Le Mot et le Reste, collection Attitudes
422 pages, 26 euros
2009, Bill Bruford a soixante ans. Les temps changent, il ne prend plus son pied sur la route. L' a-t-il jamais pris d'ailleurs ? Après quarante ans d' une carrière dédiée à la musique et à la batterie, il décide de raccrocher et nous livre son autobiographie sans détour, une somme pas vraiment anecdotique. C'est la première fois qu'il nous est donné de suivre la vie (compliquée) d'un musicien célèbre, Bill Bruford s'expliquant sans langue de bois sur ses participations dans divers groupes : Yes, à ses débuts à 19 ans en 1968, King Crimson avec des sorties et retours sur 20 ans, son passage à Genesis quand Phil Colllins abandonna un temps les baguettes pour se mettre à chanter, mais aussi son aventure dans l'anarchique Gong, dans la " fournaise ardente " UK, sans oublier la création de ses propres groupes, Bruford puis le quartet de jazz moderniste Earthworks. Intéressant point de vue qui n'est pas celui d'un fan même érudit, mais d'un musicien au cœur de la tornade entre pop, rock et jazz. Comme le déclarait Miles Davis en 1969, Bill Bruford est obligé de " changer ", d'accepter " comme une malédiction " sa feuille de route. Bruford est un Anglais éduqué, de la classe moyenne de l'après guerre, qui plongea dans l'underground sans vraiment jamais réussir à choisir entre ces musiques : né en 1949, ses références sont jazz, ses batteurs préférés sont Max Roach et Art Blakey, la pop des Beatles et des Stones ne l'intéresse pas plus que cela. Comme il arrive au bon moment, il participe à la naissance du rock prog qu'il contribuera à développer. Travailleur acharné, scrupuleux, sans complaisance, Bill Bruford décrit de l'intérieur la vie d'un groupe de rock progressif (il en donne une des meilleures définitions page139 ), les galères de la vie d'artiste, déjouant ainsi certaines idées reçues. On apprend beaucoup sur l'industrie du disque, les conditions d'enregistrement, les concerts et la vie en tournées, de la fin des années soixante aux années deux mille. Cupidité de managers et de producteurs plus que contestables, naïveté des musiciens qui se laissent déposséder de leur travail. Ses anciens compagnons, Ian Anderson, John Wetton, Robert Fripp, Phil Collins, Alan Holdsworth, Chris Squire, s'ils ne sont pas toujours épargnés, sont jugés sans trop exagérer le trait, avec humour même.
Le Mot et le Reste a réussi le tour de force, après le très complet Rock progressif d'Aymeric Leroy, expert en la matière, d'évoquer en deux livres King Crimson et Bill Bruford, l'une de ses principales figures. La traduction de Leroy est parfaite, avec juste ce qu'il faut de recul pour mettre en valeur la construction en chapitres précis, aux titres attractifs, découpant ce parcours en épisodes savoureux que l'on lira à son rythme et selon son désir. Le dernier chapitre " Lâcher prise " pourrait se lire en premier, dévoilant ainsi le retour sans indulgence sur une vie pas si exceptionnelle et pourtant exaltante. Au moment du bilan, au delà des mirages du show business, cette introspection constitue une analyse rigoureuse d'un milieu controversé, passionnant pour l'amateur, désespérant pour l'artiste. Et fait la part des choses entre succès, célébrité et talent. Suivant une chronologie finement établie, la narration, sans être platement linéaire, suit cet univers rock en expansion dont les contours ne sont pas encore complètement connus. Un parcours rarement chaotique malgré certains repentirs, avec une ligne assumée de la part d'un musicien authentique qui a marqué de sa personnalité presque tous les albums qu'il a enregistrés. Bruford a su gérer sa carrière, sans tomber dans l'exaltation mystique de Yes, la sombre démesure de King Crimson. Sans aucun scandale, menant une vie familiale rangée, c'est au fond un type très ordinaire … sauf qu'il a traversé l'histoire de la musique populaire des quarante dernières années, participé à quelques-uns des plus grands groupes, alors que les rock stars explosaient en vol …
Absolument indispensable, enlevé, percutant et instructif !
NB : un index suffisant et une iconographie (photos, pochettes...) très bien insérée dans le texte.
Sophie Chambon