BRAD MELDHAU & KEVIN HAYS (Nonesuch 2011)
CHICK COREA & STEFANO BOLLANI ( ECM 2011)

A quelques semaines d'intervalles sont sortis dans les bacs deux duos exceptionnels de pianistes : d'un côté Brad Mehldau avec Kevin Hays pour un enregistrement en studio et d'autre part Chick Corea et Stefano Bollani pour une série de concerts enregistrés en public.
Deux approches radicalement différentes de la rencontre. Deux exigences différentes. Et pourtant, dans les deux cas, une même magie qui opère, un art de la fusion qui se crée sous les doigts de ces immenses musiciens.
Chez Brad Mehldau et Kevin Hays ( tous deux anciens pianistes chez Joshua Redman), c'est d'un travail construit de longue haleine, envisagé depuis 2007 qu'il s'agit. Un désir de faire quelque chose ensemble qui taraudait les deux pianistes . S'ils avaient d'abord en tête un projet autour des "Métamorphoses" de Richard Strauss c'est finalement autour de leur rencontre avec Patrick Zimmerli, compositeur oeuvrant plus dans la musique contemporaine-classique que dans le jazz que ce projet prit finalement forme. L'inspiration de celui-ci (et en partie le matériau de cet album) lui vient de Steve Reich ou de Philipp Glass (Music for 18 musiciens pour le premier ou le Quatuor à cordes no 5 pour l'autre), Zimmerli ayant pour ce projet composé 4 titres, Mehldau et Hays étant venus chacun avec un thème. Et c'est une rencontre extrêmement construite qui en résulte. Où les deux pianistes se partagent le travail sur l'écriture et l'improvisation dans un ensemble complexe où chacun des deux parvient à porter sa part de musique sans empiéter sur l'autre. Bien sur il y a ces lignes naturelles de partage quand l'un improvise alors que l'autre joue les parties écrites. Il y a aussi cette autre ligne qui donne à l'un la parties mélodique et à l'autre la rythmique. Mais il y a aussi quelques tours de forces, selon l'aveu même de Mehldau, comme par exemple cet exercice consistant pour les deux pianistes en même temps à jouer ce qui est écrit de ma main gauche et à improviser de la main droite.
Et l'ensemble fonctionne à merveille. La musique passe, entre musique classique et musique répétitive de Reich, Glass ou Riley. La complicité de Brad Mehldau et de Kevin Hays y est évidente et élève cette musique à quelques sommets. La rencontre de deux pianistes d'exception produit ainsi le résultat que l'on attendait ( redécouvrir absolument ce magnifique pianiste, Kevin Hays de quelques petites années, aîné de Brad Mehldau, trop méconnu ici). De cette rencontre On perçoit cette intelligence commune de la musique, cette sensibilité partagée fruit d'une longue collaboration et d'un intense travail à la table.
La musique y est sérieuse et empreinte de gravité. Peut être même un peu trop, dirons quelques esprits chagrins.
Tout le contraire avec cette formidable série de concerts donnés par Chick Corea et Stefano Bollani dans le cadre de L'Umbria Jazz Festival. Ici une sorte d'explosion d'enthousiasme, un feu d'artifice des énergies fusionnées. Entre Chick Corea, adepte des duos pianistiques ( notamment avec Herbie Hancock) et Stefano Bollani, pas moins de 32 ans d'écart. Et pourtant là rien ne les oppose, tout les réunit, emportés ensemble dans un mouvement irrépressible. L'un joue avec l'énergie de l'autre, s'en nourrit, joue avec l'autre dans les deux sens du terme, s'amuse et joue avec l'autre. Avec ce placement rythmique hallucinant de Chick Corea et cette fraîcheur du jeu de Bollani. C'est un peu comme si Art Tatum rencontrait Bud Powell. Ou comme si Oscar Peterson jouait avec Martial Solal. Imaginez un peu ! Un flot que rien n'arrête comme ce Doralicede Joao Gilberto, percussif en diable. Une version sublime de Retrato em branco ( Portrait en noir et blanc) qui égale à mes yeux un autre duo magnifique, celui de Michel Grailler et Alain Jean-Marie.
Dans ce duo là, pas de question d'ego, pas question non plus d'y abandonner son identité au profit dont ne sait quel dénominateur commun. Chacun affirme son jeu et pourtant tous les deux fusionnent. Il se crée alors de ces moments rares et absolument exceptionnels en musique où la musique elle même semble transcender ses créateurs. Affirmation intrinsèque de la musique. Ontologique. Dans If I should loose you, Corea et Bollani se jettent a corps et à coeurs perdus dans l'improvisation, alternent les jeux de rôles, la main gauche de l'un libérant les facéties du haut de clavier de l'autre. C'est génial de bout en bout. Et toujours cette magie de la coda qui à chaque morceau montre que ces deux là se comprennent parfaitement, on beaucoup travaillé et savent que trop en faire serait aussi mal faire. Ce que font ces deux là est incroyable de technique, de liberté et d'audace harmonique, rythmique. Ces deux là peuvent tout jouer, car Corea à près de 70 ans (!) et Bollani à 40, en connaissent tous les détours. Ils peuvent rè-animer Jitterburg Waltz de Fats Waller ou encore faire du bouche à bouche à ce vieux standard comme Darn that dreamou jouer leurs propres compositions comme le superbe A valsa da pauladu pianiste milanais, tout est empreint de la même flamme. Avec deux musiciens comme ceux-là, la technique libère tout et permet d'aller loin. Très loin. Comme sur cette double improvisation déroutante et presque facétieuse de Nardis recrée sur l'instant. Mais s'ils peuvent tout embarquer avec eux et renverser le public au passage ce n'est pas seulement parce que ce sont deux techniciens de très haute volée qui se rejoignent ici mais deux âmes à l'unisson, en totale fusion. Et l'on meurt de n'avoir assisté à aucun de ces concerts tout bonnement exceptionnels.
Jean-Marc Gelin