ALAIN GERBER Naissance de la bossa nova
Frémeaux& Associés
Alain Gerber - Naissance de la bossa nova
La bossa nova, bande sonore d’un Brésil idéal, vous fait-elle rêver de Rio, du Corcovado sur des airs connus « Chega de Saudade » ou l’inoxydable « Garota de Ipanema» ? Heureusement pour les plus cinéphiles viennent à l’esprit des scènes du film de Marcel Camus Orfeu Negro, succès planétaire de 1959, Palme d’Or à Cannes et Oscar à Hollywood l’année suivante. La bossa allait faire le lien entre la samba des rues et le jazz.
Le romancier du jazz, l’écrivain de cette musique Alain Gerber s’est lancé dans l’un de ses nouveaux chantiers, l’un de ses travaux d’Hercule auxquels il se livre régulièrement, cette fois sur la bossa nova et sa naissance, les liens réels complexes avec le jazz, faussés souvent par l’engouement médiatique planétaire après le Jazz samba de Stan Getz / Charles Byrd. Même Frank Sinatra enregistrera avec Joào Gilberto, ne voulant pas rater cette Nouvelle Vague en 1967.
Deux grandes parties subdivisées en plusieurs chapitres structurent le livre : la Genèse à Rio de Janeiro comprenant un « prologue » essentiel où il est question autant de Johnny Alf, Baden Powell, Henri Salvador avant Georges Moustaki ( D’utiles points de repère ) et Jeunesse à New York et ailleurs dans le monde. Où l’on voit que tout ne commence pas avec Stan Getz et surtout Charlie Byrd qu’il ne faudrait pas négliger car c’est lui qui amena Getz à la bossa.
1962 est l’année de la Bossa Craze nous annonce Alain Gerber en référence à la Swing Craze des années 30. Tous les grands jazzmen s’en emparent avec plus ou moins de bonheur et ce, malgré le rendez-vous raté à Carnegie Hall avec les musiciens Brésiliens. Enfin presque tous les bons puisque ni Coltrane, ni Ayler, ni Ornette ne se frottèrent à ce nouveau courant. Reconnaissons le rôle précurseur une fois encore, mais non reconnu faute de preuves immédiates d’enregistrement de Dizzy Gillespie avec Lalo Schifrin, les essais pas toujours transformés de Quincy Jones, Sonny Rollins, Elek Bacsik. Evitant de figer la bossa nova dans une aventure, une épopée historique, Gerber inscrit chaque interprète dans l’évolution de cette musique. Il examine tous ceux qui ont oeuvré pour faire connaître la bossa nova ou s’adapter à sa modernité, les déterminants Bud Shank et Laurindo Almeida et encore Dave Brubeck, Paul Desmond, Herb Ellis. La liste est si longue… impossible de les mentionner tous ! N'oublions pas les musiciens français Claude Bolling et Guy Laffite, pourtant inscrits dans la tradition qui se laissèrent séduire par cette révolution « tranquille ». Toutes ces tentatives ne furent pas toujours de grandes réussites er ce sont peut être les tenants de la West Coast qui se sont le plus rapprochés de la bossa nova. L’année suivante 1963 voit cet engouement perdurer.
Après avoir lu la somme d’Alain Gerber, vous en saurez beaucoup plus assurément sur la naissance de ce mouvement qui révolutionna l’histoire musicale à la fin des années cinquante. Vous saurez à peu près tout sur sa préhistoire, son histoire, son évolution, ses avatars plus ou moins heureux. Sans faire œuvre de musicologue, Alain Gerber a une démarche d’historien mais ce qui lui importe est de rendre compte de son sujet de la façon la plus musicale possible. Si vous le lisez attentivement, défileront tous les maîtres de cet art musical, les trois pères fondateurs déjà. Dans une période de modernisation urbaine et de fort sentiment d’identité nationale, âge d'or d' un regime qui comptait rattrapper cinquante ans en cinq ans, Vinicius de Moraes, « le Cocteau Carioca », Antonio Carlos « Tom » Jobim qui apporta un nouveau raffinement à la musique populaire brésilienne, João Gilberto, venu de Bahia qui donna à la bossa son rythme, ont su dégager poésie et harmonie dans un style musical délicat, minimaliste qui se caractérise peut être par sa nonchalance élégante, j’oserai avancer avec une « sprezzatura » toute italienne, celle de la Renaissance, d’un Leonard ou d’un Raphaël. Des légendes avec un portrait vivant pour chacun.
Suivent tous les musiciens en orbite de cette triade, chanteurs le plus souvent comme Chico Buarque, Caetono Veloso qui furent les dignes héritiers du canto falado (parler chanter), mais encore des « passeurs » oubliés aujourd’hui que l’auteur évoque précisément avec une certaine tendresse pour ces défricheurs, ces passionnés pas toujours brésiliens Mark Murphy, Jon Hendricks. Une mention particulière est faite à la muse aux macaronis Nara Leão qui, avant de devenir une égérie du mouvement tropicaliste, ouvrit la voie à d’autres chanteuses qu’il ne faudrait pas oublier non plus Maria Bethãnia. Gal Costa, Elis Regina, Eliane Elias.
Alain Gerber écrit avec sa passion habituelle, son « addiction » de collectionneur qui sait extraire la quintessence d’une formule sans oublier des fulgurances qui peuvent flirter avec le paradoxe dont il a le goût. Difficile de résumer un tel livre si riche d’informations et d’analyses. Une somme jamais fastidieuse mais labyrinthique tant le sujet, pour attachant qu’il soit, se révèle complexe. Avec ce travail d’archives, de recherches colossales qui prirent beaucoup de temps, il nous ouvre la voie pour éviter les raccourcis faciles sur cette musique dans un magistral essai qui ne veut surtout pas ressembler à une étude universitaire. Tout amateur de musique trouvera son compte avec ces références discographiques innombrables, détaillées dans des notes de bas de page, des vignettes photos, y compris de livres sur le sujet. Il est vrai qu’il s’appuie sur la référence patrimoniale incontournable des Editions Frémeaux & Associés pour laquelle la musique brésilienne est un territoire déjà sillonné avec plus de trente anthologies de référence. En témoigne la postface précise et personnelle de Philippe Lesage, justement directeur de la collection Brésil Amérique du Sud. L’un des intérêts et non des moindres de son commentaire est d’avoir souligné les difficultés de la bossa à s’imposer en dépit ou à cause de son attraction populaire immédiate : les jazzeux se montrèrent condescendants et il est savoureux de lire ce qu’en écrivait alors Jacques Réda dans Jazz Magazine, notre poète flâneur des banlieues, amoureux du bop : inévitable monotonie …. comme les chevaux de bois, ça monte jamais bien haut puis ça descend même pas très bas. Ça tourne en rond, ça recommence. Le cher Réda se trompait... bien qu’il reconnût que le vieux Bean s‘en tirait à merveille, lui qui avait su monter sur le manège (Desafinado : Bossa Nova et Jazz Samba, un Impulse de 1962). Alain Gerber n’égratigne pas son ami critique mais rend hommage par contre à Alain Tercinet, le spécialiste incontestable de la West Coast alors peu prisée qui aima la bossa et su voir dans la voix de Chet une préfiguration du chant intimiste de la bossa. « Chet et Gerry Mulligan captèrent l’attention des jeunes Turcs de Rio » tempérant le goût marqué de la samba sans abandonner le swing. Mais le final flamboyant du livre est consacré à Stan Getz le traduttore/ traditore, ambassadeur et même V.I.P . Si Alain Gerber avait dénigré quelque peu le succès planétaire de Getz/Gilberto, et surtout le coup publicitaire avec Astrud Gilberto, il finit par ce qu’il fait de mieux et depuis longtemps, un portrait psychologique de Getz qui sut prendre congé suffisamment tôt de la bossa nova pour ne pas perdre l’estime artistique. Cet éternel insatisfait était d’une loyauté à toute épreuve envers sa musique, voulant jouer comme il savait le faire. Ironiquement sa plus grande popularité, il la trouva avec une musique qu’il avait attaqué avec désinvolture dès ce « Jazz Samba », sorte de « sieste voluptueuse ». Mais la « batida » de Gilberto qui fait tanguer la bossa comme aucune autre musique et « son » jazz sans oublier la mélancolie ou saudade qui leur était commune firent de cette association une vraie réussite avec en mars 1963 Getz/Gilberto featuring Antonio Carlos Jobim. Pour conclure: « Stan (à qui Gilberto reconnaissait une âme) a inventé son Brésil, le Brésil universel. »
Sophie Chambon