Un parti pris, presque un manifeste : un disque de standards, en solo, enregistré dans cet appartement de la Rue Paradis à Marseille, où se sont succédés quelques Maîtres du clavier pour graver un solo dans cette collection joliment baptisée ‘Paradis Improvisé’ : Alain Jean-Marie, Bojan Z, Pierre de Bethmann, Yonathan Avishai,Leonardo Montana, Carl-Henri Morisset…. Baptiste Trotignon ne prend pas le parti de la déstructuration, du passage à la moulinette ou de la lecture transgressive. Il choisit une certaine sobriété, donnant ici au thème un prélude, là une lecture presque littérale, avant de se lancer en toute liberté dans une interprétation-improvisation qui réharmonise à souhait, qui coule de source mais ouvre des chemins de traverse, en demeurant toujours dans un culte jaloux du son, de la nuance, des couleurs. Des standards de Broadway très connus, d’autres qui le sont moins, des ‘standards du jazz’ : classiques de Charlie Parker, comme Passport, dans une folie d’unisson des deux mains, avant un envol débridé ; un ‘tube’ du soul jazz, Moanin, de Bobby Timmons, immortalisé par les Jazz Messengers d’Art Blakey, joué dans l’esprit de l’idiome, mais orné de nuances auxquelles on n’était pas accoutumé ; ou encore, comme une prière à Bill Evans, Emily de Johnny Mandel, d’une douceur presque vénéneuse. C’est d’un considérable niveau musical et pianistique, sans une once d’ostentation, rien que l’amour inconditionnel de cette musique et de cet instrument. Grand disque !
Sans renier le trio qu’il constitue par ailleurs avec Jean-Philippe Viret et Philippe Soirat, le pianiste s’est lancé dans cette nouvelle aventure avec des partenaires de la nouvelle génération. Et après avoir improvisé avec eux de manière informelle, il leur a proposé d’enregistrer ces compositions. Ces petites graines de créativité, qu’il convient d’arroser pour en faire surgir le meilleur, il les a conçues, durant les confinements, à partir de ses réflexions sur la musique dodécaphonique. Le jazz a tenté, dès les années 30, et surtout après 1945, l’abandon du système tonal. Le compositeur et chef d’orchestre Rolf Liebermann formalisa cette démarche avec ambition par son Concerto pour jazz band et orchestre, créé en 1954 au festival de musique contemporaine de Donaueschingen par l’orchestre symphonique et le big band de jazz de laradio de Baden-Baden, avant d’être repris et enregistré aux USA et ailleurs par des chefs qui comprenaient mieux le jazz…. Une foule d’entreprises furent conçues par les jazzmen dans cette direction. Le grand intérêt de ce disque, et de sa musique, c’est de ‘penser jazz en trio’ tout en composant des lignes qui échappent à la tonalité. La qualité des partenaires n’est pas pour peu dans la réussite du projet : ils ne sont pas frileux, et se jettent à corps perdu dans l’aventure. Les thèmes sont tendus, car ils dérogent à nos repères en matière de mélodie, mais ils nous parlent de manière immédiate. Dans les improvisations, on voit resurgir parfois des centres de tonalité, mouvants et éphémères. Et ici ou là le souvenir du blues, ou le fantôme du grand Thelonious. Hardie mais pas ardue, cette musique accomplit son ambition car elle est pensée très artistement. Une réussite, à n’en pas douter.
Pendant que tous les lieux de spectacle du pays étaient fermés et que le coeur du monde de la culture battait au ralenti du fait de la pandémie de Covid-19, le pianiste de jazz Emmanuel Borghi en a
Sortie 11 janvier 2023 et Concert le 11 Janvier au SUNSIDE.
On pourrait dire à l’instar du texte de présentation du dernier album du batteur japonais Ichiro Onoe quesa musique est comme l’eau vive qui change et se transforme en fonction de ce qu’elle rencontre...au fil des plages.
Dans sa quête très personnelle What I Am qui tente d’augmenter sa compréhension du monde et de ses éléments, le musicien accompagné merveilleusement par un quartet très affûté suit la forme de l’eau à la recherche de signes, après s’être essayé au vent en 2014 avec Wind Child et au feu Miyabi en 2018. Raffinement et élégance continuent à imprégner les 9 compositions originales de Messages From Water sur le label Promise land, tant Ichiro Onoe fait chanter son percussif instrument. Construites avec soin, jamais trop longues, ses compositions adoptent le caractère essentiel de fluidité de l’élément qui inspire l’album.
Le “Diabolus Surf” initial démarre avec un groove irrésistible, bancal mais jamais chancelant d'un pianiste très monkien. Morceau de bravoure, le titre éponyme est présenté une première fois avec le chant de Thierry Péala qui sculpte la mélodie, eau bondissante qui se fraie un chemin du ciel à la mer, des montagnes aux rivières et la version instrumentale souligne les sinuosités de ce parcours accidenté. Dans la ballade “Ermitage” interprétée avec un juste mélange de ferveur et de mélancolie, le saxophone ténor de Geoffroy Secco donne sa pleine mesure alors que le batteur lance une pluie d’étoiles avant de finir par des résonances plus sourdes.
D’une pièce à l’autre, on bascule dans des climats différents, intrigant dans ce “Still Emotion” qui porte bien son nom où le pianiste Ludovic Allainmat valorise les détails de variations atmosphériques. Dans le “Flap’n Flow” qui suit, on ressent les nombreuses ruptures rythmiques qui ne perturbent pas les envolées vibrionnantes et insistantes du saxophoniste. Dans“Resistant” le Fender constitue un alliage fort avec le saxophone. Car tous participent de l’éclat comme de la vitalité de cette musique sans négliger des respirations comme dans “Stabiliology” qui donne la main au contrebassiste Damien Varaillon auquel s’arriment les membres de l’équipage.Autour de cette source fraîche, entretenue avec aisance, style et tempérament, sensibilité et sensualité, les différentes compositions font une ronde qui nous enveloppe de bonnes vibrations jusqu’au final alerte et rebondissant.
Compositeur impressionniste, musicien poète, Ichiro Onoe sait nous éloigner du chaos du monde dans la persistance d’un chant qui sait monter en puissance avec le jeu de son groupe. Du jazz comme on l’aime vraiment !
Ce disque prolonge une ancienne complicité, au sein d’un groupe, puis de ce duo que j’avais eu la chance d’écouter sur scène à deux reprises. On pourrait dire qu’il y là une tonalité générale assez mélancolique. En fait c’est plus que cela : l’attachement aux musiques du passé : Bach est l’un des inspirateurs, par sa science autant que par sa sensualité (je fais partie de ces hétérodoxes qui ne réduisent par l’illustre Jean-Sébastien à l’austère source religieuse….). L’attachement aussi à la liberté que fait naître le présent de l’improvisation, terrain de jeu des deux protagonistes (même si, dans le cas présent, l’écrit et le préconçu sont difficiles à distinguer l’un de l’autre). On y perçoit aussi le souvenir des musiques d’avant le baroque, d’une connivence surgie de la nuit des temps.Parfois le saxophone timbre comme une flûte : mystère d’une science musicale qui ne livre pas tous ses secrets. Deux instrumentistes hors-norme qui sont avant tout profondément musiciens. C’est par cette qualité précieuse, et pas si courante, qu’ils rendent évidente et simple une musique dont la complexité s’efface dans la force de l’expression. C’est tout simplement BEAU !
Avec Yotam Silberstein (guitare), Vitor Goncalves (piano, claviers, accordéon) et Daniel Dor (batterie, percussions).
Invites : Itai Kris (flûte), Carlos Aguirre (percussions), Grégoire Maret (harmonica) et Valerio Filho (pandeiro).
Big Orange Sheep, Brooklyn, NY, mai 2021.
Jazz & People/PIAS.
Soyons sports au lendemain de cette rencontre épique qui vit le 18 décembre à Doha le couronnement de Lionel Messi et de ses co-équipiers de l’Albiceleste terrassant la bande de Kylian Mbappé pour brandir le trophée Jules Rimet.
Ecoutons deux compositions du guitariste Yotam Silberstein : un hommage (Requiem for Armando) à deux de ses idoles récemment disparues lors de la pandémie du Covid 19, Chick Corea et Diego Maradona, gloire éternelle du ballon rond et quasiment déifé dans son pays natal, l’Argentine; une évocation de Parana (Entre Rios), cité où le jazzman israélien séjourna avec son ami Carlos Aguirre, percussionniste argentin.
Ces deux cartes postales musicales, où s’expriment virtuosité et sensibilité, participent d’un périple sans frontières que nous propose le guitariste. Nous sommes conduits en Amérique latine (après l’Argentine, l’Uruguay, le Venezuela, le Brésil) mais aussi dans l’Espagne du flamenco, sans négliger son Proche Orient natal.
Autant d’illustrations du penchant d’Yotam Silberstein pour les musiques folkoriques, qu’elles se nomment, pour se limiter à l’Amérique du Sud, merengue, samba, choro ou candombe.
Ne boudons donc pas notre plaisir avec cet « Universos » qui nous invite à la découverte et à l’illustration de traditions revisitées et dynamisées.
David Linx (voix, textes), Guillaume de Chassy (piano, transcriptions), Matteo Pastorino (clarinette & clarinette basse)
Udine (Italie)
Enja Yellow Bird / l’autre distribution
«Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants» : c’est en s’inspirant de cette phrase, rapportée par Jean de Salisbury et attribuée à Bernard de Chartres (philosophe néo-platonicien du Moyen-Âge, qui faisait ainsi référence aux sagesses anciennes) que David Linx et Guillaume de Chassy ont choisi de se lancer dans ce projet à peine raisonnable, et pourtant totalement convaincant : sur des pièces pour clavier (avec même un concerto pour piano et orchestre), et transcrites par le pianiste, poser les mots imaginés par le chanteur. Les clarinettes viennent en renfort de nuances (lesquelles sont déjà extrêmement développées par la voix et le piano). Rachmaninov, Schubert, Bach, Ravel, Chostakovitch, Chopin, Mompou et Scriabine sont à l’affiche de cette fête de la beauté. Ils se tiennent sur les épaules de ces géants avec une maestria confondante, apportant la richesse de leurs parcours respectifs de sculpteurs d’univers musicaux si chargés d’émois et d’esthétiques adoubées par l’histoire. Les textes de David Linx sont d’une grande poésie (on trouve l’un d’eux sur la vidéo Youtube ci-après). Je vais encore faire sourire certains de mes amis en usant d’une formule que j’affectionne, que j’emploie souvent, de manière anachronique, à propos du jazz (au sens large) : c’est beau comme du Schubert ! Et pour une fois je ne suis pas totalement hors sujet…. Ces lieder pour un temps présent chargé de mémoire sont une véritable Œuvre d’Art.
Xavier Prévost
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Des avant-ouïr sur Youtube
à partir de l’Étude-Tableau Op39 N°5 de Rachmaninov
Retour de ce duo qui a déjà publié dans cette formule ; le pianiste a en outre été maintes fois sideman dans les groupes du saxophoniste. Familiarité donc, avec la très grande liberté qui en découle. Le disque commence par un lyrisme très assumé de Tim Berne. Lyrisme très libre, qui part en de multiples circonvolutions, soulignées par le piano, avec des passages en unisson, des détours, des retraits, des bifurcations. C’est extrêmement élaboré, et cela paraît pourtant couler d’une source vive, celle de la liberté que donne la complicité. Des surprises, des écarts soudains, des moments de parfaite osmose. Les compositions sont de Tim Berne, sauf celle de deuxième plage, signée Julius Hemphill. Les parties écrites semblent relever de fondus-enchaînés avec les improvisations, sans qu’il soit vraiment possible (ni d’ailleurs utile) de faire le départ entre l’écrit et l’improvisé. Et de ce flux aventureux émergent d’indiscutables formes, soulignées par une intense dramaturgie. Captivant, émouvant : magnifique !
Le disque «Slow», en quartette, paru en 2019, affichait un concept, brillamment abouti, d’extrême lenteur. Ici, en dépit du titre, pas de programme explicite. Mais un indiscutable goût de l’ailleurs, une exploration des possibilités esthétiques offertes par les effets, quand ils abandonnent l’efficacité pour le seul projet artistique. De plage en plage, nous voguons sur une vague qui nous entraîne, inexorablement, vers un horizon que l’on croirait infini si l’idée même d’infini ne nous paraissait déjà comme un travestissement de la limite, ou plutôt du but comme limite. La sonorité exceptionnelle, et la formidable expressivité de Yoann Loustalot, à le trompette comme au bugle, sont les instruments de ce voyage sans limite(s). La guitare (et les effets) de Giani Caserotto, et la batterie de Stefano Lucchini, sont les alliés de ce complot dont le but avoué est de produire de la beauté. Enrico Rava ne s’y trompe pas, qui écrit «Ce n'est pas juste un "beau son". Non, c’est le son de l’âme, et il est si profond et authentique que chaque note compte et conte».On ne saurait mieux dire. Enrico est un expert dans ce domaine, et l’on peut succomber sans crainte ni honte au sortilège qui nous accapare.
Xavier Prévost
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Le groupe est en concert le samedi 17 décembre 2022 au 360 Paris Music Factory
Enregistré le 14 décembre 2018.
Double album GLM Music - SKU EC 607.
Paru le 4 novembre 2022.
« Le solo ? C’est là où il est au sommet, car il peut faire tout ce qu’il veut ». Le compliment de Stefano Bollani s’adresse à Martial Solal.
Les illustrations ne manquent pas de ce face à face solitaire avec le clavier dans la carrière du pianiste à jamais entré dans la légende du jazz, que les Etats Unis voulaient quasiment « enlever » dans les années 60 après ses performances au festival de Newport et dans les clubs new-yorkais, mais les deux derniers concerts donnés en Europe et qui resteront comme les ultimes « sorties » en public (à 91 printemps) du « compositeur de l’instant » (Xavier Prévost) méritent une attention toute particulière ... Et pas seulement sentimentale ou nostalgique.
Nous disposions du concert de la salle Gaveau du 23 janvier 2019 (Coming Yesterday, Live at Salle Gaveau 2019. Challenge/DistrArt Musique) justement récompensé par le Grand Prix de l’Académie du Jazz 2021.
Surprise, voici un concert de la même époque, enregistré six semaines auparavant en Allemagne (Live in Ottobrunn, GLM Music).
Les fans devraient être comblés par ce double album (1h34) qui offre un panorama de l’art solalien, où l’humour le dispute toujours à la surprise.
Le programme retenu s’avère plus large que dans l’album de Gaveau. Figurent ainsi des classiques (Round Midnight, Cherokee ou encore My One and Only Love) qui cohabitent avec des compositions personnelles (Histoire de Blues, Brother Jack ou Köln Duet, Improvisation). L’amateur pourra également comparer les versions Gaveau et Ottobrunner de quelques pièces maîtresses du répertoire du pianiste : My Funny Valentine, Tea For Two, Happy Birthday, Lover Man, I’ll Remember April ou encore ce Coming Yesterday, mitonné par Martial lui-même. Mais comment choisir entre ces 15 titres ? Cornélien en vérité. Laissons tourner ces deux cd et laissons-nous emporter par cette expression de l’improvisation couplée à la prise de risques ... Vertige assuré !
Autant l’affirmer d’entrée de jeu : un très beau disque de piano solo. Et pas d’anomalie dans cette réussite. Bruno Ruder parcourt avec talent, pertinence et profonde musicalité bien des univers du jazz (et de son entour), depuis deux décennies. Du formidable trio ‘Yes Is A Pleasant Country’, qui l’associe encore, quand les circonstances le permettent, à Jeanne Added et Vincent Lê Quang, jusqu’à Magma, en passant par de nombreux concerts, et disques, avec Riccardo Del Fra, ce pianiste m’a toujours impressionné par ses choix musicaux et ses talents d’improvisateur. Dans ce disque, une succession de pièces, que l’on devine improvisées (même si l‘on peut supposer des intentions préalables), et qui pourraient être appelées impromptus, nocturnes, préludes, fantaisies, voire études…. Le très bon piano du studio de La Buissonne sonne magnifiquement, du plus ténu pianississimo jusqu’aux éclats du fortissimo. Le pianiste crée constamment des couleurs et des formes, il croise en chemin la mémoire des musiques qu’il aime et connaît : un cheminement d’une belle intensité, que nous suivons plage après plage.
Comme toujours chez Vision Fugitive, la pochette et les images du livret (ici en forme de leporello) sont signées par Emmanuel Guibert. Un texte très éclairant de Stéphane Ollivier, hélas absent du livret, est accessible en suivant ce lien.
Deux personnes rencontrées récemment m’ont dit : est-ce que c’est du jazz ? Ma réponse fut chaque fois : «C’est un grand disque de piano d’un grand jazzman….». Grand disque !