Adieu Rémi
En 2004, un quartet franco-américain se retrouve à l’AJMI à Avignon. Le guitariste Rémy Charmasson est le trait d’union entre le duo américain Drew Gress / Tom Rainey et le saxophoniste André Jaume qui fut son professeur au Conservatoire. C’est la première fois que j’entendis Rémy et je pus suivre toute l’aventure de cet album produit par l’Ajmi sur son label Ajmiseries. Compromis entre écriture et improvisation, cet album élégant qui mit très longtemps à sortir se prêtait à l’exercice de formes ouvertes, rythmiquement complexes heureusement immédiates, « organiques » comme le suggérait lors de l’enregistrement le batteur Tom Rainey.
J’avais écrit :
« Aucune règle ne détermine ce qui se produit là, si ce n’est une complicité intelligente alliée au travail le plus rigoureux. Ces quatre-là savent s’écouter, se chercher, se trouver par mini-solos interposés, échanger questions-réponses, dialoguer dans une virtuosité réjouissante, avec le goût de la mélodie au besoin déconstruite. Peut-être pourrait-on avancer que la brillance, l’extravagance sont la marque du guitariste qui ne tombe pas dans le piège attendu du lyrisme alors qu’ il en a toutes les possibilités, les compositions plus lentes, mélancoliques telles ce « Fumaccia » du fait d’un souffleur, capable d’une douceur extrême du jazz de chambre à la Giuffre. »
On se souvient évidemment de sa relecture de Jimi Hendrix dans « The Wind Cries Jimi » en 2013. Il attendit longtemps avant de créer ce quintet si personnel autour du gaucher de Seattle.
S’il ne voulait surtout pas rivaliser en riffs de guitare saturée, en distorsions déchaînées, Rémi Charmasson connaissait tout ou presque de son instrument et il en parlait bien. Il ne voulait pas trop la jouer « guitar hero » sauf sur quelques moments judicieusement choisis (on peut tout de même se faire plaisir) "Voodoo Chile " ou "Wait Until Tomorrow " qu' Hendrix considérait bizarrement comme une chanson commerciale.
Nul doute que Charmasson savait faire chanter ses guitares, il avait grandi avec Jimi Hendrix, s’était nourri de l'époque et de sa formidable richesse et il tentait alors joliment ses propres variations avec une autre instrumentation et des musiciennes (Perrine Mansuy, Laure Donnat).
Ce que j'aimais surtout c'est quand Rémi dressait le portrait de « son » Amérique rêvée, littéraire, cinéphilique et musicale, une création imaginaire qui correspondait en bien des points à notre vision d’outre-atlantique nourrie depuis le plus jeune âge des souvenirs de films, de poèmes et de couleurs d’expressionnistes abstraits ou lyriques. Puisant dans une connaissance infaillible de l’Amérique profonde, il joua souvent avec les fantômes des « Dharma Buds » sur la route, la « Highway 61 Revisited » de Dylan. Il ne pouvait qu’être sensible à la voix de Jim Harrisson, le poète du génocide indien, le fermier du Nord Michigan que nous fit connaître l’éditeur Christian Bourgois dans la traduction de Brice Matthieussent. C’est alors tout l’univers de Charmasson qui se décalquait en arrière-plan : la nature, les grands espaces, la pêche et la randonnée, la fraternité de jeu. S’il demeurait fasciné par le mythe américain, il ne perdait pas pour autant ses repères sudistes, ancré dans son terroir, comme le souligna très justement Jean-Paul Ricard. Non seulement les deux hommes se connaissaient très bien mais Charmasson avait pu rencontrer dans sa prime jeunesse, autour du foyer créatif de l’Ajmi, "ses" Américains du jazz , du saxophoniste Joe Mc Phee au clarinettiste Jimmy Giuffre.
La musique que composait Charmasson avait l’âpre beauté du « Wilderness ». Ses grandes Manœuvres ( autre Ajmiseries de 2008) l’entraînaient dans diverses configurations avec une utilisation parfaitement contrôlée d’une ou de deux guitares, la sienne toujours délicieusement rock quand il jouait par exemple avec Philippe Deschepper sculptant l’espace des sons à la manière d’un plasticien. Ses complices pouvaient être aussi bien Eric Longsworth, le violoncelliste canadien qui nous entraînait souvent sur le versant folk ou country rock ou les copains de toujours Claude Tchamitchian et Eric Echampard.
Le jazz etait abordé sans parti pris au même titre que les autres musiques fondatrices de l’américanité (folk, country, blues et rock). Sa guitare recréait les images du genre tout en les déplaçant selon une perspective autre, tout aussi marginale. Certains de ses albums pouvaient s’écouter comme la bande-son d’un voyage vers un Ouest désespérément vaste.
Le dernier album dont je me souviens fut le duo de 2019 avec le guitariste Alain Soler « Mr A.J » sur le label Durance, un hommage émouvant à André Jaume l’une des figures emblématiques du jazz d’avant-garde des années soixante- dix, original dans le meilleur sens du terme.
Ce soir je songe à l’ami André qui lui aussi doit avoir le coeur lourd.
Sophie Chambon