Disponible sur Arte.fr et dans les salles le 11 janvier 2023.
En décembre 1969, Thelonious Monk débarque à Paris, étape d’une tournée européenne, pour un concert à la Salle Pleyel (le 15), et répond à cette occasion à l’invitation de l’ORTF pour une prestation en solo et un entretien avec Henri Renaud qui feront l’objet d’une émission télévisée, « Jazz Portrait » (31 minutes), réalisée par Bernard Lion et diffusée (en noir et blanc) le 28 janvier 1970.
Le documentariste Alain Gomis apporte aujourd’hui sa vision personnelle (et vivement controversée, on le verra) de cette rencontre dans ‘’Rewind & Play’’, montage de 65 minutes des rushes de deux heures détenus par l’INA.
« Les rushes qui ont été conservés nous montrent un Thelonious Monk rare, proche, en proie à la violente fabrique de stéréotypes dont il tente de s’échapper. Le film devient la traversée de ce grand artiste, qui voudrait n’exister que pour sa musique. Et le portrait en creux d’une machine médiatique aussi ridicule que révoltante. » indique le dossier de presse consacré au film coproduit avec l’INA, disponible sur le site Arte.fr et diffusé en salles le 11 janvier prochain.
« Renverser l’angle » des images
« Henri Renaud n’est pas journaliste, mais pianiste de jazz, pourtant il en endosse le costume aussi maladroitement qu’avec zèle, analyse Alain Gomis. Il développe sa vision fascinée d’un génie incompris, d’un artiste maudit avant la consécration... On sent bien qu’il est admiratif, mais le décalage est profond. Il semble lui-même le jouet d’un engrenage ».
Convaincu de la nécessité de « se ressaisir des archives et leur donner de nouvelles lectures », le documentariste franco-sénégalais s’est ainsi attaché à « renverser l’angle avec lequel les images ont été filmées » et à « montrer la machine qui fabrique des points de vue tout sauf neutres et comment la télévision montre un musicien noir à cette époque ».
Le montage sélectif effectué par Alain Gomis présente ainsi les différentes « prises » de l’interview de Monk (1917-1982) où l’on voit Henri Renaud (1925-2002) formuler ses questions, marquer des temps d’arrêt, hésiter, reprendre sa formulation. Rien que de très habituel dans ce type d’exercices pour un journaliste professionnel même si l’intervieweur occasionnel semble vraiment peu à l’aise dans cet emploi. L’amateur de jazz lui aussi se sent pris d’un certain malaise face au traitement réservé à Henri Renaud accusé par le réalisateur de « condescendance » vis-à-vis de Monk tout au long de l’entretien. Serait-il dans l’ignorance des liens amicaux existant entre les deux pianistes qui remontent alors à une quinzaine d’années : c’est Henri Renaud qui fit venir pour la première fois à Paris Thelonious Monk en 1954, qu’il considérait alors comme « un des artistes les plus puissamment originaux de notre époque » ? Serait-il aussi dans l’ignorance du caractère « taiseux » de Monk qui ne goûtait guère (un euphémisme) les interviews et cultivait l’art du silence comme personne, laissant plus d’un interlocuteur pantois, même le plus pointu soit-il ? Et encore passons-nous sous silence les commentaires haineux déclenchés par le documentaire sur la blogosphère où certains qualifient Henri Renaud de musicien « bourgeois » et « raciste » !
Monk et Renaud, des amis de longue date
Les connaisseurs de Monk remarquent plutôt dans cet interview le regard amusé, empathique du compositeur d’Evidence face à un confrère qui « connaît la musique », respecté par ses pairs pour ses talents de musicien et de producteur (« Henri Renaud ? le grand genre » saluait Claude Carrière). Dans ''Blue Monk'' publié en 1995 par Actes Sud, Jacques Ponzio et François Postif écrivaient à propos de l’émission Portrait de Jazz : « il est évident qu’il (Renaud) connaît Monk depuis longtemps et que celui-ci l’apprécie ». Ayant visionné « Rewind & Play », les spécialistes de Monk contactés aujourd’hui par nos soins n’ont pas manqué de manifester leur « étonnement », leur « effarement » devant une telle relecture de l’histoire, devant une telle utilisation de rushes « simplement jetés en pâture au public ».
Et la musique de Monk, me direz-vous ? Filmé au plus près, et disponible en couleurs avec gros plans sur un visage transpirant sous les projecteurs et sur les mains avec bagues aux petits doigts, Monk tel qu’en lui-même, fumant, s’abreuvant, joue en solo du Monk (Misterioso, Round Midnight…). Une heure de bonheur pur qui figurait sur le DVD publié par Mosaïc en 2011 en partenariat avec l’INA et présentant en bonus quelques images du séjour de Monk à Paris et des extraits de son entretien avec Henri Renaud, enrichis d’un livret éclairant. Un DVD hélas difficilement trouvable aujourd’hui. Pour paraphraser la loi de Gresham, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ».
Jean-Louis Lemarchand.
©photo Jim Marshall & X. (D.R.)