Alain Gerber Le destin inattendu de la tapette à mouches
Célébration des balayeurs célestes du jazz avec Shelly Manne en point de comparaison.
Frémeaux & Associés
Le destin inattendu de la tapette à mouches - Alain Gerber
Le premier chapitre Comment la passion des brosses vint aux garçons trace une suite à son autobiographie Deux bouts de bois… Une autobiographie de la batterie de jazz où se dessinait un (auto)portrait singulier de l’écrivain en batteur de jazz, entre objectivité et sensibilité propre. On apprenait qu’Alain Gerber pratiquait l’instrument emblématique du jazz, la batterie, complexe dans son assemblage plus ou moins sophistiqué selon les batteurs (grosse caisse, caisses claires, cymbales, baguettes et ... balais). Il se disait alors plutôt un fervent partisan des baguettes et il décrivait sa caverne d’Ali Baba “La Baguetterie” rue Victor Massé à Paris.
Son fétichisme va plus loin, il s’attaque à présent à un autre accessoire indispensable, les balais ou brushes en anglais, et commence apparemment par un éloge des brosses qu’il a pu essayer, obtenant par son balayage plutôt mécanique des avancées «réelles mais infinitésimales». Sensible à la beauté du geste, il distingue cependant geste et toucher et nous fait bien comprendre que c’est l’impact du geste qui compte.
Puis très vite il se livre à une sélection pointue des grands batteurs qu’il a découvert tout jeune, remontant le cours de sa vie et s’adossant à sa pratique obstinée de l’instrument. C'est l'objet de ce Nils Bertil Dahlander (Bert Dale) et Sheldon (Shelly) Manne. Le premier est alors inconnu au bataillon-je revendique aussi cette expression dans mon cas, le second fait l’objet d’une passion, plus que d’un culte, car Alain Gerber ne se considère jamais comme groupie. Et nous aurons droit dans une troisième partie My Man Manne à un portrait aussi précis que touchant de ce musicien extra-ordinaire, arrivé avant d’être parti, qu’il n’a hélas jamais rencontré. Découvert dans les disques Contemporary dont Shelly Manne était un peu le batteur maison-que Gerber collectionnait aussi pour la beauté de ces objets en carton, Shelly Manne, The Three & The Two est la première pièce de West Coast Jazz de sa discothèque, bientôt suivi d’Un Poco Loco et de bien d’autres titres scrupuleusement relevés avec des notes de bas de page exhaustives.
Cette étude affûtée-en fait il lui est impossible de résister à un enregistrement auquel Manne a participé, lui permet d’évoquer son art de l’accompagnement d’une sensuelle onctuosité, ses compagnonnages fructueux de Russ Freeman à André Previn, sa prestance, sa "pensée mélodique" y compris lors de ses impros en solitaire, "over the bar". Mais Alain Gerber en profite pour décrire d’autres figures des studios, des figures tutélaires Joe Jones, Kenny Clarke aux exhibitionnistes Gene Krupa, Buddy Rich.
Sans vouloir se presser, il poursuit son analyse de l’art des batteurs qui comptent ou ont compté avec une certaine consistance dans Et pendant ce temps là… un véritable festival de brosses, pas un inventaire, plutôt un catalogue amoureux où les coups de balais sont des coups de génie avec Mel Lewis, Chico Hamilton, Max Roach, Vernell Fournier, Denzil Best … chacun et c’est l’intérêt, cité dans un de ses grands enregistrements.Il va plus loin encore en donnant une liste plus que copieuse de ces disques d’importance, une passionnante Anthologie sonore virtuelle en soixante titres Jazz Brushes 1933-1963.
Alain Gerber a mis de l’ordre dans l’écriture méticuleuse d’un écrivain spécialiste de l’art de la digression. S’il est sans illusions sur ses véritables capacités de batteur, il se "rattrape" par une réelle expertise du jazz et sa connaissance phénoménale de tous les musiciens jusqu’aux plus méconnus ainsi que des seconds couteaux .
Son livre s’adresse à tous ceux qui s’intéressent au jazz et en particulier aux batteurs. Il rend hommage à Daniel Humair qui lui montra dans les années soixante-dix comment faire des "ronds" intelligents et surtout des huit écrasés, étirés d’un bord à l'autre sur léquateur de la caisse claire. Il s’enquiert toujours auprès de spécialistes de l'instrument, son ami George Paczynski, auteur d’une monumentale histoire de la batterie de jazz en trois tomes chez Outre Mesure sans oublier le jeune batteur Guillaume Nouaux auteur d’une récente histoire de la batterie chez Frémeaux & Associés. Et en ce qui concerne cette formidable période, il nous rappelle l'importance d'Alain Tercinet qui fit découvrir le jazz cool, partuclièrement celui de la West Coast.
Lire Alain Gerber réveille pour tout amateur des émotions que l’on croyait enfouies, passées à l‘état de souvenirs. Il suggère en véritable mentor des pistes à suivre pour continuer à se forger des mémorables expériences. On retrouve avec bonheur son éloquence parfois emphatique, un sens imparable du tempo (normal pour un batteur), ce goût réel des mots et des phrases qui sonnent, sa recherche du mot perdu et des phrases paradoxales qui restent longtemps à l’oreille. Grâce à ses conseils discographiques, on sera peut être à même d'entendre plus de choses qu'un live ne nous en ferait voir.
Sophie Chambon