Jean AMERY Sous l’emprise du jazz
Postface de Francis Hofstein
Edition Le Retrait éditions le Retrait |
Certains des personnages les plus illustres du jazz forment le coeur de ce recueil de Jean Améry publié en 1961 (en réalité…Harry Maier ou Mayer, né à Vienne en 1912-on reviendra sur l’auteur dont le destin hors du commun valait la peine d’être dévoilé). De Louis Armstrong « Satchmo for ever » en tête de cette petite sélection de récits sur les gens du jazz parce que le son clair et triomphant de sa trompette, le crépitement rouillé de sa voix sont le jazz pour des millions de gens à l’élégance discrète de l’impeccable John Lewis « Le jazz -pour aller où ? » qui termine cette série de vingt musiciens (quinze noirs dont quatre femmes, cinq blancs dont un Français, Django, pour certains presqu’oubliés comme Mezz Mezzrow dont l’autobiographie préfacée par Henry Miller La Rage de Vivre (Really The Blue, 1946) fit grand bruit dès sa sortie.
Un choix classique pour l’époque, forcément subjectif comme toute tentative de la sorte, jamais exhaustive. Jean Améry évoque encore Bessie Smith, la triade capitoline, Mahalia Jackson, Duke Elllington, Charlie Parker, Miles Davis, Dizzy Gillespie, Gene Krupa sans Benny Goodman, Lennie Tristano.
Ce sont des textes courts qui parurent dans les « petites feuilles suisses » dans les quinze années qui suivent la guerre, qui passeraient aussi bien pour des notes de pochettes, des présentations et chroniques pour des magazines, aperçus historiques, compte rendus de concerts.
Pourquoi le jazz ? Ce sera en effet la seule tentative d’un écrivain connu pour des sujets autrement « sérieux » , citons Par delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable publié en Allemagne en 1966 et en France en 1995 chez Actes Sud. C’est que Jean Améry voit en ces grands musiciens de jazz les derniers rebelles, les « vrais » artistes qui se font l'expression d'une liberté artistique absolue et d'un individualisme farouche dans un monde souvent hostile.
Quel est donc l’intérêt de ce travail que l’on pourrait rapprocher d’autres lectures du jazz comme L’improviste de Réda ou Fiesta in Blue d’Alain Gerber? On lit très vite et avec grand plaisir les observations savoureuses de l’auteur même si elles ne sont pas de la même teneur littéraire. Ce recueil en forme de bréviaire a le mérite de l’antériorité et ce n’est pas rien… Au delà de l’opportunité d’écrire sur une musique aimée et des musiciens admirés, on retrouve le portrait d’une époque où le jazz occupait une place essentielle. Et selon les mots d’Améry dans sa courte mais pertinente préface, il ne voulait écrire ...ni une histoire du jazz, ni un Who’s Who exhaustif … mais un tableau du démoniaque du jazz et de la dimension humaine des messagers d’une forme artistique… à bien des égards méconnue . Il évite tout recours à la technique musicale, ne se posant en aucune façon en expert, s’intéressant plutôt à une « Psychopathologie du jazz », le titre choisi pour qualifier Charlie Parker.
Un livre que l’on dévore aujourd’hui avec curiosité, voire nostalgie. Un coup d’oeil dans le rétro.
Si vous voulez suivre mon conseil, lisez en premier la longue postface (31 pages) très précieuse de Francis Hofstein, à l’origine de cette réédition. Ecrivain en jazz, grand lecteur s’il en est, un « connoisseur » du jazz comme disent les Anglo-saxons, collectionneur fou et psychanalyste.
Si on ne possède son expertise en aucun de ces domaines, il éclaire la lecture de Jean Améry par un rapprochement avec sa vie qui expliquetait sa compréhension empathique du jazz . S’il veut autant faire connaître la souffrance des musiciens, c’est qu’il partage avec certains de ses « héros » une existence tragique, juif étranger en son pays, exilé dans sa langue, l’allemand dont il se sent prisonnier alors qu’il vit en Belgique.
Sous l’emprise du Jazz est en fait la traduction élégante d’ Im Banne des Jazz ( Zürich, 1961) : ghostwriter sousmis à des contraintes d’écriture alimentaires souvent, Jean Améry n’hésita pas à en finir, choisissant la mort volontaire en 1978, "ne laissant à personne pas même à Dieu, le soin de se l’approprier". Il avait d’ailleurs, après un certain temps de silence sur son expérience de la déportation, tenté un essai essentiel sur ce qu’il nomme l’insurmontable. Si tous ces portraits n’ont pas une fin aussi sombre, on sait bien que Bix Beiderbecke, Billie Holiday, Lester Young, Charlie Parker pour ne citer que les plus célèbres d'entre eux n’eurent pas besoin d’un tel geste pour en finir tant leur conduite fut souvent suicidaire.
C’est cette troublante familiarité entre sa vie et le parcours jalonné d’obstacles de ses modèles qui fait l’intérêt de ces pages. Sans jamais se mettre en scène, Jean Améry nous parle autant de lui que de ses musiciens de coeur : par un phénomène d’identification, il s'approprie de l’intérieur la force vitale des luttes et des combats de jazzmen Noirs et Américains en majorité, en proie à l’oppression et l’humiliation. Le jazz a besoin de corps sur lequel il revient dans chacun des portraits qu’il propose souligne Francis Hofstein.
Améry-Maier prend plaisir à raconter le« métier » et ses conditions dans de très brèves pages biographiques ramassant musique et politique, esthétique et éthique.
On lira donc avec un intérêt tout particulier ces textes qui n’ont rien de triste, écrits au plus près de la réalité de cette musique dans un certain élan, celui d’un jazz toujours vif.
Sophie Chambon