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31 octobre 2020 6 31 /10 /octobre /2020 17:28

Au moment où l’on apprend qu’à la suite de deux accidents vasculaires cérébraux, Keith Jarrett ne pourra plus jamais jouer de piano, il m’apparaît opportun de publier le premier des trois entretiens que le pianiste avait accepté de m’accorder, à Juan-les-Pins en 1974 où il se produisait en solo au Palais des congrès. Je me souviens très bien que, suite à un flash surgi dans le public ce jour-là, il s’est arrêté de jouer, a pris le micro et s’est lancé dans une longue diatribe contre les photographes prenant des images lors d’un concert en solo, ce qui n’était pas totalement injustifié à vrai dire. Dans cet entretien, il parle de son passage dans les Jazz Messengers d’Art Blakey, au sein du quartette de Charles Lloyd (ils se produisent à Antibes en 1966) et du groupe “électrique” de Miles Davis. Entre temps, il enregistre en 1971 “Facing You” (puis “The Köln Concert” en 1975) chez ECM et devient une star du piano et une sorte d’objet de culte pour un public de plus en plus large. Un peu plus tard, il alterne quartettes européen et américain, écrit et interprète des pièces pour orchestre symphonique ou orchestre de chambre, enregistre sur de grandes orgues (1976) et même le “Clavier bien tempéré” de Bach au clavecin (1988). Dans les années 2000 se succèdent disques et concerts en solo, en trio (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette) ou, parfois, en duo avec Charlie Haden.

Pour la première fois en France, lors du Festival d’Antibes 1973, Keith Jarrett, vous avez joué en solo. Que représente pour vous le piano solo ?

Le piano solo est une expérience unique. Si un pianiste qui joue habituellement en trio se met à jouer en solo exactement de la même façon, alors ce n’est pas la peine, il n’a aucune raison de jouer en solo. Mais si le piano solo est pour lui un monde complètement différent, alors il doit le faire. Je pense que les pianistes qui ne peuvent pas jouer en solo ne sont pas des pianistes. La section rythmique n’est qu’un groupe d’instruments que la tradition du jazz a perpétué — je suis en train d’écrire des pièces pour cordes où il n’y aura pas de section rythmique. On me demandera peut-être « Pourquoi n’y a-t-il pas de section rythmique ? » Mais pourquoi doit-il y en avoir une ? Je n’ai jamais compris…

Pendant vos concerts, les mouvements de votre corps semblent suivre le déroulement de votre musique…

C’est la seule chose que j’aie qui puisse donner à la musique la force dont elle a besoin, qui puisse traduire la force de la musique. Mon corps est engagé dans la musique… ll ne faut pas oublier que le piano, instrument de tradition occidentale. exige beaucoup de force. Il y a des instruments qui n’en exigent pas autant, le sitar par exemple : vous pouvez utiliser chaque muscle de votre corps, vous ne tirerez pas plus de son des cordes. ll faut bien avoir présent à l’esprit, en fonction de ce que vous jouez, qu’il y a des instruments qui ne réclament pas ça — vous pouvez sauter en jouant du violon. ça ne vous aidera pas à le faire sonner.

Comment en êtes-vous venu à jouer du saxophone soprano et de la flûte ?

C’est parce que j’avais assez d’entendre le son du trio avec piano. J’ai essayé de sortir de ce contexte lorsque nous étions trois. J’ai aussi pensé aux moments où nous trouverions des salles de concert avec de très mauvais pianos — le fait de pouvoir jouer d’autres instruments constituait en quelque sorte une sécurité. Et puis le piano est limité, comme tous les instruments. Il y a des sons que je voulais entendre et que je ne pouvais obtenir qu’à partir d’autres instruments. D’autre part, désirant écrire pour d’autres instruments que le piano, je devais en avoir une certaine connaissance. Je crois que c’est une chose que beaucoup de gens ont oubliée aujourd’hui : quand on écrit de la musique. quel que soit le groupe que l’on ait, on n’écrit pas pour le groupe. on écrit à partir de l’instrument dont on joue.

Comment composez-vous ? Est-ce un travail quotidien?

Je ne travaille tous les jours que lorsqu’il s’agit de pièces symphoniques qui réclament beaucoup de temps, comme pour écrire un livre — on ne peut pas se dire : « L’enregistrement a lieu dans six mois. j’attendrai le cinquième mois pour commencer d’écrire ». Avec le quartette, en revanche, c’est une chose que je peux faire — je peux écrire tout un disque en une semaine, trois jours, peut-être même deux heures. Tandis que si j’écris pour de plus grands orchestres, nécessitant des arrangements précis. je peux y passer un an.

Comment avez-vous été amené à la musique ?

J’ai appris la musique en même temps que j’ai appris à parler. Mes parents ne sont pas musiciens mais, pour plusieurs raisons, j’ai commencé très tôt. Apprenant ces deux langages en même temps, j’ai réalisé à quel point la musique permettait de s’exprimer davantage que les mots. Tous mes amis n’apprenaient qu’un langage — les mots, l’anglais — et je me rendais compte qu’ils n’acquéraient absolument pas les choses que j’acquérais en étudiant la musique. Ça fait donc pas mal de temps que je joue maintenant, et il n’y a qu’une chose qui pourrait me faire arrêter la musique : quelque chose qui me serait plus nécessaire que la musique, je ne sais pas exactement quoi mais je sais que c’est possible — je dois me nourrir et la musique m’a toujours nourri, mais il s’agit d’une musique jouée avec des notes concrètes, physiques, sur un instrument qui appartient à cette planète Terre, et je ne pense pas qu’il soit impossible que l’on ait besoin un jour d’une nourriture plus consistante, moins matérielle… En ce moment je suis en train d’enregistrer de la musique écrite par d’autres compositeurs…

S’agit-il de jazz?

Non. Vous savez, il n’y a pas beaucoup de compositeurs dans le jazz, je veux dire de vrais compositeurs. Il y a des gens qui écrivent, mais composer est autre chose, c’est comme peindre une toile, ça ne peut pas prendre deux minutes. C’est un travail lent, élaboré, difficile, qui se fait avec beaucoup de peine et très peu de sécurité. Aussi, quand je parle de « compositeur », je pense à quelqu’un qui ne fait qu’écrire de la musique et qui n’est pas un musicien de jazz…

Vivez-vous de votre musique aux Etats-Unis ?

Oui, je suis complètement indépendant, mais pas depuis très longtemps — depuis l’an dernier — je n’ai jamais fait quelque chose que je ne voulais pas faire. D’ailleurs, je n’ai jamais vraiment fait quelque chose d’important que je ne voulais pas faire, sauf peut-être quelques trucs qui n’étaient pas compromettants et me faisaient gagner de l’argent. Mais aujourd’hui je n’ai plus besoin de faire ça…

Que pensez-vous de la situation actuelle de la scène musicale newyorkaise ?

New York n’est plus « la » scène du jazz, c’est une ville comme les autres. Rien de plus qu’ailleurs ne s’y passe. La seule différence, c’est que beaucoup plus de musiciens y sont concentrés, mais je n’utilise pas ce mot avec un « m » majuscule. Je pense qu’il n’y a plus de « centre du jazz » et je trouve ça bien. Sauf qu’il est plus difficile aujourd’hui de remplir une salle…

De plus, beaucoup de musiciens newyorkais se plaignent de ne pas trouver de travail…

Je pense que tout musicien sincère, conscient et fort peut trouver du travail sans problème. Si quelqu’un est conscient, ça signifie qu’il sait quoi faire, ça ne veut pas seulement dire qu’il peut jouer de la bonne musique, il doit aussi savoir quoi faire de cette musique, savoir où il ne peut pas aller et où il doit aller… Il sait peut-être aussi qu’il devrait s’arrêter de jouer un moment. ll ne doit pas suivre les mêmes lignes que tous les autres, parce qu’il n’est pas le même individu que les autres. C’est pourtant simple — mais personne ne semble s’en rendre compte. Les groupes et les musiciens ne font que monter et descendre. Plus ils montent vite, plus ils descendent vite. Les gens ont la mémoire courte — sinon nous, les musiciens, ne ferions pas toutes ces erreurs. A côté de ça, selon les critères occidentaux, les artistes sont des gens spéciaux, ils ont un talent spécial, magique, et ce qui est dur pour les artistes, c’est qu’ils voudraient bien dire : « Oui, c’est vrai. nous sommes spéciaux… ». Il est plus facile d’être humble si l’on n’est pas un artiste…

Vous êtes venu pour la première fois en France avec le groupe du saxophoniste Charles Lloyd…

Quand j’ai commencé de jouer avec lui, il jouait une musique que je trouvais très belle, très fraîche. Je ne vous dirai pas que c’est le plus fantastique saxophoniste que j’aie jamais entendu, mais il sentait d’une façon très profonde ce qu’il faisait. J’ai joué avec lui pour des raisons très simples : je voulais jouer et j’étais disponible. Mon premier engagement avait été avec Art Blakey. J’ai quitté Blakey à Boston parce que son manager était complètement idiot, je ne pouvais pas supporter la façon dont ils s’occupaient — ou plutôt ne s’occupaient pas — des affaires. Je l’ai quitté et le surlendemain je jouais avec Charles. Au même moment, j’ai formé mon propre trio. Puis j’ai travaillé avec Miles…

Vous jouiez du piano électrique avec Miles Davis…

Oui, mais je ne me suis pas mis à apprendre le piano électrique. J’en jouais avec Miles, c’est tout. Comme il voulait un piano électrique, je n’allais pas pleurnicher auprès de lui et lui dire : « Miles, si tu n’as pas de piano acoustique je ne jouerai pas avec toi ! », d’autant plus qu’un piano acoustique dans son groupe à cette époque serait tombé à côté — c’était sa musique et il jouait encore de la trompette, tout ce qu’il en faisait restait quand même de la trompette. J’ai fait partie de cet orchestre pour deux raisons : je détestais l’orchestre juste avant d’y entrer, je le trouvais terriblement mauvais. mais je connaissais Jack Delohnette, qui jouait très, très bien, et je voulais jouer avec lui. J’aimais aussi la façon dont Miles jouait tout en détestant la façon dont tous les autres jouaient. C’était comme si chacun jouait dans un placard : je joue et je ferme ma porte, il joue et il ferme sa porte. Je me disais : « Ce n’est pas possible que Miles aime vraiment cet orchestre. Mais s’il l’aime. c’est moi qui ai tort et je n’ai qu’à partir ! » Je pensais en entrant dans l’orchestre que quelque chose changerait peut-être et que Miles en serait heureux. De fait, je crois qu’il était heureux quand Jack, Gary Bartz, moi et d’autres jouions dans l’orchestre. Ce fut une période pleine de santé.

Pourquoi l’avez-vous quitté?

Nous ne trouvions plus de musiciens pour jouer dans l’orchestre et j’étais fatigué de jouer chaque semaine avec un batteur différent… Jack a fait une grave erreur, je crois, en quittant l’orchestre. Quand il est parti, Miles a été obligé de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire, qu’il ne voulait pas jouer, et le groupe a éclaté. Aujourd’hui, il n’y a pas de musiciens que je connaisse qui puissent jouer ce qu’il veut. Après Jack, par exemple, je ne pense pas qu’il ait trouvé le batteur qu’il cherchait. Mettons-nous à la place de Miles : il désire encore jouer, avoir un orchestre. il doit trouver quelqu’un. Aujourd’hui les jeunes musiciens n’ont pas de tradition derrière leur musique, et pas seulement au niveau de l’instrument… Si vous n’apprenez pas une façon de jouer de votre instrument avant de jouer ce que vous voulez jouer, vous n’arriverez jamais à jouer comme vous le voulez vraiment. On doit se rattacher à quelque chose.

Quels sont les pianistes que vous aimez écouter?

Je pense à deux personnes : Bud Powell et Scott Joplin. Je les ai beaucoup écoutés et j’estime que ce qui est contenu dans leur musique est essentiel. En dehors du jazz, je pourrais citer Ralph Kirkpatrick, qui joue du clavecin. Il joue surtout du Bach, et il a un sens du rythme extraordinaire, même si ça n’a rien à voir avec le jazz. Il joue avec une sensibilité qui fait que tout ce qu’il joue est vivant, et cette vie est une des caractéristiques du jazz.

Avez-vous écouté Cecil Taylor ?

Oui, un peu, surtout par curiosité, car nous n’avons rien en commun… Si, nous avons au moins une chose en commun : il n’aime pas les interviews. Je crois qu’il y a beaucoup de pianistes… Quand je vois quelqu‘un qui ne fait que chercher ce qu’il fait par des mots, plutôt que par la musique, je ne fais pas grand cas de lui. Si j’avais appris seulement des mots, au lieu d’apprendre des mots et de la musique, si je n’avais pas appris que la musique est la plus puissante, peut-être que je ferais ça aussi — utiliser des mots pour expliquer ma musique.

Quels sont vos projets ?

Mes projets sont de ne plus faire de projets. Je travaille en ce moment sur une pièce symphonique qui devrait être bientôt enregistrée, symphonique dans le vrai sens du terme : avec orchestre symphonique, pas seulement des sections de cordes… (Propos recueillis par Gérard Rouy.)

 

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