Cet album étonne -c’est la première remarque qui vient à l’esprit, tant il est différent de ce que l’on connaît des différents projets de Frédéric Borey. Une manière de se renouveler assurément, même au sein de ce Butterflies Trio dont pour le deuxième album, le saxophoniste s’est assuré la collaboration d’un ami de longue date, le guitariste Lionel Loueke. D’ordinaire, l’invité apporte sa touche, donne une couleur supplémentaire, complète le portrait de groupe. Mais la palette reste la même, The song remains the same.
C’est un peu différent ici, le guitariste, présent sur huit plages sur onze, donne aussi de la voix, même s’il ne la force jamais, elle est plutôt une texture additionnelle qui fait chair. Il fredonne tout en nuances, glisse des bribes de chanson même sur “Camille”, la seule composition qu’il apporte, sans jamais couvrir le chant du saxo, au timbre toujours aussi étincelant, même s’il est volontairement plus voilé. Les univers de ces deux amis ont réussi à se fondre dans une alliance peu commune, à s’ajuster parfaitement.
Des petits bruits, cliquetis des baguettes, friselis de guitare attaquent “Commencement” avant que n’entre en jeu le saxophone qui s’adapte au rythme répétitif adopté de concert.Dans “Dont give up”, chacun s’ajuste, les éclats du saxo ne sont pas tranchants, mais mesurés sans exhaler pour autant leur plainte. La dominante n’est pas vraiment mélancolique ou alors si délicatement qu’il en résulte une douceur entraînante, délicieuse, envoûtante que renforcent nombre ostinatos et autres effets répétitifs comme sur "Do Hwe Wutu" (Grâce à toi en béninois ). Jamais l’expression de jazz de chambre n’aura été plus juste pour décrire cette musique épurée, qui atteint une dimension spirituelle. Une écriture sans gras, précise, très rythmée, celle de véritables auteurs dont les transitions sont tellement habiles qu’elles paraissent naturelles. Les compositions se suivent avec une belle cohérence comme une longue suite tout en gardant leur identité.
On entre par petites touches fines dans le bizarre de la bande-son d’un film imaginaire, une ambiance onirique et flottante, comme en suspens où les nappes mélodieuses de la guitare, les pulsations continues, douces mais fermes de la rythmique, le babil de la voix qui susurre, invitent à se laisser bercer. Pas de longues volutes ciselées au saxophone ténor qui semble chuchoter lui aussi par moment.
Tous entrent dans la danse, se glissent dans le moule d’où sortent des sons inouïs comme dans "Insomnia" qui fait entendre deux batteries et deux guitares enregistrées simultanément. Une force collective irréfutable, à la fois expérimentale et chaleureuse. L’entente palpable favorise l’homogénéité du son, la liberté de l’interprétation, chacun pouvant compter sur le jeu des autres, les appuis des partenaires pour reprendre élan.
A la manière d’une peinture impressionniste des sentiments, ces plages atmosphériques font sourdre des émotions plus ou moins enfouies ("Lou"). Tout en nuances.
Pour peu que l’on se laisse aller à une écoute attentive, cet album de plus d’une heure de musique est enivrant, jamais insistant. Volontiers persistant, il résonnera longuement à vos oreilles.
Un CD assurément étonnant dès la pochette sombre au graphisme proche du Bauhaus et qui peut rappeler la tension de certains titres du mythique groupe anglais Joy Division; un titre qui joue habilement sur Trenchtown, le quartier musical de Kingston (ska, rock steady et reggae jamaïcains) et French Connection, le film emblématique de William Friedkin sur Marseille, capitale d’un certain banditisme lié à la drogue, dans les années 70. Un autre regard sur la cité phocéenne, bien différent de la vision pagnolesque un peu folklorique, reconnaissons-le, mais toujours très populaire. Citons un extrait des liner notes très précises et soignées:
L’imaginaire marseillais traverse cette musique Frenchtown Connection...Le film m’a fait comprendre que la cité phocéenne avait le potentiel de produire de la narration… Frenchtown rencontre Trenchtown, le quartier de Kingston, une musique se glisse entre deux mondes.”
Pierre Fénichel est un contrebassiste marseillais que l’on connaît ici depuis longtemps ( Compagnie Nine Spirit), l’un des musiciens du quartet du saxophoniste Raphaël Imbert, aujourdhui directeur du Conservatoire Régional. Après une première expérience en leader avec ceBreittenfeld en 2016, autour de l’altiste Paul Desmond, en trio avec Alain Soler et Cedric Bec, le voilà qui se lance pour son deuxième opus dans une adaptation jazz de la musique jamaïcaine qui a ébloui sa jeunesse dans le quartier ouvrier et isolé (Marseille est tellement étendu) de St Marcel/ La Barasse. Et encore plus épatant, il déjoue les clichés autour de l‘icônique Bob Marley et du reggae, tant la production musicale de cette petite île, un peu plus grande que la Corse, mais bien plus peuplée ( près de 3 millions d’habitants) est étonnante de diversité. Ce n’est en effet pas le reggae que le contrebassiste veut évoquer. Il n’y en a qu’un et il n’est pas de Marley, c’est l’une des deux seules compositions originales sur les 8 titres de l’album qui comprennent donc 6 reprises, réminiscences des premières amours musicales mais aussi des découvertes récentes tant la musique jamaïcaine est riche d’influences métissées.
Enregistré dans les studios du label Durance (Alpes de Haute Provence) dont le guitariste Alain Soler est le directeur artistique, avec une prise de son fluide et rapide, les arrangements de Pierre Fenichel ont la spontanéité de l’original. Lisible et pourtant mystérieuse, cette musique interroge dès le premier titre, cérémonie lancinante qui vous emporte immédiatement, “Bongo Man” de Count Ossie, le premier musicien rastafari à accueillir cette pratique, “un Sun Ra jamaïcain des années quarante”. Retenez ce nom, un autre titre de sa composition nous balade dans l'ambiance d'une “Ethiopan Serenade”
Un autre crooner de l’île est à l’honneur, Ken Booth, un Marvin Gaye de la Jamaïque avec ce “I don’t want to see you cry” dans un arrangement d’une douceur exquise, une rythmique dansante, un trombone gouleyant qui flirte avec la trompette. On retient instantanément la mélodie. Sans avoir besoin de vocaliste, le quintet est remarquable par la qualité des instrumentistes, l’alliage de leurs timbres: le trompettiste domine sur ce “Simple song” dont la facilité n’est que dans le titre : le son joufflu d’un vrai petit orchestre, le trombone enjôleur, la guitare impeccable dans ses enluminures et la batterie au rythme combatif.
Si le contrebassiste connaît bien le guitariste Thomas Weirich, Braka le batteur (Simon Fayolle), et Romain Morello le tromboniste ( actuel professeur au Conservatoire), le trompettiste sud africain Marcus Wyatt est la révélation de cet album.
Dans ses arrangements le contrebassiste fait revivre intelligemment la tradition sans renoncer à l’un des principes directeurs du jazz, laissant la part belle à l’improvisation du groupe dans un cadre aménagé, quelque peu détourné. Le groupe se réapproprie les originaux jamaïcains en changeant rythmes, couleurs et instruments, en opérant un rhabillage neuf et insolite. C’est bien l’oeuvre de jazzmen qui gardent l’empreinte d’une musique aimée, délaissée mais jamais oubliée. Quand elle fait retour, elle a une intensité et une force peu communes.
Le plus bluffant est peut être cet “Exodus” qui n’est pas, contre toute attente, une revisitation en trio (guitare, basse, batterie) du tube de Marley mais une recomposition à la fois nostalgique et épurée (il n’ y a pas d’autre terme, croyez moi ) du thème original d’Edmond Gould qui irrigue continûment le film d’Otto Preminger (1960) d’après Leon Uris.
Entre exercice et hommage, cet album est une vraie réussite, originale, plaisante et surtout libre. Une découverte pour une Marseillaise native qui, si elle connaissait la French Connection, de la Jamaïque, hormis le reggae, ignorait totalement l’étendue de cette culture musicale insulaire si éloignée de la Méditerranée. Le jazz sait s’en emparer avec aisance. Alors merci Monsieur Fenichel!
Ce festival marseillais si singulier a changé plusieurs fois de lieu, du Cabaret aléatoire (il portait bien son nom) dans l’ancienne usine Seita de la Belle de Mai, devenue l’une des friches industrielles réussies, avant de trouver “son site”, la chapelle baroque des Bernardines jouxtant le grand lycée marseillais des classes prépas entre autres, le lycée Thiers où étudièrent conjointement Marcel Pagnol et Albert Cohen. Après des péripéties dignes de la cité phocéenne, le festival des Emouvantes a dû se replier au dernier moment, juste un peu plus haut sur la colline, place Carli au Conservatoire de Région Pierre Barbizet, accueilli, hébergé par le nouveau directeur, le saxophoniste Raphael Imbert.
Façade XIXème du CONSERVATOIRE place Carli
Jeudi 23 et Vendredi 24 Septembre
Notre ami Xavier Prévost a rendu compte finement des deux concerts de la soirée de jeudi, la vision personnelle de l’opéra de Laurent Dehors et la relecture de certaines de ses compositions par le pianiste Jean Marie Machado en quartet MAJJAKA ( “phare” en finlandais).
MAJJAKA JEAN MARIE MACHADO QUARTET
Jean-Marie Machado : piano & compositions Jean-Charles Richard : saxophones Vincent Ségal : violoncelle Keyvan Chemirani : percussions
Des pièces sont reprises, retravaillées, elles ont pour nom “Um vento leve”, “Les pierres noires”, “la lune dans la lumière” ( titre particulièrement adapté, après la nuit d’équinoxe du 22 septembre), “Slow Bird”. Ces titres sont suffisamment poétiques pour nous entraîner dans une séquence imaginaire de voyage, autant lusitanien que breton, scandinave évidemment où la musique conduit la promenade au phare! Des tableaux sonores où résonnent, enflent les saxophones de Jean Charles Richard au soprano et baryton, le violoncelle de Vincent Segal et les duos percussifs de Keyvan Chemirani avec le piano préparé du leader, dans la bibliothèque Billioud aux lambris acajou, aux étagères vidées des livres.
Ancienne entrée rue de la Bibliothèque
C’est à la fin de la soirée suivante, après deux séries de concerts intenses,à 19h et 21h, que je m’interroge sur les passages possibles, la démarche souvent opposée mais en un sens complémentaire entre La petite histoire de l’Opéra, opus 2, revue et corrigée à la façon de Laurent Dehors avec sa troupe de fidèles ( ils ne sont que six mais assument brillamment toutes les fonctions d’un grand orchestre) et le programme ambitieux, assez inattendu de David Chevallier Emotional Landscapes, en septet, sur des chansons de la star islandaise Björk croisées, intercalées de thèmes baroques joués sur instruments d’époque!
UNE PETITE HISTOIRE DE L'OPERA, OPUS 2
LAURENT DEHORS
Tineke Van Ingelgem : voix Laurent Dehors : saxophones, clarinettes, guimbarde, cornemuse, direction musicale, compositions & arrangements Michel Massot : tuba & trombone Gabriel Gosse : guitare, guitare électrique 7 cordes, banjo, batterie & percussions Matthew Bourne : piano, piano préparé Jean-Marc Quillet : marimba basse, vibraphone, xylophone, glockenspiel, batterie
Je suis depuis longtemps le travail de cet énergumène qui a nom Laurent Dehors et de sa compagnie Tous Dehors, incluant sa participation au grand format du Mégaoctet d'Andy Emler avec le contrebassiste Claude Tchamitchian, fondateur et directeur artistique des Emouvantes avec Françoise Bastiannelli.
Quel diable d’homme, ce Normand poly-instrumentiste qui joue de la guimbarde, de la cornemuse, avec autant de jubilation que des clarinettes et saxophones. Mais il n’est jamais meilleur que quand il canalise sa folie, se livrant à un dérèglement des sens tout à fait contrôlé : il détourne des thèmes connus, standards ou arias dans une démarche volontiers démocratique, rendant la musique savante et sérieuse accessible au plus grand nombre. Il s’empare de tous ces airs connus avec délectation et les transforme sans en perdre le suc, “la Reine de la Nuit” de la Flûte enchantée, une trilogie de Carmen avec “la Habanera”, l’air des enfants, "la garde montante" “Nous sommes les petits soldats”, “l’Amour est enfant de Bohême”, mais il va voir aussi du côté de “La Mort de Didon” de Purcell, la Toccata de l’Orfeu de Monteverdi au balafon qui commence le spectacle, Lully et son tube des “Indes galantes”, Vivaldi …
Avec sa géniale équipe de déjantés (l’impayable Jean-Marc Quillet, aux différentes percussions, Gabriel Gosse à la guitare électrique, au banjo et à la batterie, l‘émouvant Massot au sousaphone et trombone, Laurent Dehors évidemment à la flûte à bec rose plastique, Matthew Bourne au seul piano mais suffisamment préparé), il nous enchante. Car tous chantent (plus ou moins bien) avec la formidablement drôle et aventureuse soprano Tineke Van Ingelgem, Castafiore flamande allumée et allurée, éblouissante quand elle tente de résister au fracas de l’orchestre ou quand elle se lance dans un rap en jouant des prunelles. J’ai une seule réserve, j’aurais tellement aimé entendre sa belle voix sans micro, mais dans une salle non adaptée où tourne rapidement le son, avec ses petits copains qui tapent dur, que faire?
J’ai pensé soudain à Rossini et à une émotion éprouvée un soir, tardivement, en comprenant, après une captation de l’Italienne à Alger, comment le compositeur, horloger maniaque, à la mécanique diabolique, était semblable en sa folie à la théâtralité de Georges Feydeau.
Et la version débridée mais très juste de la fameuse “Danse symphonique” du West Side Story de Berntein, valait bien le mambo échevelé du jeune orchestre vénézuélien de Gustavo Dudamel. L’intervention de Dehors rendait la musique dans ses nuances, tout en ayant transformé dans une version bizarre, le thème initial. De toute façon, de la version de Broadway à celle du film de Robert Wise, sans oublier la tentative intéressante du maestro lui même dirigeant les grands chanteurs lyriques Kiri te Kanawa et José Carreras dans les rôles principaux, on mesure l’écart que l’on peut faire faire à une partition. Plus de barrières entre les styles et les genres, un décloisonnement recherché passionnément.
DAVID CHEVALLIER SEPTET EMOTIONAL LANDSCAPES
David Chevallier : Direction, théorbe, guitare baroque & arrangements Anne Magouët : soprano Judith Pacquier : cornet à bouquin & flûte à bec Abel Rohrbach : sacqueboute basse
Volny Hostiou : serpent & basse de cornet Martin Bauer : basse & dessus de viole Keyvan Chemirani : zarb & daf
Laurent Dehors adopte cette démarche particulière, politique au sens noble, avec la volonté de tout mêler, formes et instruments, de les travailler de façon à faire entendre la voix dans tous ses états et de rendre sa musique inclassable. Le travail de David Chevallier n’est pas inclassable mais il a une science particulière de l’arrangement ( bon sang ne saurait mentir, son père, Christian Chevallier était un orfèvre en la matière, dans un tout autre style, musicien de jazz, travaillant pour la chanson ou les musiques de films).
David Chevallier se passionne pour la musique ancienne baroque depuis une quinzaine d’années, tout en étant capable de jouer de la guitare jazz électrique (ou non) et de revoir à sa façon les Standardsde jazz. Mais ici, en compagnie de sa femme, la chanteuse soprano Anna Magouët et de formidables comparses, il reprend fidèlement les thèmes baroques dans leur version princeps. Avec ces curieux instruments, originaux à tous les sens, comme les cuivres étonnants et puissants du cornet à bouquin et de la sacqueboute basse, sorte de trombone coulissant, ou de la basse de cornet. Mais différence majeure avec la musique de Dehors, tous les instruments jouent leur rôle attendu sans être déplacés, bouleversés dans leur fonction. Des alliages qui sonnent magnifiquement avec les percussions sur peaux et fûts de Keyvan Chemirani ou le théorbe au long cou, manche manoeuvré avec dextérité par le guitariste leader qui jouera aussi de sa guitare baroque.
N’étant aucunement spécialiste de baroque ni même de la musique de Björk, je ne peux qu’écouter avec attention, ce mix curieusement cousu, qui ma foi, raisonne et résonne. Regard plus qu’intéressé par les formes bizarres de ces instruments d’époque-il est essentiel là encore de voir les musiciens jouer, en s’appropriant l’espace difficile de la bibliothèque aux rayonnages vides, où le son tournoie ( prodige des ingé-son comme Gerard de Haro la veille avec Majjaka).
David Chevallier aime la musique et les compositions de la chanteuse islandaise, il est tombé sous le charme de son album Vespertine et de différents tubes que je reconnais, comme “Bachelorette” de l’album Homogenic. On aura aussi “Unravel” de l’album éponyme, “Isobel” à la guitare baroque, “Who is it?” que le compositeur arrangeur croise avec Monteverdi ou Purcell “Ode à Sainte Cécile” (la patronne des musiciens). Le rappel sera poétique avec “Sun in my mouth” d’après des paroles de E.E.Cummings. Etrange expérience donc à laquelle nous avons assisté avec un public aux anges, manifestement venu pour entendre les baroqueux à l’oeuvre.
CREATION QUARTET MOLARD/CORNELOUP ENTRE LES TERRES
Jacky Molard : violon & composition François Corneloup : saxophone baryton & compositions Catherine Delaunay: clarinette Vincent Courtois : violoncelle
Et en cette soirée de week end, on débutait avec le quartet de Corneloup/ Molard, dédié à la musique celte, bretonne bien sûr mais aussi cousine, irlandaise et teintée comme dans tous les folklores, d’influences diverses, ici quelques effluves balkaniques. Gigues, danses trad, et cet éblouissant “Plinn de la mort” final, danse macabre qui fait frissonner et transporte dans l’Ankou des Bretons traduit dans les monuments funéraires, les enclos paroissiaux sculptés dans le sombre granit.
J’ai tout de même été sensible à l’une des compositions de François Corneloup “le Guerz d’autre part”, lui aussi étranger à la celtitude de par ses origines mais qui se saisit d’une mélodie lente bretonne et la tourne à sa façon. Des pièces qui s’enchaînent inexorablement, frénétiques dans la transe qu’elles procurent, échevelées avec les crins des archets du violon de Jacky Molard et du violoncelliste Vincent Courtois. Répondant en contrepoint à la basse du baryton, la clarinette de la toujours impeccable Catherine Delaunay nous entraîne dans le pays marin, envolées d’oiseaux dans la brume marine, loin de la cité phocéenne, notre port d’attache. Mais avec ces musiques diverses, on embarquait vers d'étranges contrées musicales, des pays lointains, “hic et nunc” jouant volontiers à aller se perdre dans “autrefois et ailleurs”. Il est tout de même assez remarquable d’entendre des musiques originales, plus forcément “actuelles” au sens premier, retravaillées aujourd’hui, réarrangées d’après des partitions d’un autre âge.
On n’y croyait plus, après une année blanche due à cette terrible pandémie, et une crise sérieuse au sein de l’association, cette reprise est providentielle. Cette manifestation sudiste si chaleureuse organisait chaque année un concours européen intercalé dans un festival de jazz, au début du mois d'août, hors des hordes théâtrales. C’est à ce moment que l’association du Tremplin Jazz propose dans le cadre exceptionnel du cloître des Carmes, concerts et tremplin européen. Moins prestigieux que la Cour d’Honneur, certes, ce lieu de concert en plein air est idéal pour sa jauge raisonnable et son acoustique servie par un sonorisateur et un éclairagiste à l’écoute du lieu et des musiciens.
Le Tremplin reprend donc sa belle aventure en 2021, sans le festival hélas, soutenu par l' équipe de bénévoles que l’on retrouve et que j'aimerais tous citer, des chauffeurs ( Dominique, Serge) aux photographes ( Claude, Marianne, Sylvie), du catering ( Cyrille...) toujours fidèles, en dépit des années, des inévitables et sérieux problèmes d’organisation, entourés de partenaires qui ne sont pas moins engagés à faire repartir la machine. Une générosité de l'accueil exemplaire, voilà l'une des composantes de marque de cette manifestation que soulignent tous les candidats, ravis de se retrouver dans la cité papale et de jouer dans de telles conditions.
A nouveau sur le pont, Michel Eymenier, l’un des membres fondateurs en 1992, avec Jean Paul Ricard, fondateur de l’Ajmi .... en 1978 et Alain Pasquier, le troisième homme, saxophoniste.
Rappelons que six groupes européens entrent en lice pour avoir le privilège d’enregistrer un album au studio de La Buissonne de Gérard de Haro et de Nicolas Baillard. Cette année encore le Tremplin va jouer son rôle de révélateur de talents. Des propositions différentes, des univers musicaux qui s’exaltent avec les conditions du live, toujours exceptionnelles. Des groupes déjà professionnels, très matures, dont les recherches musicales cohérentes répondent à une ligne assumée, souvent originale.
Le jeune accordéoniste Noé Clerc, encore auréolé du prix d’instrumentiste à La Défense, en juin dernier, installe en cette heure bleue, alors que la nuit prend son temps pour tomber, dès les premières notes de sa composition “Arapkirbar”, cette atmosphère intimiste de Secret Place, le tout récent et premier cd de ce jeune trio (2018) sorti chez No Mad Music. Le trio travaille et raisonne couleurs, des couleurs de porcelaine qui vont s’intensifier avec l’entrée de la rythmique, Clément Daldosso et Elie Martin Charrière, jeune batteur bourguignon ( lire le portrait toujours sensible de Pascal Anquetil sur Tempo du Centre Régional du Jazz en Bourgogne ) https://tempowebzine.fr/elie-martin-charriere/
Si l’accordéoniste a été adoubé par Vincent Peirani, directeur artistique pour Secret places, c’est le saxophoniste Pierrick Pédron qui a reconnu le talent du batteur, l’engageant dans son dernier quartet; le batteur fait encore partie du deuxième volet, français de l’aventure Fifty Fifty, qui sort en octobre sur le label Gazebo.
On part dans les Balkans, avec ces musiques "trad" inspirées d’Arménie et de mer noire, de Bulgarie dès ces “Premières pluies” et “Faces of the river”. Les compositions de l’accordéoniste, travaillées de près, sont mélodiques, dépaysantes, d'une certaine continuité thématique, accrocheuses, entraînantes comme le sont les bonnes musiques de films : soufflantes harmonies, envolées de l'accordéon en cette année Piazzola, force sereine de la rythmique, ça fonctionne!
Le changement de plateau fournit une pause bienvenue pour échanger nos premières impressions : nous sommes tellement heureux de retrouver l’écrin du Cloître des Carmes, cette jauge parfaite sous la nuit qui remue tous ces souvenirs (de vingt années pour moi). Le Tremplin a bien commencé.
STRUCTUCTURE (ALLEMAGNE)
Non, ce n’est pas une coquille, mais le nom de scène de ce quartet allemand de l’école de Cologne qui va, une fois encore, montrer l’efficacité des jeunes musiciens d’outre-Rhin, champions d’un syncrétisme musical parfaitement maîtrisé!
Emmené par le contrebassiste Roger Kintopf, si la rythmique assure, posant un socle souple et flottant, l’étonnement admiratif qui va gagner l’ensemble du jury provient de la façon dont les deux saxophonistes se répartissent le jeu, en des interventions et des unissons impeccables qui n’en sont presque plus, tant ils font glisser, attrapent en vol et échangent leurs flux. Une telle osmose est exceptionnelle! Une musique riche d' influences parfaitement maîtrisées qui vont peut être voir du côté de Shepp années soixante, du Rova Saxophone quartet, d'Ellery Eskelin selon Franck Bergerot . Des interventions maîtrisées qui ne sont jamais gratuites, un interplay intelligent et poétique, une circulation parfaite pour une musique contemporaine. On décèle ce qui manquait aux Français précédents, une musique qui flotte élégamment, respire au sein d’une structure jamais rigide, une tension tout en souplesse de la rythmique . La concentration est absolue, les egos s’effacent derrière la recherche sonore.
Les compos sont remarquables, on retient le nom de la deuxième, pourtant peu porteur, “Parch Fathoms” ou “Damn morning coffee”. Et puis quelle aisance "pro" de la part de ces jeunes instrumentistes pour présenter leur groupe : avec talent, le jeune altiste, danois d’origine, Asger Nissen s'interrompt sans arrêter pour autant la dernière composition, pour représenter la formation.
(Marianne MAYEN)
On sait déjà qu’aucun de ces quatre musiciens ne peut avoir le prix du meilleur instrumentiste tant ils avancent ensemble, soudés pour faire vivre leur collectif. Un “nous” fédérateur, totalement complice qui ne rejette ni ne met personne en avant. On les suit sur leur chemin singulier d'une envoûtante légèreté, aux arrière-plans apaisés. Assurance, intelligence, inventivité, raffinement. Des épithètes laudateurs mais vérifiez sur Cd....
https://www.youtube.com/watch?v=bcRmNUu3rn0
MALSTROM (ALLEMAGNE)
On sait déjà que la suite va être difficile après l’éblouissement du deuxième groupe; et pourtant on n’est pas au bout de nos surprises quand déboule le troisième groupe, un triangle vite explosif dans la lignée des "power trio", avec un saxophoniste “multi tâches” selon l’expression d’un des membres du jury qui doit contrecarrer la puissance de feu d’un tout petit guitariste à l’allure aussi improbable que spectaculaire. S’il n’est pas la réincarnation du bassiste de Z.Z Top, il le rappelle furieusement, avec une gestuelle toute personnelle, parfois entravée par sa barbe . Pour le reste, il a une curieuse guitare baryton à 8 cordes et il en tire des sons aussi puissants que subtils! On pourrait presque dire que sa musique ne ressemble pas tout à fait à son allure. On peut entendre des effluves King Crimsoniennes mais ce serait réducteur que de le comparer à un guitar hero ou même à Zappa, qu’il m’avouera aimer infiniment. Cette rage de métal et de rock and roll n’exclut pas une exultation où le jazz tient son rôle ( le ténor, Florian Walter, très Zornien ).
Leur set est magnifiquement construit, une architecture complexe et singulière où malgré la longueur des compositions et la fin de la soirée, ils embarquent tout le monde, jury et public. Une énergie irrésistible où tout paraît brut, spontané, il ne faudrait pas s’y tromper, avec une déroutante et délicieuse rigueur! Cette génération veille sur la flamme. Quand je lui demanderai comment ils procèdent pour jouer une musique dont l'identité est si différente des propositions françaises par exemple, il me confiera que n'ayant pas un héritage musical à poursuivre, "il n’existe pas de jazz véritablement allemand", historique s'entend, ils sont donc obligés de s’approprier cette musique, d'extraire leur jus à partir d'une sérieuse mâche des sources.
(Marianne Mayen)
Pour la reprise du tremplin, soulignons la qualité exceptionnelle de la pré-sélection, un exercice toujours délicat particulièrement réussi; pour avoir testé l’ancienne formule qui consistait en une écoute unique, en aveugle, de tous les groupes, en une journée, le changement est radical: avec l’usage du cloud, les sélectionneurs ont tout loisir d’ écouter tranquillement ( près de 150 groupes ont fait leur demande) et de faire leur choix.
A la fin de la première soirée, les trois premiers groupes ont rempli toutes nos attentes. La partie sera serrée, mais ne préjugeons de rien.
Mardi 3 Août, 20h 30, Cloître des Carmes.
JOHANNA KLEIN QUARTET (ALLEMAGNE)
(Marianne Mayen)
Pour cette dernière soirée, le groupe emmené par la jeune saxophoniste a concocté un programme tout en douceur, véritable éloge de la lenteur. Rien ne presse semble t-il quand on s’éloigne des tendances furieusement mode. Le répertoire a de quoi charmer : un jazz de chambre délicat comme son interprète, nuancé : un phrasé élégant comme son timbre, une mise en place originale. Elle tient son groupe, aidé d’un batteur équilibriste qui assume au démarrage cet aspect déglingué, désarticulé. Jamais intrusive, la saxophoniste conduit avec une douceur extrême, voire une touche de mélancolie, une musique sensuelle, déroutante, énigmatique au début du moins, comme indécise. Rien de spectaculaire mais un sens certain, sinueux de la composition : on retient “Deimos”, “Phobos”. Puis la surprise est au rendez vous quand la cadence s’accélère et le trio guitare, batterie, contrebasse s’enflamme dans des échappées nettement plus free. Notre belle, imperturbable, veille au grain et le set s’achève, nous plongeant dans l’embarras. Le niveau n’a pas faibli!
GASPARD BARADEL QUARTET ( FRANCE )
( Marianne Mayen)
Le dernier groupe français de la sélection vient de Clermont-Ferrand et de nos régions au goût de terroir. N’ y voyez pas de chauvinisme exagéré mais on retrouve cette saveur dans des mélodies recherchées, ne venant pas nécessairement du fond d’un cratère endormi ; plus classique peut être mais qu’importe, une musique assimilée ( une relecture de Cherokee, le tube de Ray Noble), de la conviction, un batteur volcanique Josselin Hazard qui se secoue avec une belle énergie, tirant sur le versant d’Elvin Jones. Le leader saxophoniste alto et soprano joue avec une intensité touchante. Vibrant et passionné.
PENTADOX TRIO (BELGIQUE )
Nos amis belges ferment le concours et cette place finale ne leur sera pas favorable. Ils ne font aucune concession à l’heure et à la fatigue qui gagne et jouent leur musique, cérébrale, lancinante mais fluide, celle d’un quartet résolument contemporain qui fait la part belle aux motifs répétés et aussi à l’improvisation. Ils sont parfaitement entraînés à allier maîtrise et lâcher prise. Un équilibre délicat pour une musique osée, inventive qui suit quelque système à la Tim Berne. Une rêverie inspirée, étirée qui aurait gagnée à être plus courte cependant, s'arrêtant à la première suite. Mais ils cultivent l'étrange, comme dans ce jeu de mot bizarre du titre entre Panda tox(ique) et Penta(tonique) (para) dox. Surréelle toujours, la "Belgian touch". Sans jamais déplaire, la musique du quartet belge peine pourtant à captiver sur la longueur, en dépit de la finesse de ses tuilages.
Il est tard quand le jury "historique" se retire mais la délibération ne sera ni longue ni houleuse: un accord parfait, amical pour sceller des retrouvailles très attendues. Trois prix qui récompenseront les trois groupes allemands. Le prix du public, amplement mérité, ira au groupe arverne qui sauve l’honneur.
Les partenaires ont joué le jeu et permettent d’offrir à ces jeunes un encouragement à la hauteur de leur talent et leur engagement!
PALMARES de la 29 ème édition :
Prix de la meilleure composition RENAULT AVIGNON JOHANNA KLEIN (ALLEMAGNE)
Prix du meilleur instrumentiste HOTEL DE L'HORLOGE AXEL JAZAC ( ALLEMAGNE)
Prix du Public CHAPOUTIER GASPARD BARADEL TRIO (FRANCE )
GRAND PRIX DU JURY STUDIO LA BUISSONNE ( STRUCTUCTURE) (ALLEMAGNE)
C’est ce que l’on aime dans ce tremplin unique, atypique, qu’il tente de donner leur chance à des musiciens qui débutent, en pariant sur la découverte de jeunes qui suivent des sentiers moins balisés sans oublier pour autant d’où ils viennent.
On attend maintenant de pied ferme la 30ème édition anniversaire, avec le retour du festival poursuivant cette aventure musicale. ALL THAT JAZZ!
On sait depuis Alain Gerber que le jazz est un roman. Le Québécois Jonathan Gaudet suit cette piste en écrivant une histoire romancée absolument passionnante de la vie du bluesman Robert Johnson dont on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il mourut à 27 ans, en 1938, dans des circonstances mystérieuses, après avoir écrit 29 chansons dont “Sweet home Chicago”, “Hellhound on my trail”, “Love in vain”. Le mythe s’est emparé de cette figure mystérieuse et tragique : en échange du succès, il aurait vendu son âme au diable, scellant son pacte à un lieu culte, un carrefour devenu mythique, qui lui aurait inspiré une chanson célèbre “Crossroads”. Deux images seules donnent corps à Robert Johnson que l’on ne connaît que par sa silhouette mince et ses longues mains fines. C’est peu pour raconter la vie d’un jeune homme ne vivant que pour la musique, un chanteur qui s’accompagnait à la guitare, jouant à la demande, dans la rue ou dans des juke joints, car dans le sud, pour entendre de la musique, il fallait souvent un musicien en chair et en os. La route et l’errance firent partie de son apprentissage du blues rural, roi du delta.
Obéissant à une contrainte qui se révèle astucieuse, l’auteur structure son récit en 29 chapitres dont les titres sont tout trouvés, puisqu’ils correspondent aux chansons composées par Robert Johnson. Ce qui n’est pas un mince avantage pour le lecteur néophyte mais aussi pour l’amateur de blues qui découvrent ainsi les chansons de Robert Johnson et peuvent plonger dans la musique de cet auteur-compositeur fécond. Objectif atteint et coup double puisque La ballade de Robert Johnson fait partie de la collection Musiques de la maison d’éditions marseillaise Le Mot et Le Reste.
Les écrits de Jonathan Gaudet balancent selon un mouvement imprévisible et implacable, au fil de ce qui semble une minutieuse enquête dans la mémoire des témoins survivants. Chaque chapitre donne en effet la parole à un personnage qui a connu Robert Johnson, de l’adolescence à sa mort, a partagé un épisode marquant à ses côtés. Et par leur regard et leur voix, se constitue un portrait fragmenté mais complet, recomposé au plus juste.
Paraphrasant Boris Vian dans l’avant-propos de L’écume des jours, “Cette histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre”, le tour de force est de réussir à faire revivre ce personnage qui a existé et dont on ne connaît rien. Même dans la série des sept films documentaires produits par Martin Scorsese sur le blues, en 2003, pour le centenaire de la naissance de cette musique, Robert Johnson est rapidement évoqué. L’auteur offre une nouvelle existence au musicien, dont on découvre le caractère complexe, vif et tourmenté, rebelle intelligent, mû par un désir d’émancipation.
La musique occupe une place prépondérante du premier au dernier chapitre qui racontent l’organisation du concert à Carnegie Hall, en 1938, sur une idée du producteur John Hammond qui avait programmé Robert Johnson. Intitulé “From spirituals to swing”, ce concert devait faire le lien entre gospel et jazz, chants traditionnels et swing des grands orchestres modernes, avec des musiciens blancs et noirs sur scène, dans ce temple de la musique classique. Ce qui était loin d’être évident comme le montre le prêche rageur duRévérend Whitfield, opposant le gospel au blues profane et obscène, musique du diable, dans If I had possession of The Judgment Day. Certains chapitres introduisent des musiciens contemporains du guitariste comme Willie Brown, Son House dans Preachin’ blues ( Up jumped the devil) qui évoque la naissance du mythe . L’idée du pacte avec le diable est forgée par un journaliste dans Cross Road blues. On assiste à l’enregistrement d’une maquette en 1936 par H.C. Speir, découvreur de talents depuis son magasin de disques de Jackson ( Mississipi), dans Stones in my passway.Mais c’est Ernie Oertle qui fit graver à Robert Johnson, sa première galette pour Brunswick à San Antonio (Walkin’ Blues). On découvre enfin le récit haletant du traquenard dans lequel tombe Johnson, victime d’un mari jaloux, raconté par l’harmoniciste Sonny Boy Williamson (Malted Milk).
Avec cette construction savamment tissée à partir de rares éléments d’une vie qui s’est achevée trop vite, l’auteur donne à ce personnage imaginé une vérité historique et une certaine innocence. Il signe un roman très visuel, façon road movie. Un biopic potentiel dont les épisodes accrocheurs devraient inspirer des cinéastes. Ses inventions romanesques sont si plausibles qu’elles pourraient être authentiques. Ce récit plein de vivacité est aussi prétexte à une réflexion désenchantée sur la situation des Noirs dans le Sud, la vie épuisante sur les plantations. La condition dramatique des femmes donne lieu à des descriptions pleine de compassion de la mère, la soeur et de la femme de Robert Johnson morte en couches.
Faisant preuve d’une audace formelle des plus convaincantes pour retracer l’itinéraire trop vite interrompu d’un être doué, “un garçon qui voulait avaler le monde”et qui devint une légende, Jonathan Gaudet a réussi un livre inspiré et créatif que l’on abandonnera à regret, une fois terminé.
Nous avions salué comme il le méritait, le coffret (Jazz Ladies 1924/1962, FA 5663) de 3 CDs chez Frémeaux & Associés qui redonnait enfin aux femmes dans le jazz un rôle plus conséquent et une plus juste place. Jean Paul Ricard, un ardent défenseur des femmes dans le jazz, persiste et signe avec son copain Jean Buzelin, spécialiste de blues, mais aussi du Montmartre fin XIXème, de l’entre-deux guerres, période exceptionnelle avec des chanteuses de l’envergure d’une Damia, Frehel, Lys Gauty, Marie Dubas.
Second volet de la série Jazz Ladies, cette anthologie rassemble cette fois les pianistes chanteuses. Il est vrai que les femmes qui chantent, les canaris qui se tiennent près du piano, n’ont jamais eu par le passé et jusqu’à aujourd’hui, de problème de visibilité. Jean Paul Ricard et Jean Buzelin couvrent à eux deux toutes les chanteuses pianistes en jazz, blues, rhythm & blues, gospel sur la période qui va de 1926 à 1961, dans les respect des droits, selon une législation injuste du domaine public. Nos deux experts nous invitent à l’écoute, pour notre plus grand plaisir d’un second coffret de 3 Cds qui ne laisse aucune musicienne sur le bord de la route, et Dieu sait que ce fut «une longue marche» comme le souligne joliment JP Ricard. C’est une réévaluation de ces jazz women, souvent inconnues qui ont défriché le terrain pour les musiciennes d’aujourd’hui. Merci pour elles !
30 artistes et 76 plages à écouter, un livret de 24 pages de notes érudites avec les biographies des musiciennes sélectionnées : un travail de bénédictin qui n’omet rien du contexte de l’enregistrement, dates et personnel de la séance pour chaque titre. Un travail de mémoire et de réhabilitation de ces formidables musiciennes dont pour au moins 5 d’entre elles, on ne dispose même pas de leurs dates biographiques. Citons par exemple La Vergne Smith (CD2) autodidacte qui n’a enregistré que 3 albums et qui donne des versions du magnifique «Blues in the night» et de cette torchsong «One for the road» lancée par Fred Astaire dans The Sky’s the Limit, film de 1943, par ailleurs dispensable et immortalisée surtout par Sinatra.
Nos deux auteurs, chacun de leur côté, ont puisé dans leur vaste collection de LPs, et après un examen comparatif, ont déterminé les titres les plus représentatifs de chacune des chanteuses retenues, avant de monter à Paris au studio d’enregistrement pour la préparation du coffret, validé après restauration, mastering et une dernière écoute de la maquette. Du travail de pro !
La thématique choisie et l’époque nous font remonter aux musiques sources du jazz : les cinq dernières plages de chaque Cd sont respectivement dédiées au gospel, blues et boogie-woogie roots. A noter une curiosité Arizona Dranes, pianiste aveugle et son «It’s all right now», le titre le plus ancien, de 1926, mix de ragtime et barrellwoogie.Assurément un document!
Autre originalité de la sélection qui sort des sentiers battus, aucune chanson de la triade capitoline, des divas du jazz (Ella, Sarah, Billie) ni même de la petite cinquantaine de chanteuses que l’on liste souvent dans les magazines de jazz. On découvre des chanteuses qui, au piano s’illustrent dans le stride, le boogie, le blues, viennent de Kansas City, ont été repérées par Fats Waller. Ou ont un style original.
Ainsi, dans le premier CD (1926-1961) quelques belles découvertes, des pépites qui donnent envie de se remuer et de claquer des doigts avec une Cleo Brown très fraîche qui swingue dès l’ouverture dans le délicieux«Lookie, Lookie, Lookie, Here comes Cookie» (1935-1936) qui vous reste en tête toute la journée, une Lil Hardin plutôt gouailleuse qui eut sur la carrière de son mari Louis Armstrong une certaine influence (elle apparaît d’abord sous le nom d’Armstrong avec un Swing orchestra en 1938, puis sous son nom en 1961). Una Mae Carlisle de 1938 à 1944, repérée par Fats Waller qui balance des petites chansons formatées, à moins de 3’ souvent lestes. Et aussi un merveilleux «I met you then, I know you know»accompagnée de Slam Stewart et Zutty Singleton.Rien que ça et cet air aussi reste en mémoire... Avec Julia Lee, sur la couverture du coffret, on se paie une bonne tranche de blues, de boogie en trio ou avec ses Boy Friends (!) entre 1945 et 1947 «Nobody knows you when you are down and out». Impressionnante découverte, Camille Howard et Roy Milton & his Solid Senders dans un «Thrill me» sans équivoque en 1947 ou encore «You don’t love me»!
Le deuxième CD (1930-1961) varie aussi les styles, après la révélation d’une Martha Davis ou d’une La Vergne Smith, comment résister à la tornade, au débit aussi vif qu’humoristique, Nellie Lutcher dont on aimesa version de «Sleepy Lagoon». Rose Murphy est évidemment en plein contraste: voix de gamine, la «chee chee girl» créa «I wanna be loved by you» que devait lui chiper, et reprendre avec le succès que l’on connaît, Marylin.
Le dernier CD (1944-1961) évoque une période plus récente (!) et accueille d’ incontournables stars comme Shirley Horn toujours sur le fil, en équilibre instable, voix modulant entre grave et aigu, velouté et rauque ; la grande Nina Simone, éblouissante au piano qui aurait mérité en effet d’avoir une carrière de concertiste classique. Blossom Dearie qui rejoint la catégorie des voix juvéniles, acidulées, savait s’entourer de musiciens hors pair ( Herb Ellis, Ray Brown, Jo Jones, excusez du peu) pour recréer son univers intimiste. On peut préférer des voix plus «adultes», sans affectation, à l’énonciation parfaite comme celles de Jeri Southern «I don’t know where to turn» ou de cette Audrey Morris avec ses Bistro Ballads et un mémorable «Good Morning Heartache». On comprend que Billie et Duke soient allés l’écouter!
Guidés par l’expertise de tels connaisseurs, qui se sont livrés à ce «labour of love», non seulement l’amateur se régale mais se constitue ainsi un bréviaire du jazz, une discothèque vocale idéale et exhaustive de tous les styles de chanteuses-pianistes de cette période. Une anthologie précise, précieuse et indispensable pour l’histoire de la musique. Chapeau bas,Messieurs!
Noël est passé mais il est toujours temps de se faire plaisir et/ou d’offrir un beau livre sur un sujet passionnant, l’irruption d’un style musical qui révolutionna l’histoire de la musique aux Etats-Unis. Le bebop a donné au jazz ses lettres de noblesse, il semble revenu à la mode, question de cycle. Dizzy Gillespie aurait eu cent ans en 2017, Charlie Parker en août 2020.
Une histoire du bebop sortie aux Editions Du Layeur se déploie dans un livre élégant et aéré, entre respect des faits, chronologie souple et espace poétique de la peinture. Un grand plaisir de lecture, 268 pages de texte et d’images rares, agencées de façon surprenante, mettant en avant le regard d’un peintre autant que l’histoire d'un mouvement et de ses figures créatives. Le jazz, dans les livres d’art, c’est du noir et blanc et souvent de belles photos au cadrage précis. A moins que ce ne soient comme ici, de sublimes planches encrées qui mettent en musique le texte dans un écrin unique. Une très belle conception graphique (Eloïse Veaute), un design qui joue avec la typographie, le blanc et le noir et les pleines pages de Louis Joos, peintre et pianiste de jazz qui résume à lui seul les affinités sélectives entre expressions graphiques et musicales.
Attardons-nous sur ses encres, faites de soupirs, de silences, jamais de repentirs, qui n’illustrent pas au sens classique, le texte vif et documenté de Frank Medioni sur la révolution musicale, à New York, dans les années 40, qui traça une ligne de partage entre jazz classique (la Swing era et ses big bands, une musique de danse et d’entertainment) et le jazz moderne.
Comme dans une vraie association, des complicités se créent entre deux disciplines différentes. Alors que Frank Medioni rend compte de la complexité de cette révolution mélodique, harmonique, rythmique, les aplats sombres, les traits à vif, le geste continu, le surgissement du travail conçu sans vrai scénario de Louis Joos restituent la vie des boppers. Tous deux font revivre au fil des pages, les figures majeures, la puissance de jazzmen que l’on reconnaît à des accessoires ou détails : le météore Charlie Christian, Bud et Monk, les pianistes phare du bop, Kenny Clark le batteur qui ouvrit la voie à toute une génération, Mingus, et une mention spéciale pour Charlie Parker, un aventurier au sens de Debord, à savoir “celui qui fait arriver l’aventure”. Peu de femmes, le nom de Sarah Vaughan apparaît astucieusement sur les marquises des clubs.
Louis Joos livre ses encres d’un noir profond où les contours ne sont pas cernés, où le noir et blanc s’affrontent sans cesse sur le champ de la page. Une juste traduction, soulignée par le texte, de la vie des musiciens en club, du rythme épuisant des concerts (Sex, drugs & bebop), de la force du collectif à l’oeuvre de l’intensité, la violence douloureuse de la vie de musiciens en proie au racisme et à une farouche ségrégation (le bruit de la matraque du flic … sur le crâne de Bud Powell). On partage la vision du Harlem de ces années-là, la vibrante évocation des rues (la 52ème), les clubs, le Minton’s Play house crée l’événement, avant que l’histoire ne se fasse à l’Onyx (l’acte de naissance du bop)avec Dizzy dont le titre de l’autobiographie joue avec le rebond To be or not to bop. Il est vrai qu’il est insurpassable quand il s’agit de “Groovin high”, de “Salt peanuts”, chevaux de bataille du bebop. Bird et Dizzy sont liés à jamais, musicalement, mais le bebop est oeuvre collective. S’il s’attarde bien volontiers sur ses singuliers chefs de file, Frank Medioni cite tous les autres, la liste est longue et ne passe pas sous silence les seconds couteaux. (p.148).
Première expression d’une musique libérée, expérimentée lors de jazz sessions redoutables, cette “musique pour musiciens” est allée de pair avec les créations de la Beat Generation de Ginsberg, Ferlinghetti et évidemment Kerouac. Frank Medioni, en hommage à cette musique inouïe, au sens premier, d’homme en quête de liberté, a la bonne idée de citer le 239 ème chorus du Mexico City Blues, mais aussi “Rentrant à pied avec Charlie Parker” de Bob Kaufman.
La France n’est pas oubliée dans la dernière partie du livre, avec la guerre fratricide du jazz entre figues moisies et raisins verts, la naissance du schisme entre Delaunay et le pape Panassié. Le livre se termine d’ailleurs sur les bulles du pape, signées par les faux prophètes du jazz, à savoir Delaunay, Hodeir, Vian, dans le numéro de Jazz Hot de 1950. Le jazz à Saint Germain des Prés, toute une époque qu’anime le très actif Boris Vian, chantre du be bop.
Frank Medioni a réalisé un travail précis et précieux qui conviendra aux amateurs éclairés mais constituera une vraie découverte pour les non initiés comme le souligne judicieusement dans sa préface le roi René, notre René Urtreger. Le lyrisme de Louis Joos épouse parfaitement le sujet, la vie d’êtres passionnés, tendus vers la réalisation d’un objectif essentiel, la création de leur musique.
Il n’est pas superflu en ces temps d’inquiétude de se faire plaisir, de s’évader à travers un regard double, même tourné vers le passé.
L’histoire d’un phénix qui renaît de ses cendres, d’un homme d’un mètre quatre-vingt-quinze, incarnation du cool, qui a adapté le langage du bebop au saxophone ténor, est tombé dans la drogue, a passé presqu’une décennie en prison, a refait surface , pour jouer mieux que jamais. Et a été dirigé par le metteur en scène Bertrand Tavernier en 1986 dans Round Midnight, ce qui lui a valu une nomination à l’oscar!
Maxine Gordon, la veuve du saxophoniste, historienne et archiviste était la personne la plus indiquée pour raconter le récit d’une vie, une histoire humaine et professionnelle. Elle comble ainsi le vide, faisant preuve d’une tendresse réelle pour tous les défricheurs, pas toujours reconnus.
Merci aux éditions Lenka Lente de publier la traduction française de cette biographie, empathique forcément, mais qui a le mérite d’une intime et inégalable connaissance du personnage et de sa musique. Elle remet Dexter à sa juste place, l’inscrit au mieux dans l’histoire du jazz, en insistant sur sa personnalité, celle d’un individu qui tente de s’affirmer dans un monde peu enclin à lui faire place, en citant ses propos, reproduisant des fragments de ses textes fort bien écrits: la musique prend corps, le livre d’histoire devient un précieux document qui dépeint cinq décennies de la vie du jazz, l’économie du bebop, le rôle des syndicats, l’emprise de la drogue et l’acharnement de la police envers les consommateurs (plus encore que les dealers), le manque de sécurité dû à la ségrégation.
Plus qu’une somme érudite ou un travail de musicologue, au fil des vingt chapitres qui structurent son évocation qui file comme un roman et se lit comme tel, elle fait la part belle aux anecdotes, aux entretiens et aux souvenirs de nombreux musiciens. Car la vie de Dexter Gordon est exemplaire d’une époque, de sa communauté de musiciens, de tous ces grands jazzmen du passé dont Sonny Rollins dit qu’ils sont toujours là.
Un éclairage passionnant pour tout amateur de jazz, car elle parvient à rendre ce qui constitue l’essence de la musique de ce saxophoniste, compositeur fécond. Le suivant pas à pas, elle retrace son parcours de “La saga de Society Red” ("Society Red" était son surnom), de sa famille peu commune (son père, docteur, recevait Duke Ellington et Lionel Hampton, son premier employeur quand il quitte à dix-sept ans son foyer de Los Angeles) puis cite ses débuts, engagé par Armstrong, Billy Eckstine…D’un jeune ténor très prometteur dans le style de Lester Young (il allait jusqu’à poser en tenant son sax incliné de la même manière), il deviendra le premier bopper du ténor, même si le premier solo lui est disputé par Teddy Edwards. Il devient l’un des représentants de ce nouveau style et on se souvient de duels acharnés, de poursuite héroïque The Chase ( 12 juin 1947 enregistré sur Dial) avec Wardell Gray qui disparut tragiquement peu après.
Certains chapitres sont forts comme celui où le piège de la drogue se referme sur Dexter ; il disparaît près d'une décennie et c'est son retour avec l’enregistrement du bien nommé “The Resurgence of Dexter Gordon”, l’écriture de la bande son de la version californienne de la pièce The Connection, où entre les scènes, les musiciens jouent live. 1962 est l’année où il passe le cap, monte son quartet et enregistre pour Blue Note avec Rudy Van Gelder le mémorable Go! Avec “Cheese cake”, une des compositions-test pour tout sax ténor (1). Après un exil en Europe, en France et surtout au Danemark où il s’installe (une rue de Copenhague porte son nom), il fait son grand retour au Village Vanguard de New York en 1976, avec les enregistrements pour le producteur Michael Cuscuna de Home coming!
La dernière partie de sa vie serait plus morne si elle n’était marquée par son rôle dans le film de Bertrand Tavernier Round Midnight, en 1986 : s’inspirant de la vie agitée de Bud Powell à Paris, aidé par Francis Paudras, le scénario évolue vers une fiction autour d’un saxophoniste créé de toutes pièces, Dale Turner qu’incarne Dexter avec talent car il se souvient de son séjour à Paris en 1962, où il joua au Blue Note et enregistra avec Bud. Sa performance lui vaudra d’ailleurs une nomination aux oscars, prédite par Martin Scorsese. Film d’autant plus remarquable que toute la musique fut enregistrée live pendant le tournage! Dexter eut donc sa nuit aux oscars mais il se fit doubler par Paul Newman pour La Couleur de l’argent du même Scorsese!
Remarquable est donc cet essai pour rétablir une vérité : l’histoire de Gordon serait incomplète, se résumant à des instantanés éparpillés, des clichés comme celui iconique d’Herman Leonard qui le saisit dans une volute de fumée. D’autant que la nonchalance naturelle du personnage, sa philosophie particulière de la vie ne le poussaient pas à la concurrence. C’était un "brave type" peu envieux, appréciant les coups heureux du sort, il ne revendiquait rien, avait une élégance naturelle physique et morale. Maxine Gordon rétablit la continuité d’une existence originale, dédiée au jazz et remet en lumière un sacré musicien, géant du jazz. Jamais le terme ne fut mieux choisi… Un livre que l’on découvre avec bonheur et que l’on vous recommande, vous l’aurez compris!
NB: Ajoutons des photos originales et toujours saisies sur le vif comme celle avec la copine d’enfance, la tromboniste Melba Liston... et une bibliographie précise d’auteurs anglophones évidemment!
(1) Encore qu’un saxophoniste de mes amis précise que le vrai piège pour un saxophoniste est dans le “Fried bananas” de l’album éponyme de Prestige, en 1969.
Bruno Rougevin-Baville (piano, composition), Anaël Noury (batterie), Victor Gonon (guitare, composition), Maxime Isoard (basse). Studio de Meudon, Juillet 2019.
JMS/PIAS. Octobre 2020.
Ils ont déjà acquis une belle réputation dans les clubs parisiens, après avoir été remarqués lors du concours des Trophées du Sunside, ces quatre jeunes musiciens qui forment le groupe ATACAMA. Formés à l’International Music School de Paris, (IMEP), Bruno Rougevin-Baville (piano), Anaël Noury (batterie), Victor Gonon (guitare) et Maxime Isoard (basse) savent séduire.
Sur la base d’un répertoire personnel, le groupe ATACAMA propose une musique où se rencontrent harmonieusement jazz, rock, reggae, funk, en laissant une grande part à l’improvisation collective. Un cocktail qui plut ainsi au public du Sunside le 15 octobre dernier pour le lancement de l’album. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si cette jeune formation, après un premier disque autoproduit, est désormais produite par JMS, label qui s’illustre par son ouverture aux différents courants musicaux sans frontières.
Comme « nom de baptême », les quatre musiciens ont choisi celui d’un désert chilien aride, aux paysages somptueux et au ciel d’une clarté exceptionnelle. Leur prestation nous apporte un souffle de fraîcheur spécialement bienvenu en cette période maussade. Un groupe à suivre.
Cherchez la femme : Portrait de Géraldine en altiste.
Le jazz fut longtemps masculin par essence et la femme, souvent fatale comme dans les romans et films noirs. Elle se devait d’être glamour en tous les cas, surtout si elle était chanteuse...Heureusement, les choses évoluent et les femmes du jazz sont musiciennes avant tout!
Quatrième album en leader, ce Cooking, sorti il y a juste un an, dans le monde d'avant… en octobre 2019, a valu à Géraldine Laurent aux Victoires du JAZZ le titre de meilleur album de l’année et à Paul Lay, celui de meilleur instrumentiste. Ce qui méritait un rembobinage et un retour à cette période heureuse et irréelle, de l’automne dernier… Cela valait bien que, faisant jouer ma mémoire -Géraldine étant l’une des musiciennes que j'ai suivies avec une certaine continuité,je lui tire le portrait, à l’occasion de la retransmission de la soirée des Victoires.
FLASHBACK
C’était en 2006, un festival à Arles, au Mejan, consacré à la voix et aux femmes du jazz. Géraldine Laurent était déjà là : plutôt que de la faire jouer dans son Time out trio originel chez Dreyfus records avec Laurent Bataille et Yoni Zelnik, le programmateur Jean-Paul Ricard avait choisi de nous la faire découvrir autrement, en trio toujours, mais sans piano, avec Hélène Labarrière et Eric Groleau. Ce qui a également contribué au démarrage de la carrière de la saxophoniste est l'obtention du plus grand prix de l'Académie du Jazz, le Prix Django Reinhardt, en 2008, ex aequo avec Mederic Collignon.
Géraldine Laurent peut aussi bien faire danser le public de la Huchette que le désaltérer à la source fraîche de maîtres incontournables, les Sonny Rollins, Wayne Shorter dont elle a depuis toujours, écouté, relevé des chorus et "piqué"des plans, en toute humilité.
Comme dans un bon équilibre culinaire, on y reviendra, cela a son importance, bien qu’ ancrée au départ dans la tradition du be bop, elle est toujours en recherche, jouant "actuel" sur des bases classiques. On se souvient de son Around Gigi (2010) dédié à un autre altiste, hard bop formé au classique, Gigi Grice, de sa participation au Mico Nissim sextet avec, sorti en 2011 chez Cristal records avec Ornette/Dolphy/Tribute/Consequences. Certains ont le cerveau branché XIXème, sont fous de cinéma d’avant-guerre, Géraldine Laurent affectionne le jazz des années quarante à soixante qu'elle connaît très bien. C’est une travailleuse acharnée qui ne peut se lancer dans l’improvisation chère aux jazzmen que parce qu' elle s'appuie sur une technique parfaitement maîtrisée.
Elle est revenue au Méjan, forte de son Grand Prix de l’Académie du Jazz 2015 avec une belle équipe, un nouveau quartet, At work où le jeune et fougueux pianiste Paul Lay (autre coup de coeur de Jean-Paul Ricard qui fut l’un des premiers à le programmer à l’AJMI avignonnais) tord le côté classique de cette musique, inspirée des boppers et suiveurs. Un son droit à l' alto, des graves moelleux, une belle musicalité, une musique généreuse au sein d’une création continue, effervescente, qui coule sans effort en dépit d’une structure rigoureuse. Géraldine ne fait pas de longs discours en public, elle est là pour jouer, intensément et laisser interagir ses partenaires, d’autant plus librement quand elle est leader. Le groupe ne s’en prive pas car elle sait recentrer l’énergie des garçons autour d’elle. Plus que par un timbre ou un son vraiment particuliers, elle se distingue par le rythme qu’elle imprime à son discours, la façon d’articuler son propos, de le marquer de son empreinte.
Puis, ce fut un véritable coup de coeur avecceVisitation de Cyril Achard, en 2016, au Petit Duc d’Aix en Provence et au Mucem marseillais dans le cadre de Jazz des Cinq Continents. Amoureux du son de Géraldine, de sa façon de phraser, de son énergie radicale, le guitariste aixois a eu l’idée de lui proposer une collaboration autour de leurs deux instruments: elle jouait déjà régulièrement avec des guitaristes dans son trio sans contrebasse Looking for Charlie, avec Manu Codjia ou avec Nelson Veras, dans cette veine acoustique. Avec ce duo, c’était encore une façon d’aller droit au coeur de l’échange, comme dans une conversation: les notes en pluie serrée et persistante filent le long des doigts du guitariste, les accords s’enchaînent, les brisures rythmiques composent un chant grave, une mélodie heurtée ou au contraire d’une délicatesse extrême quand la saxophoniste mâchonne, susurre dans le bec et l’anche. C’est que chacun joue et prend en charge, à son tour, la partie rythmique, soulageant l’autre de cette tension continue.
En août dernier, écoutant le Jazz Club d’Yvan Amar, lors de la semaine d’ hommage à Charlie Parker, né le 29 août 1920, la voilà souveraine, animant la soirée au Sunside, avec l’autre grand altiste, Pierrick Pedron, dans le bien nommé “Bird vs Bird”. On ne pouvait mieux choisir car tous deux sont des solistes généreux, puissants, soucieux de mélodie et de rythme, qui aventurent leur alto dans le chant du désir plutôt que dans l‘aveu de la plainte.
Des chroniques récentes sur les DNJ ont souligné ses récentes collaborations avec Andy Emler dans son chaleureux No solo, où il se mettait résolument au service des autres et de leurs imaginaires. Et dans ce Fragments construit à partir des réminiscences émues de rock progressif d’Yves Rousseau, ce sont les soufflants qui se sont appropriés cet univers singulier pour le transposer, le faire dériver dans leur langage instrumental respectif. Géraldine s’avère ainsi une partenaire indispensable, démontrant la vitalité de son engagement et sa versatilité au meilleur sens, anglo-saxon du terme!
Dans son dernier opus COOKING, sorti en octobre dernier sur le label GAZEBO, adoubée par Laurent de Wilde qui la produit depuis At Work, elle nous invite à passer à table, après avoir mijoté un dîner succulent en quartet, à la tête de sa petite brigade du tempo. Loin des métaphores culinaires évidemment attendues, cet album survitaminé et épicé façon Espelette, si l’on en juge par la pochette, revisite l’histoire d’une musique aimée ; on cherche d’entrée quel standard elle peut bien reprendre avant de comprendre qu’elle joue ses propres compositions sans copier le plus américain des styles, même si le jazz vient de là-bas . Intemporellement moderne, cette musique ardente et tendre garde certaines résonances aujourd’hui, toujours porteuse de sens et de vertus formelles.
Sans avoir l’authenticité de ceux qui ont incarné le jazz en vivant le moment de cette irruption, les artistes comme Géraldine Laurent impriment autrement l’urgence de ce qui advient hic et nunc ! La saxophoniste a de la fougue et de l’expressivité à revendre, une vraie signature, aussi serait-il inexact de ne voir en elle qu’une représentante, même éclairée, d’un courant qui a fait ses preuves. Ne serait-il pas possible de trouver au contraire, une unité dans le jazz, au delà de la diversité même des styles?
Cette musique avance sans nostalgie aucune, et certains musiciens fidèlement, entretiennent l’héritage, le patrimoine collectif, sans figer pour autant l’évocation du passé et honnir l'avant-garde.
A chaque concert, avec la même matière, sur le même substrat, le quartet propose autre chose, et Géraldine aime retrouver en ses camarades de jeu, le plaisir de l'échange et de la stimulation.
En filant la métaphore, on pourrait ajouter que l’on respire le fumet, les effluves de cette matière sonore, très organique, entre complices choisis, pour leur connaissance précise de ce répertoire, de ce langage commun qui n’empêche pas de belles échappées, des épanchements du pianiste, à l’aise sur toute l’étendue du clavier. La rythmique est aux petits oignons (clin d’oeil auBecause of Bechet du batteur Aldo Romano qui avait parrainé la jeune musicienne en début de carrière, en conseillant au label Dreyfus de signer son premier album en 2008) avec le fidèle Yoni Zelnik qui connaît Géraldine depuis plus de 20 ans, tout de même, sérieusement accroché au mât de sa contrebasse et Donald Kontomanou, élégant et véloce derrière ses ustensiles, marmites et casseroles, véritable batterie de cuisine.
A tel point que le seul standard choisi ne dépare pas le reste des compositions. Revu à leur façon, développant d’autres variations, sans déformer ce You and the night and the music, le retouchant avec fougue et sensibilité. Ou comment faire retrouver dès l’exposition du thème, la saveur initiale du morceau, puis nous emmener assez loin pour nous désorienter avant de retrouver la mélodie, le fredon.
En suivant son programme rigoureusement mis au point, ce ressassement assumé donne du sens à cette toile tramée et tissée continûment. Si les premiers titres, particulièrement vifs, se détachent, le rythme s’amenuise dans les ballades “Boardwalk”, “Day off” (cette mélancolique errance n'arrive-t-elle pas les jours de relâche? ), imprimant un climat crépusculaire : voilà une bande-son parfaitement adaptée à un film noir, une errance urbaine sur des pavés luisants de pluie.
Il semble facile le chemin qui rend cette musique mélodieuse, lui donne l’éclat et la fluidité du chant, tente la voie d’un lyrisme discret, jamais trop expansif. Ce sont des compositions courtes qui ne brodent pas à l’infini, vont au coeur de la matière sonore comme ce pétaradant “Next”, ou cet “Early bass master” en hommage au grand chef de troupe et mélodiste Henri Texier. Ça joue vraiment et ça swingue avec un pianiste superlatif, Paul Lay qui joue comme Géraldine, adepte d’une déconstruction intelligemment assumée: un son très recherché et vigoureux, de l’audace dans les rythmes volontairement fragmentés. Même si on se retrouve en terranon incognita, le voyage réservera quelques surprises. Une musique à la fois libre et enracinée dans la tradition du jazz, un sax volubile, imaginatif dans son propos et tendre… La musique touche car dans sa complexité heureuse, elle reste très immédiate. Avec Geraldine Laurent, le courant passe, il suffit d’être en phase!