot et Pascal Anquetil, membres du jury du concours de la Défense, il évoque aussi son Prix Spécial du Jury en 1993.
On se laisse séduire à nouveau, à l'écoute des versions d' "Arroyo", "Sweet Mercy", "Bending New Corners", "the Dawn" et "the Mask" qu'il enchaîne avec appétit. Benoît CORBOZ occupe le terrain autant au rhodes qu'au piano et déclenche l'enthousiasme du public qui agite ses teléphones portables à défaut des anciens briquets. Erbetta a gardé la même énergie. Même que ça gagne en épaisseur à chaque réécoute: les textures ouatées de la trompette, l'entêtant groove font à nouveau leur effet; ne restait plus qu'à coucher une voix, celle du "guest star" invité Nya, dont je me souviens très bien de la dégaine à l'époque, avec ses dreadlocks, sa nonchalance non feinte, et son doux flow. Car j'ai vu moi aussi le quartet mythique au Parc Floral de Vincennes, l'été 2000. Nya nous revient quelque peu transformé sur le plan vestimentaire, mais son chant chaleureux, intimiste nous met en apesanteur... comme autrefois, quand il laisse flotter sa voix sur une trame de claviers et d'électronique. La répétition jusqu'à l'obsession des lignes sinueuses, ondulantes fait son effet : Truffaz a une vibration bien à lui, il ne phrase pratiquement pas, tient la note longtemps, obtenant ce son ciselé, soyeux, enveloppant mais jamais insensibilisant ; comme s'il greffait de subtiles ramifications électroniques, des terminaisons nerveuses à sa trompette qu'il projette autant vers le ciel que vers le sol.
Le concert se termine dans l'allégresse avec de nombreux rappels dont l'un me fait tressaillir car je reconnais ce titre, c'est "Youri's choice" qui nous faisait chavirer autrefois. Tout le monde est heureux et les bénévoles montent sur scène comme ils le font à chaque fin de festival marquante. Sans temps faible, la musique de Truffaz a tenu le coup. Voilà d'heureuses retrouvailles!
Dimanche 5 août :
OWN YOUR BONES / JOE LOVANO & DAVE DOUGLAS Quintet : SOUND PRINTS
Own your bones: Jonas Engel (as), Karlis Auzins (ts), David Helm (cb), Dominik Mahnig (dms).
Dernière soirée du festival, la chaleur est toujours aussi intense...La programmation a choisi de mettre en valeur les vainqueurs du Tremplin Jazz 2017, le groupe allemand (Cologne) OWN YOUR BONES, qui pratique un jazz exigeant, intense, sans compromis. L'année leur a été profitable et l'enregistrement, auprès de Gérard de Haro, qu'ils viennent de terminer, leur a permis de peaufiner leur programme. Ils sont prêts à faire entendre un jazz de chambre très secoué, avec des lignes mélodiques qui s'étirent, s'enroulent, se séparent, construisant une architecture sonore très aboutie.
Rugueux, passionnés, les musiciens se lancent parfois dans des improvisations intarissables : le saxophoniste alto s'engage physiquement dans des solos contorsionnistes, plus abrupt, parfois à la manière aylerienne (Ghosts) que son complice letton (de Riga ) au ténor, à la sonorité vigoureuse mais plus tendre. Le batteur Dominik Mahnnig, déja repéré l'an dernier,pour son jeu explosif, a quelque chose de convulsif mais il sait à merveille explorer toutes les facettes, jouer des effets de la batterie. Le son de ces quatre musiciens conjugue ainsi élégance et rudesse, aligne rythmiques carrées avec des souplesses incroyables; ça sonne, ça rugit, ça claque mais ça murmure aussi. Ces variations d'atmosphère vibrante et poétique prennent le temps de se fixer dans des tableaux sonores complexes. Captivante, cette musique exige une écoute plus qu'attentive, complice, elle se risque dans le souffle, tente la déclaration, n'évite pas plaintes, cris et stridences mais ne cherche pas l'affrontement.
JOE LOVANO & DAVE DOUGLAS QUINTET
SOUND PRINTS
Joe LOVANO( ts), Dave DOUGLAS (tp), Lawrence FIELDS (p), Yasushi NAKAMURA (cb), Joey Baron (dms).
On attend à présent les Américains tout en espérant que la pluie ne vienne perturber le concert... Après un assez long "sound check", prévu au dernier moment, juste avant le concert, ce qui met les nerfs de l'ingé-son à rude épreuve, le groupe est enfin prêt mais il a été passionnant de voir comment chacun réagit, en particulier le bondissant Joey BARON, très attentif à tous les réglages, minutieux et professionnel jusqu'au bout de ses baguettes. Jean-Paul Ricard me fait finement remarquer que les Américains n'aiment jamais mieux jouer que resserrés, regroupés, pack soudé pour mieux s'entendre et faire ainsi leur propre son. Rien à voir avec la propension plus française à s'étaler, surtout quand on dispose d'un tel plateau. Ça commence très vite, sans préambule, le duo rompu à tous les terrains, attaque par surprise, se plantant comme un seul homme devant le micro. Ensemble, ils jouent mais ne croisent jamais le fer, Lovano est trop pacifique. Voilà donc ce quintet de luxe pour un jazz authentique, très vif, une musique nécessaire aujourd'hui. Qui interroge autant qu'elle ravive les émotions. Sans jamais être conventionnel ni sentimental, la tradition affleure même si l'histoire est pliée. Des musiciens de cette trempe tournent à plein, jamais en rond, dans un cercle défini. Lovano, écho des ténors de la grande époque, pas vraiment "latin souffleur" rend hommage à Wayne Shorter, célébrant, non pas tant sa musique, que l'homme et sa philosophie, ce que représente Shorter dans l'histoire du jazz. On n'entendra d'ailleurs qu'une version de "Juju", arrangée par Lovano, le reste des compositions étant très symétriquement partagé entre les co-leaders. A ce niveau de talent, le quintet roule pour lui. La musique se renouvelle au sein d'une structure très cadrée: unissons et contrepoints des soufflants, solo de chacun à tour de rôle et trio en déploiement, brillant soutien plus qu'accompagnement. Et c'est lumineux. Même si l'on pourrait souhaiter plus d'imprévu. Le programme de ce quintet Sound Prints joue le dernier album, Scandal, sorti chez Green Leaf, le label du trompettiste. Le répertoire est rôdé, mais la fraîcheur d'inspiration demeure. Dave Douglas, vif et précis, présente les compositions dans un français soigné avec cette formule charmante en introduction "Je suis votre trompettiste pour ce soir" .Vélocité contrôlée, phrasé limpide, son droit, clair, tranchant, mise en place sans faille.
Tous font preuve de talent, de sensibilité et d'une flamme intacte, du début à la fin de ce dernier concert de la tournée européenne (ils étaient sous le chapiteau de Marciac dimanche dernier). Même les deux plus jeunes (petite trentaine). Lawrence Fields, qui a joué avec Christian Scott, est un immense pianiste à tous les sens du terme, dont les mains fines ont quelque chose de fascinant. Guère prévisible, il parviendrait à nous faire croire qu'il a oublié certaines influences déterminantes. Toucher subtil, posé et équilibré, fluidité des échanges bien gouvernés dans un espace libre, renouvelé, entretenu par une rythmique exemplaire. Le remplaçant de Linda Oh, en tournée avec Pat Metheny cet été, est un japonais d'origine, grandi à Seatle, Yasushi Nakamura, surnommé affectueusement "sushi" par les autres (me dit-on) ...assure avec fermeté, souplesse et rondeur et s'arrime au tempo infernal du batteur. On ne peut pas détacher ses yeux de "smiling joey", boule de nerfs, "ball of fire", un batteur exceptionnel aux froissements d'aile aux balais, dont les découpes rythmiques, subtiles, sont dirigées par une gestuelle puissante, très ramassée : mouvements rapides, nerveux, insolites quand il semble "touiller" les peaux, quand il fait claquer ses baguettes qui n'ont pas le temps de danser sur les tambours. Ça déboule dans l'urgence....tout en restant musical !
Le festival se termine sur ce concert magnifique. Expressivité et savoir-faire. Du grand jazz. Une authentique déclaration d'amour à cette musique de partage et de liberté, à laquelle on ne peut rester insensible. Décidément, ce festival, original, garde raison et taille humaine. Il demeure mon coup de coeur estival et une fête entre amis.
Sophie Chambon
PHOTOS DE Claude DINHUT, Marianne MAYEN, J-H BERTRAND.
Retour à Avignon et partage de ces moment forts en jazz, au coeur d'un été caniculaire. Il n'est pas besoin de partir loin... Avignon est une destination jazz tout indiquée avec ce festival atypique qui inclut un tremplin jazz européen.
Début du mois d'août. Les murs grattent leur peau d’affiches, la ville tente de revenir à elle-même après le marathon théâtral de juillet. Le tremplin européen se glisse après la première soirée de festival (Django Charlie et le trio de la jeune bassiste Kinga Glyk) pour deux soirées très suivies par un public local, fidèle et quelque peu ouvert au jazz. Nous sommes à deux encablures de l'Ajmi, la scène de jazz avignonnaise qui fête cette année ses quarante ans! Retour donc au cloître des Carmes avec une furieuse envie de continuer à suivre l'aventure de ce concours, initié en 1991 par des passionnés de musiques, toujours actifs pour cette 27ème édition. Michel Eymenier en est le conseiller artistique avisé, collectionneur fou, amoureux de Lester Young,entouré de deux dynamiques co-présidents, Robert Quaglierini et du plus jeune Jean Michel Ambrosino (dont c'est tout de même la dixième participation). Sans oublier Jeff Gaffet et l' équipe épatante de bénévoles qui se déploient sur tous les fronts, par cette chaleur, à la buvette, au catering, à la technique, sans oublier les chauffeurs et les photographes. Tous fidèles en dépit des fragilités inhérentes aux associations organisatrices, dépendantes de subventions et de la générosité de mécènes.
La vocation du tremplin est de donner un espace d'expression à la jeune scène européenne, d'aider à l'émergence de groupes pré sélectionnés qui pourront mettre à profit cetteexpérience unique (le concours a commencé dans le quartier difficile de la Barbière, puis dans le square Agricol Perdiguier, avant de se fixer aux Carmes), jouersur cette scène rêvée à l'acoustique exceptionnelle. Car, si les voûtes du cloître ne parviennent pas, cette année, à prodiguer une ombre fraîche et salutaire, le son est toujours assuré avec finesse par Gaetan Ortega qui officie sur la terrasse, en maître de l'espace sonore. Quant aux pierres et gargouilles du cloître, elles sont mises en lumière par un artiste des découpes et de l'éclairage. Ce plaisir de l'oeil décuple le soin porté à l'écoute. Les six groupes quientrent en lice, cette année, pour ce qui reste l'un des rares tremplins européens, sont allemands, hollandais, serbes et français.
Rappelons que le Grand Prix consiste en un enregistrement et mixage au Studio de la Buissonne et un concert en première partie d'une des soirées du festival de l'année suivante. Les autres prix (Soliste, Meilleure Composition) sont récompensés d'un chèque de 500 euros offerts par les divers partenaires; sans oublier le Prix du Public très convoité et des cadeaux offerts sur tirage au sort des votants.
Première soirée : jeudi 2 août
SHIFT Sextet françaisNicolas Algan (tp), William Guyard (sax), Arthur Guyard (p, clavier), Dorian Dutech(g), Louis Nicolas Gubert (b), Guillaume Prévost (dm).
Ce premier groupe toulousain fait impression dès le démarrage du set, s'installe vite dans une forme de jazz rock célébrée dans les années soixante-dix/quatre vingt, tendance Brecker Brothers ou Uzeb,esthétique et musique qui peuvent se révéler dangereuses car elles génèrent souvent des clichés. Quelque difficulté à trouver un son de groupe original avec ces collages, changements de rythme, ces inflexions reggae qui pimentent leurs compositions. Néanmoins, on reste sur le premier titre orchestral Impressions d'ivresse qui a cependant de quoi séduire avec de beaux unissons des soufflants.
SIMON BELOW quartet
Simon Below (p), Fabian Dudek (as, ssax), Yannick Tieman (cb), Jan Philipp (dm).
Dès leur première composition "Into the Forest", ce très jeune quartet allemand, qui vient de Cologne, école réputée et vivier inépuisable de jeunes talents, s'impose très vite par la qualité poétique de leur musique, avec des ruptures de rythme au sein d'un même morceau, de la ballade au free. Le saxophoniste, délicat au soprano, change à l'alto, gronde et rugit sur "Late Mate", soliste saisissant qui ne prend pas pour autant le pouvoir, tant le batteur assure des glissements rythmiques assez extraordinaires. Le pianiste qui est aussi le leader, est constamment inventif, ses arpèges pouvant se transformer en accords plaqués vigoureusement. Une des dernières compositions "Wailing Wind's Story", rêverie inquiète, à la douceur mélancolique, retient notre attention. Quelle étonnante complicité des quatre musiciens, dont les commentaires spontanés entretiennent et relancent l'échange. Ce groupe dont les mélodies empruntent un chemin quelque peu brisé, a une capacité à ouvrir des passages entre les genres, au gré d'une improvisation sensible et très suggestive.
DEXTER GOLDBERG trio
Dexter Goldberg (p), Berrand Beruard (cb), Kevin Luchetti (dm)
Ah ça joue, c'est enlevé dès l'ouverture. Peut être même un peu trop. Les lignes mélodiques s'emballent sur un rythme faussement enjoué. Le pianiste, Dexter Goldberg, fils de saxophoniste (!), issu du CNSM parisien, fait entendre un beau son, mais, en dépit d'une réelle maîtrise du clavier, ne se révèle t-il pas un peu trop démonstratif, voire désorienté quand il s'abandonne à certaines bifurcations?
Deuxième soirée : vendredi 3 août
TORUNSKI BROTHERS QUARTET
Greg Torunski (as), Piotr Torunski (bcl), Mike Roelots (Rhodes), Ron Van Stratum (dm).
Voilà assurément une formation très étonnante venue des Pays-Bas (Maestricht) engagée dans une musique personnelle, originale et inspirée. Première impression très forte, presque définitive. Confirmée par la ballade qui suit, Hands up, sifflée au tout début. Les soufflants ont une complicité quasi-gemellaire et cela s'entend. A défaut de respirer d'un même souffle, ils semblent se passer le relais, en un élan continu. La clarinette basse joue fort avantageusement la carte rythmique de la basse et soutient ainsi un claviériste efficace. Le groupe a cependant tendance à se perdre dans des ramifications inépuisables de la mélodie, et l'ensemble du set dépassera les 40 minutes imparties. Sans les disqualifier, cette tendance à la divagation les pénalisera. Une transe dans laquelle ils aiment se perdre, à l'évidence, et dans laquelle ils embarquent certains d'entre nous. Mais pour être vainqueur, n'auraient ils pas besoin d'un projet plus structuré, une écriture plus resserrée? D'ores et déjà, on s'achemine vers un duel allemand/ néerlandais. Bien que les frères Torunski viennent de Pologne à l'origine, du conservatoire de Katowice.
Der Weise PandaMaïka Kuster (voc), Felix Hauptmann (p), Yannick Tiemann (cb), Joe Beyer (dm)
Que nous réserve le deuxième groupe allemand, venu lui aussi de Cologne? Qui a attendu sagement, non sans inquiétude, que l'averse, qui ne rafraichira même pas l'atmosphère, leur permette de s'installer. Nuit des étoiles filantes ou pas, on espère que la pluie ne viendra pas ruiner les espérances des finalistes, car il n'y a pas d'alternative à l' "open space" du cloître…
Ce "panda sage" et non blanc ( weis et non weiSS) est conduit par une jeune chanteuse, Maïka Küster, alerte et mutine. Maïka Küster a un joli brin et grain de voix, montre musicalité et justesse dans le placement de sa voix, a visiblement travaillé quelques effets avec et sans micro, elle charmera certains membres du jury et le public (à l'applaudimètre, ce groupe remporte la palme), avec cette grâce encore enfantine. Si l'on peut s'en réjouir, la prestation ne nous a cependant pas séduit. Dommage que la sonorité de ses mots ne se fonde pas mieux dans le tissu mélodique, en dépit du soutien actif du contrebassiste, déjà remarqué la veille dans le trio allemand. Est-ce dû à un défaut d'énonciation en anglais ou en allemand, une absence d' improvisation digne de ce nom qui conduit à cette impression de "remplissage", à ce qu'il me semble du moins?
HASHIMA quartet
Igor Miskovic (g), Srdjan Mijalkovic (ts), Vanja Todoravic (cb), Aleksandar Hristic (dm).
Contraste assuré avec le dernier groupe venu de l'Est, ayant roulé depuis la Serbie sans s'arrêter, pour rejoindre Avignon. Le leader, un brin exalté, souffle le chaud et le froid, dans une scénographie travaillée. Quand il ne mord pas ou mange sa guitare, volubile, il explique son projet assurément éclectique, qui court de Stravinsky aux Pink Floyd (avec rafale de fumigènes).
Avec une suite inspirée du Jardin des Délices de Bosch (au Prado à Madrid) où les trois registres, céleste, terrestre et infernal sont très longuement développés. Rythmiquement très lourd. Reste l'énergie et un évident plaisir à être là, sur scène, dans la fournaise avignonnaise. Un peu de la folie des orchestres cuivrés de Goran Bregovic, avec ces résonances balkaniques, qui se justifient pleinement, pour une fois. Mais, comme le fera remarquer un des membres du jury, pourquoi s'appeler du nom de cette île japonaise, désolée et dévastée, quand le passé récent est aussi lourd? Une des compositions décrit en effet la vie des enfants à Belgrade sous les bombardements, en représailles des forces alliées de l' OTAN, en 1999.
Epilogue bizarre au concours 2018. Mais le Tremplin répond à cet objectif initial qui est de donner sa chance à des groupes aux projets très différents. Cette année encore, on peut repérer un engagement très sérieux de certains qui s'inspirent fort de la tradition, qu'ils maîtrisent tout en la faisant vivre intelligemment, alors que d'autres manifestent plus de fantaisie, tentent autre chose, quitte à se perdre et à sortir du cadre?
Le jury n'aura pas trop de difficulté à choisir cette année. Deux groupes se détachaient assez nettement du reste des participants. Décidément le jazz souffle fort de Septentrion. Et à l'unanimité, pour le Grand Prix, ce sera le Simon Below trio. Le Prix de l'instrumentiste est décerné au duo inséparable des frères Torunski. Le Prix de la composition ira à Shift (Arthur Guyard, p et compo).Le public, lui, a tranché très vite, en votant en faveur de Der Weise Panda. Cette année, son choix ne correspond pas avec celui du jury. Qu'à cela ne tienne, c'était encore une belle édition que ce tremplin jazz 2018. Mais la suite vaut le détour….l'AVIGNON JAZZ FESTIVAL se poursuit!
NB : un grand merci aux photographes du Tremplin sont Marianne MAYEN, Claude DINHUT et J-H BERTRAND.
Sophie Chambon
Prix de la composition SHIFT Sextet Nicolas Algan (tp), William Guyard (sax), Arthur Guyard (p, clavier), Dorian Dutech(g), Louis Nicolas Gubert (b), Guillaume Prévost (dm).
Jazz in Marciac, dimanche 29 juillet : Brad Mehldau, Dave Douglas & Joe Lovano
Mes amis, comment vous dire ? On pourrait aujourd’hui vous parler de cette belle journée dominicale sous le soleil gersois, des bulles de champagne et de l’ambiance toujours joyeuse dans les rue de Marciac. Vous parler du off et de ces belles rencontres.
Seulement voilà, ce matin encore tout le monde se réveille avec des étoiles dans les yeux et Marciac bruisse encore des échos du concert de la veille. Tout le monde ne parle que de ça. Les touristes chez mon logeur n’en revenaient pas. Marciac se réveille ce matin sous le choc de la claque reçue lors du concert du trio de Brad Mehldau, assurément l’un des plus beau concert de l’année.
Durant la journée nous avons eu la chance de capter quelques mots de Julian Lage, le guitariste prodige qui donnait un concert le soir même à l’Astrada. L’occasion de parler de son dernier album ( « Morning Lore ») et de ses projets avec John Zorn. Mais nous y reviendrons dans un autre papier. Mais le meilleur allait venir un peu plus tard sous les coups de 21h.
BRAD MEHLDAU TRIO
Etait ce parce qu’il était arrivé la veille ( tout simplement parce qu’il avait envie de prendre son temps ) ? Etait ce parce qu’il s’agissait du tout dernier concert de leur tournée (et que le trio ne se retrouvera qu’en juin 2019) ? Au final, l’un des plus beau concert de l’année en forme de claque magistrale ! Et cela n’a pas traîné. Cela n’a pas mis de temps à s’installer. Dès le premier morceau ( For David Crosby) c’est énorme. Brad est dans la place, laissant déjà le public abasourdi. Et tout le concert sera ensuite au diapason, si l’on peut dire. Au niveau des sommets ! Si Bill Evans se posait souvent la question de la place du batteur, on peut dire que Brad Mehldau a réglé le problème depuis longtemps. Avec Larry Grenadier et Jeff Balard, ils sont en emphase. En fusion d’énergie. Incroyables de densité. S’en est suivi un 2ème morceau qui n’avait pas vraiment de nom mais qu’il baptisait au micro d’Alex Dutilh, Blues in C. Morceau aux accents plus bop. Un standard de Cole Porter ensuite, I concentrate on you. Brad joue les yeux fermés, comme si ses doigts prolongeaient ses idées, surnaturellement. Suivent ensuite des compos (Greens M&Ms, Higway Rider). Puis un moment de grâce exceptionnel avec I Should care pour conclure le concert avec un moment d’apesanteur lorsque la rythmique laisse Brad se lancer dans un solo très Debussien. Le silence est total dans le public et la grâce tombe sur Marciac. Forcément une longue standing ovation. Et pour conclure un rappel en douceur avec Tenderly. Certains spectateurs désertaient ensuite le chapiteau et le 2ème concert, voulant absolument rester sur cet instant magique derrière lequel on ne peut pas rajouter grand chose.
DAVE DOUGLAS & JOE LOVANO
Ils arrivaient tout droit du festival de Lisbonne. Pas eu le temps de faire le balances. Le répertoire : celui de Sound Print et de leur tout dernier album (« Scandal ») chroniqué récemment sur les DNJ (http://lesdnj.over-blog.com/2018/05/joe-lovano-dave-douglas-sound-print-scandal.html). L’inspiration est clairement celle venant de la musique de Wayne Shooter. Dave Douglas arborait des lunettes de soleil blanches se donnant ainsi des allures de Miles. Le répertoire est riche et parfois complexe, comme l’est la musique de Shorter. Celle de « Adam’s apple » (1954) ou de « Speak no evil » (1955). Avec Dave Douglas (tp) et Joe Lovano (ts), l’inégalable Joey Baron (dms), le jeune Lawrence Fields (p) et pour remplacer Linda May Han Oh, un contrebassite aux allures de guerrier japonais, Yashuki Nakamura.
Sound Print travaille ensemble depuis plusieurs années et forcément les réflexes s’installent. Dave Douglas et Joe Lovano se répondent, s’entremêlent et contre-chantent. Le saxophoniste dans une veine shorterienne, tournant autour des harmonies et Dave Douglas, gonflé à mort, mordant dans trompette avec une brillance acérée.
L’album est passé en revue : Mission Creep, Full moon puis Juju magnifiquement arrangé par Lovano ou encore The corner Tavern aux accents plus bop. Ca joue terrible et Lawrence Fields, tout en délicatesse amène une couleur fine avec des improvisations en dentelle. Petit bémol toutefois : on sentait le quitte un peu trop en promotion de l’album. Doing the job. Et si Dave Douglas tentait d’allumer quelques mèches, le feu peinait quand même à s’installer.