Daniel Erdmann, Hasse Poulsen, Edward Perraud
Conflicts & Conclusions
Das Kapital plays Hanns Eisler
Das Kapital Records/ L’autre distribution
« Seul celui qui comprend son temps peut s’en libérer », lit on dans les notes de pochette du second opus de Das Kapital plays Hanns Eisler. On avait laissé le trio à Ballads and Barricades, aux prises avec un projet qu’ils revendiquaient fortement, celui de rendre compte de l’engagement social encore plus que musical de Hanns Eisler, compositeur allemand ballotté dans la tourmente des années de guerre…
Aussi nos trois compères replongent sans hésiter dans le passé et la musique de l’époque, conscients plus que jamais que l’art est la grande centrifugeuse de l’histoire.
Mais qui était donc Hanns Eisler ?
Né en 1898 à Leipzig, mort en 1962 à Berlin Est, il fuit le régime nazi en 1933 pour se réfugier à Paris, puis à Londres avant de s’exiler aux USA , sur la côte ouest. Alors qu’il contribue à l’industrie cinématographique en écrivant des musiques de films dont le très intéressant Scandal in Paris, une variation très libre sur la vie d’Eugène François Vidocq, de Douglas Sirk [auteur de mélos flamboyants], il est rattrappé par le Maccarthysme et les hommes de l’infâme Edgar.J.Hoover. Accusé d’être le ‘Karl Marx de la musique’, il est obligé de fuir à nouveau alors que son frère est emprisonné. Hanns Eisler finira sa vie en RDA, où il composa d’ailleurs l’hymne national Auferstanden aus Ruinen.
Comment relire aujourd’hui quelques-unes des compositions de cet artiste atypique du XX e siècle, élève de Schönberg, compositeur de musique de chambre d’avant-garde avant de rencontrer Kurt Weill et Bertold Brecht, écrivant des musiques de film avant de revenir à des airs populaires de l’ex RDA ?
Voilà en quatorze pièces, un disque simplement harmonieux si ce n‘est franchement révolutionnaire, très cohérent dans son propos, politique, résolument engagé et joyeusement libre.
Il est vrai que le trio européen ( un Français Edward Perraud, un Danois Hasse Poulsen, un Allemand Daniel Erdmann), a su s’approprier cette musique avec l’incandescence qu’on lui connaît par ailleurs. C’est à dire que s’il ne l’a pas tout à fait « inventé » cette musique, faite de mélodies essentiellement populaires, elles sont jouées ici allègrement à la Kapital way, avec un kapital « K ».
On écoute donc le doux «Wiener lied», «Coal for Mike» aux accents coltraniens, la somptueuse ballade « Misguided love » presque sussurrée à nos oreilles.
Quoi ? Pas de frissons de free ? Juste la guitare d’Hasse Poulsen, pas préparée ici, plutôt son «seventies » : dans « Peace song » , cela commence « yéyé » pour virer hard rock, tout un esprit d’époque revisité, alors que sur « All or nothing », le rythme flirte résolument avec le mambo, autre danse prisée avant et après guerre. Quant à l’hymne de la RDA sans être assimilé à une bluette, il est joué avec un certain entrain, peu compatible avec une antienne nationale, si on le compare à l’emphase de la Marseillaise par exemple .
Ces musiciens sont tous préoccupés par l’histoire, obnubilés par elle même : ils s’efforcent de souligner constamment ce qui nous rattache à ce passé proche. Comme on les comprend et pourtant nulle nostalgie, la période qui les inspire est loin d’être radieuse…
Batteur et percussionniste, coloriste et rythmicien, Edward Perraud que l’on ne peut imaginer sans avoir en tête la photo de Bruce Milpied *, raconte une histoire avec des changements de rythme, des ruptures franches qui collent à une alternance de pièces vives et douces : parfois cela commence comme un doux murmure et se termine par un fracas d’électricité contrôlée, vraiment peu statique !
Quant à Daniel Erdmann, que l’on a gardé pour la fin, à chaque fois, c’est la même séduction, immédiate, à l’ écoute de ce saxophoniste inouï, vibrant, tout en souffle, impressionniste ou fougueux…Ah l’effet Erdmann !
Il est manifeste que cette musique reconstruite à trois est structurée, parfaitement élaborée, continuant l’histoire sans oublier les (re)pères , en marchant dans les pas des aînés « To those who came before” suivi de « To those who came after ».
Attentifs, délicats et terriblement lyriques, sans fébrilité excessive : paradoxalement, ce bel album finit sur une élégie américaine double, hollywoodienne, musclée mais comme le disait Faulkner, qui avait cependant fini par en prendre son parti, qu’il était dur de travailler « dans les mines de sel de Hollywood » !
Sophie Chambon
• Allez vite découvrir le site de ce merveilleux photographe dont on vous reparlera : http://brucemilpied.fr
• Remarquez la très intéressante pochette avec un livret très documenté et une belle photo de couverture travaillée par Edward Perraud justement !