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Claude Carrière et Rebecca Cavanaugh, Montpellier 25 juillet 2014
Quand j'écris ces lignes, le dimanche 21 février, Claude est mort depuis un peu plus de 24 heures. J'ai appris la sombre nouvelle dans le métro qui me conduisait à la Maison de la Radio pour un concert à huis-clos, avec en première partie le quartette de Géraldine Laurent (une musicienne que Claude contribua largement à faire connaître au début de sa carrière), et en seconde partie le quintette d'Olivier Ker Ourio. Cette seconde partie étant en direct sur France Musique, dans l'émission 'Jazz Club', inventée en 1982 par Claude Carrière et Jean Delmas, qui la co-produisirent jusqu'en 2008. Funeste coïncidence. Me reviennent aujourd'hui à propos de Claude une foule de souvenirs, d'amateur d'abord, à l'écoute de France Musique, puis de collègue, et d'ami.
J'avais écouté avec passion, à la fin des années 70, les premières années de la série 'Tout Duke', dont Claude produisit pour France Musique quelque 400 épisodes. Et j'avais lu ses articles dans Jazz Hot, même si mes goûts et autres choix idéologico-esthétiques me rattachaient à la 'famille' de Jazz Magazine. J'ai rencontré Claude et Jean Delmas (et aussi André Francis) en juillet 1981 au festival de Nice. Je faisais des émissions de jazz sur Radio K, une radio francophone basée à San Remo. Station à la naissance de laquelle j'avais très activement participé : un ministre de Giscard avait déclaré (révélations du Canard Enchaîné) que nous étions «un poignée d'aventuriers gauchistes». Pas faux. Contact très amical avec Claude et Jean, manifestement très intéressés par notre démarche libertaire (et puis, une radio où il y a plusieurs émissions de jazz chaque semaine, ça leur parlait !).
En janvier 1982, alors que je dînais seul après mon émission dans la cuisine de notre hôtel transformé en station de radio, j'ai écouté un des premiers 'Jazz Club' sur France Musique avec Barney Wilen. Or peu avant Barney, que j'avais rencontré à Nice, et qui était venu improviser en direct pour nous pendant trois heures sur des mixages de musiques et autres divagations sonores, m'avait ouvert les portes de Jazz Magazine, conseillant à Philippe Carles de me recruter. J'étais avant cela à Lille, et je n'aurais pas postulé à JazzMag, par égard pour mon pote Gérard Rouy qui officiait déjà depuis plus de 10 ans dans ces colonnes. Encore une rencontre, encore une chance. Le mois suivant, après la fermeture de Radio K, venu à Paris rejoindre ma petite amie, je cherche du boulot. René Koering (celui-là même qui avait accepté l'idée du 'Jazz Club'), cherche de nouvelles voix pour France Musique. Fin février, je suis reçu par Koering, qui a bien aimé l'enregistrement du direct avec Barney (je lui ai bien dit que je n'avais fait que concrétiser une idée du saxophoniste....), et cinq semaines plus tard je fais mes débuts sur France Musique le samedi matin dans l'émission de Philippe Caloni consacrée à l'actualité du disque, et où je vais succéder à Lucien Malson pour traiter l'actualité phonographique de ma musique préférée. Pour le petit gars de province que très peu de gens dans la micro-jazzosphère connaissaient, encore un coup de chance.
Et l'évocation de Philippe Caloni ravive un autre souvenir. En juillet 1982, toute l'antenne de France Musique est au festival d'Aix-en-Provence, y compris les jazzeux, et je fais quotidiennement à Aix une émission que j'aurais pu faire dans les studios de Paris. Nous sommes sur une terrasse, devant l'Institut d'Études Politiques où sont nos studios provisoires, à l'heure du pastis, et nous chantons à tue-tête (à peu près juste et en place....), le thème Hot House, composé par Tadd Dameron et immortalisé par Gillespie et Parker. Joyeuse tablée avec Caloni, Claude, le réalisateur Michel Gache, Jean-Paul Beaugelet-un technicien féru de jazz-, et quelques autres dont votre serviteur....
Une foule d'autres souvenirs au fil des années, comme ce soir où deux jeunes producteurs de France Musique avaient organisé une soirée privée entre nous, hors antenne, au studio 106, où ceux et celles qui le souhaitaient (productrices et producteurs, réalisatrices et réalisateurs, technicien.ne.s, attaché.e.s de production....) étaient convié.e.s à jouer pour leurs collègues. On écouta ce soir-là un mouvement de sonate pour violon & piano de Brahms, un quatre mains sur quelques danses hongroises du même, une mélodie de Rachmaninov, et les jazzeux ne furent pas de reste, au piano : Arnaud Merlin joua en trio Israel de Johnny Carisi, Yvan Amar nous offrit un solo improvisé d'une insolente sinuosité harmonique, Claude était attendu en milieu de programme pour jouer Ellington ou Strayhorn, et votre serviteur devait intervenir en fin de soirée. Mais Claude était en retard : on me demanda d'anticiper ma prestation. Et pendant que je me livrais à une variation sauvage intitulée Le chien d'Igor aboie et la caravane passe, massacrant les accords du Sacre, et aussi un court fragment mélodique de L'Oiseau de feu, avant de glisser vers les harmonies de Caravan (une des rares tonalité où je puis, très sommairement, improviser....), Claude fit une magistrale entrée en haut du gradin du studio. Le voyant, je fus pris d'une panique insondable, comme un délinquant pris sur le fait : massacrer le Duke devant la Statue du Commandeur des Ellingtonophiles, c'était un crime de lèse majesté ! Mais le piano du studio 106 (un Steinway 'D' de Hambourg de la fin des années 90) était d'une telle qualité, c'était un tel plaisir que de le maltraiter, que j'ai accompli mon forfait jusqu'à l'ultime accord (de Fa, très altéré). Claude, toujours bon camarade, et naturellement bienveillant, ne fit aucun commentaire désobligeant à propos de mon sacrilège....
Vers la même époque un directeur de France Musique voulut faire une grande opération en direct du Jazz Club de Méridien (baptisé à l'époque 'Jazz Club Lionel Hampton') car le grand Lionel lui-même devait y donner un concert. Ce n'était pas un vendredi, mais le directeur voulait que Carrière et Delmas en fissent une soirée spéciale de l'émission 'Jazz Club'. Nous pensions tous que le grand Lionel Hampton, alors âgé de 92 ans, n'était plus à l'époque musicalement qu'un pâle reflet de son considérable talent passé. Ce ne fut donc pas un 'Jazz Club' spécial, mais une soirée exceptionnelle de France Musique. Depuis deux ans j'avais la responsabilité du Bureau du Jazz, Claude et moi avions comme activité principale, et presque exclusive, la radio. Il nous fallut donc avaler la couleuvre et faire ensemble ce direct. Le directeur savait que ce serait, médiatiquement (sinon musicalement....), un événement, et quelques jours plus tard il exhibait triomphalement un argus de la presse (photocopie des tous les articles de presse, avant et après cette soirée) de plus d'un kilo ! Manifestement lui et nous n'avions pas la même conception de notre métier. Nous fîmes vaillamment ce direct, avec des invités (donc certains 'suggérés' par la direction) qui parlèrent surtout d'eux-mêmes, et assez peu, et peu pertinemment, de Lionel Hampton. Lequel joua, comme il put. Souffrance pour une partie des présents, et des auditeurs de France Musique, et aussi manifestement pour les musiciens qui l'accompagnaient, qui tenaient à conserver un autre souvenir de ce héros du jazz. Le seul bon souvenir de cette pénible soirée, ce fut Sacha Distel, très affable, qui parla brillamment de Lionel Hampton, de ses émois d'amateur, et de l'enregistrement qu'il avait fait pour Barclay avec Hampton en 1955. Sacha fut le seul qui vint à la fin du direct nous saluer. Je ne le connaissais pas personnellement, mais pour moi il était le guitariste d'un très beau disque avec John Lewis et Barney Wilen, en 1956, et l'homme confirmait mon préjugé favorable.
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Le Jazz Chamber Quintet, pendant la répétition, 25 juillet 2014
Je vais clore là cette litanie des souvenirs professionnels qui m'ont lié à Claude Carrière, alors qu'il en est bien d'autres. Mais je voudrais conclure par celui qui, peut-être, me tient le plus à cœur. Nous sommes en juillet 2014. Claude a été écarté de France Musique en 2008, et il a mal vécu cette injuste éviction. J'ai moi-même appris deux mois plus tôt que Radio France ne renouvelle pas mes contrats. J'ai encaissé mais je n'en mène pas large. Pour la programmation de jazz du festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon j'ai conçu une série de concert où figuraient le trio de Manuel Rocheman, le quartette de Boris Blanchet, beaucoup d'autres, dont Dominique Pifarély qui conclurait le festival, et qui serait mon ultime production pour Radio France après 32 ans de présence. Et le 25 juillet, veille de ma dernière prestation, j'accueillais le formidable 'Chamber Jazz Quintet' avec en invité André Villéger. Le groupe rassemblait la chanteuse Rebecca Cavanaugh, Frédéric Loiseau, Marie-Christine Dacqui, Bruno Ziarelli.... et au piano Claude Carrière. J'écris formidable pas seulement en pensant à l'adjectif que Claude utilisait volontiers, mais parce que j'aimais beaucoup ce groupe. Juste avant d'entrer sur scène, alors qu'en coulisse je m'apprêtais à faire l'annonce de présentation avant de laisser place aux artistes, Claude semblait paniqué à l'idée de jouer devant ce très nombreux public (plus de 1.500 spectateurs dans l'Amphi d'O), et les micros de notre chère radio en prime. Le doute et l'angoisse de celui qui était pourtant plus que légitime. Claude entra vaillamment sur scène avec ses amis. Le concert commençait avec une composition à lui dédiée par son ami le guitariste Frédéric Loiseau, Blues for C. Introduction par le piano seul. Claude avait vaincu le démon furtif de l'angoisse d'avant-scène. L'intro était magnifique. Le concert le fut tout autant. Il fut diffusé à la rentrée par une consœur de France Musique. C'est ainsi que l'Ami Claude fut un repère dans ma vie de radioteur occupé de jazz, de ses prémices jusqu'à sa conclusion. Merci Claude !
Xavier Prévost
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L'Amphi d'O à Montpellier, photo Luc Jennepin