Alain GERBER
Fayard , 2009
650 p, 25 euros
On écoute et lit Alain Gerber depuis si longtemps qu’il nous est devenu familier. Il creuse
le même sillon « Black and Blue » avec une énergie rare et éclaire d’un angle toujours original son
terrain favori d’exploration, la musique de jazz.
Après nous avoir fait comprendre au travers des vies de ses drôles de héros, Louis Charlie, Billie, Chet que « le jazz est un roman», l’écrivain s’attaque à un gros morceau, aux racines même de cette musique, le blues . Et à sa façon, il réécrit la vie de ces petits, ces obscurs, ses sans-grade, qui ont façonné l’histoire de cette musique essentielle du XXème siècle, le jazz.
Il sait comme personne entrer dans l’insondable flux des consciences, mêler grande et petite histoire, raconter la guerre de Sécession, le sud vaincu et dévasté, le destin de musiciens noirs au cœur de la tourmente. Car si les esclaves sont libres, personne n’a encore le cœur à se réjouir. « Délivrés de nos fers, nous avons été pour la plupart d’entre nous, enchainés à notre malédiction par notre liberté même. »
Le pays est aux mains des profiteurs, des «carpetbaggers » et les noirs font toujours les frais de la violence ordinaire. La mort, la violence, le désespoir orchestrent ce récit haletant de cinq voix , cinq monologues qui se livrent à tour de rôle.
Chaque chapitre qui porte le nom d’un personnage, commence par "Je me suis levé ce matin". Mais "pour l'homme noir, tout est toujours du pareil au même. Il se lève avec le jour, mais quand il sort de sa cabane, c'est pour pénétrer dans une autre sorte de nuit". Pourtant, que de pulsions de vie, de désir, d’amour irriguent ce texte fluide.
Le roman traversé du souffle épique d’une histoire pleine « de bruit et de fureur » raconte cette Amérique esclavagiste, à travers la vie, l’errance, les souffrances de trois personnages principaux dont les voix se relaient, au rythme des chapitres : Nehemiah, le surdoué qui apprend le piano en même temps que le fils de son maître, le vil Devereaux qu’il finira par tuer ; Silas, son ami, qui joue du banjo, de l’harmonica, et de la guitare, enrôlé dans l’armée, cherchant désespérément à retrouver sa femme, deviendra « Blind brother Silas ». Quant à la femme, Cassie, ancienne esclave de la plantation Devereaux, elle a fui avec sa petite fille Loretta, vers le Nord, terre promise, pour retrouver son homme.
Le lecteur suit les routes, les cicatrices de la géographie américaine du Delta, de la Nouvelle Orleans où les musiciens se réfugient, à la Californie dont les chemins de fer furent aussi construits par les Chinois .
Et la musique naît, chant réprimé le long de la ligne Mason-Dixon , de démarcation raciale que suit le « chemin de fer souterrain » gardé par de cruels serre-freins .
Nehemiah, improvisant pour la première fois, pour son maître sur « Yellow rose of Texas » connaît cette étrange sensation que d’ignorer ce qu’était cette musique et pourtant de ne plus vouloir en jouer d’autre …
La musique, encore inouïe, où il aurait reconnu le mystérieux objet de son désir n’est ni celle de l’Afrique ni celle du Blanc : la musique du Noir déporté sur cette terre américaine.
Pour Silas, « la musique ce n’était qu’une mixture, un cafouillis de toutes celles que je connaissais déjà. Je prenais un morceau d’un chant d’église, un morceau d’une valse ou d’une polka que jouait Néhémiah, des choses étranges apprises en Louisiane, et des souvenirs que les Anciens gardaient de l’Afrique.J’ajoutais des bruits de la nature, de la ferme et quelquefois des bruits de train. »
Alain Gerber s’est emparé de l’Histoire pour en faire une matière romanesque dense et colorée, lumineuse et violente . En éclaireur avisé du passé, avec une forte identification à ceux qui ont permis la naissance de cette musique qu’il aime tant, il recrée une Amérique très vivante.
On s’imprègne de ce foisonnant récit comme d’ une fresque sur grand écran : si l’arrière-plan brossé est celui d’ « Autant en emporte le vent », on est loin de son manichéisme ou de celui d’une fiction historique comme « New Orleans ».
Blues, ce serait vivre dans le comté imaginaire de Yoknapatawpha , non du côté des « petits blancs » de Faulkner ou Caldwell, mais avec les personnages de Toni Morrisson dans « Beloved ». Avec, en constant accompagnement, cette musique « qui n’appartient à aucun des hommes qui la colportaient de ville en ville … une musique immense, qui n’avait en aucun musicien ni son commencement ni sa fin. Une musique à peau sombre…
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