BOULOU et ELIOS FERRE, frères et guitaristes ont choisi de rendre hommage à leur père MATELO (1918-1989) et leurs oncles BARO (1908-1976) et SARANE (1912-1970), une fratrie innovatrice dans l’histoire de la musique manouche.
Interprètes et compositeurs, virtuoses et inspirés, Boulou (né en 1951) et Elios son cadet de cinq ans, ont retrouvé des inédits qu’ils proposent avec un esprit d’aujourd’hui. « On ne va pas jouer comme dans les années 50 ! » assurent-ils à l’unisson eux qui élevés dans la tradition et …la musique classique ont joué dans leur carrière swing, hard bop, free, fusion ….
A l’occasion de la parution de leur nouvel album « FATHERS & SONS »*, les deux frères soulignent l’originalité de leurs trois aînés, témoignage d’une certaine atmosphère parisienne.
Les DNJ : Quel était votre état d’esprit en vous lançant dans cet hommage à votre famille ?
Elios Ferré : Nous voulions saluer la mémoire des trois frères Ferré, Matelo, notre père, et nos oncles, Baro et Sarane. Les Ferré étaient proches de Django mais ils avaient une certaine articulation dans leur jeu, un son différent.
Boulou Ferré : Ils avaient une autre manière de parler à la guitare. Il y avait deux grandes familles de gypsies, les Reinhardt et les Ferré. Avec ce disque, nous voulons rendre hommage à ces trois frères, des hommes de l’ombre, pourrait-on dire, si l’on établit une comparaison avec les Reinhardt. C’est pour nous, un devoir de mémoire, un mémoire de devoir, une forme de réhabilitation.
Les DNJ : Quel héritage retenez-vous des trois frères Ferré ?
Elios : Baro quand il jouait ses « valses swing » était be-bop avant l’heure, comme l’a dit le guitariste Philip Catherine. Sarane était un innovateur quand il fonde à la fin des années 30 le Quintette de Paris qui avait un son très différent de celui du Hot Club de France de Django et Stéphane Grappelli. Quant à Matelo, notre père, il est l’un des créateurs de la valse manouche et joua dès ses débuts aux côtés d’Edith Piaf, Jean et Germaine Sablon, les vedettes de l’époque.
Boulou : Mon père était un enseignant à l’oral, il savait déléguer son savoir. Il nous disait : il faut d’abord respecter le thème, les structures. Avec lui, c’était guidé… mais pas guindé.
Les DNJ : Comment s’est opéré le choix des titres ?
Elios : Notre père enregistrait sur des cassettes que nous avons retrouvées. Nous présentons ainsi des inédits comme Rue du Poteau (ndlr : son domicile parisien dans le 18 ème arrondissement), Paris Swing Valse, Place Pigalle - écrit avec Sarane - et reprenons une autre de ses œuvres, Djungalo. Baro est aussi présent par quatre autres compositions (La Folle, Survol de nuit, Swing Valse, Minch Valse). Et nous avons ajouté des titres personnels, Laurent pour Boulou (salut à Laurent Goddet, ancien rédacteur en chef de Jazz Hot) et pour moi Rue des trois frères, clin d’œil à nos aînés et Rue d’Odessa.
Les DNJ : Le jazz manouche a retrouvé une grande popularité. Vous avez une explication ?
Elios : C’est une musique d’émotion, intemporelle.
Boulou : Nous les gypsies -c’est le terme que j’emploie- nous sommes des fils du vent, des voyageurs. Et personnellement je retiens le conseil que m’avait donné dans les années 60 le saxophoniste Dexter Gordon, j’avais alors 17 ans, « Il ne suffit pas d’être un homme dans la musique, il faut l’être dans la vie ».
Propos recueillis par Jean-Louis Lemarchand.
*BOULOU & ELIOS FERRE, « FATHERS & SONS », avec Boulou et Elios Ferré (guitares), Ludovic Beier (accordéon) et Stéphane Belmondo (bugle).
À signaler, un livret proposant quelques photos familiales remontant à 1913.
Continuo Jazz/ UVM Distribution.
À paraitre le 17 novembre.
Concert prévu le 12 décembre à la Péniche "Le SON de la TERRE"(75005).
Au cœur de l’automne, ‘JAZZ EN TÊTE’ s’est taillé une place de choix chez les fans de la note bleue, contre vents et marées, refusant d’aller musarder sur les terres musicales voisines (et commerciales). Pour sa 35 ème édition (du 18 au 22 octobre), le festival hébergé à Clermont-Ferrand entend bien, confie son fondateur et directeur artistique, Xavier Felgeyrolles, « rester fidèle au jazz canal historique, cette source inépuisable qui a toujours conflué avec « l’air du temps » d’une époque à l’autre ».
Les DNJ : Quelle est la particularité de Jazz en Tête au milieu des quelque 300 à 400 festivals de jazz de l’hexagone ?
Xavier Felgeyrolles : Nous avons la chance de ne pas être trop gros et de pouvoir ainsi mettre les petits plats dans les grands, pour le public (5000 spectateurs sur l'ensemble des concerts, workshops, jams, etc.) et pour les artistes. Je dirais que c’est un festival de copains avec de bons musiciens (sourires). Nous sommes une association d'une trentaine de bénévoles au moment du festival, et une poignée de personnes impliquées toute l’année, dont un président d'association et un bureau d'association et, bien sûr, les professionnels, comme ma pomme ou l'expert comptable, ou encore les fidèles directeur technique, graphiste, photographe, etc.
Les DNJ : Comment réussit-on à tenir la route financièrement dans la durée ?
XF : La première année, en 1988, le festival a débuté sans aucune subvention publique : on lançait une balle en l'air en espérant qu'elle tombe du bon côté ! Et nous avons réussi ... avec une sacrée affiche : Herbie Hancock, Ray Brown, Dee Dee Bridgewater, Ellingtomania ... Les aides sont arrivées ensuite très progressivement. Aujourd’hui, pour un budget fluctuant autour de 200.000 euros - sans compter les salles clermontoises mises à disposition, mais où nous apportons toute la technique - les concours officiels (collectivités territoriales et DRAC, direction régionale des affaires culturelles), comptent pour 45 %, le mécénat 15 % et la billetterie pour 40 %. Nous pratiquons une politique tarifaire ajustée : 34 euros pour une soirée de deux concerts, 29 euros pour les tarifs réduits et 10 euros à la dernière minute pour les étudiants. On arrive ainsi à moins de 30 € pour le tarif moyen et … deux concerts.
Les DNJ : Jazz en Tête a ses habitués parmi les têtes d’affiche, Par exemple cette année, Mino Cinelu se produit pour la troisième fois, Gonzalo Rubalcaba pour la quatrième … XF : (coupant) Herbie Hancock est venu trois fois, Gregory Porter, un chanteur que tout le monde s’arrache, a donné à Clermont son premier concert en France, capté alors en 2011 pour Mezzo. Quant à Biréli Lagrène, à l’affiche lors de cette 35 édition, il était déjà là en 1990, et déjà en solo. Je suis dans le milieu du jazz depuis quarante ans, ayant été par concours de circonstances, road manager à l'âge de 20 ans de Dizzy Gillespie, Jay McShann, Milt Jackson, Illinois Jacquet, et de tant d'autres anciens, puis producteur de disques (label Space Time Records depuis 1996, où apparaissent notamment les premiers albums de Lionel Loueke, d'Eric Harland, ou encore le seul album solo piano de Mulgrew Miller). Bref. Au départ, cela crée incontestablement des liens avec les musiciens, après cela les entérine.
Les DNJ : La 35 ème édition marque donc le grand retour des musiciens américains absents d’Europe pendant la crise sanitaire du Covid …
XF : Assurément avec notamment une des toutes nouvelles étoiles du jazz vocal, Samara Joy. Mais nous aurons également sur scène le pianiste brésilien Eduardo Farias que l’on a découvert en France auprès d’un de nos jazzmen français préférés ici, le saxophoniste Baptiste Herbin ou encore un trompettiste américain, Jim Rotondi … qui a choisi de s’installer à Clermont-Ferrand après s'y être produit au sein du Mingus Dynasty et y avoir rencontré une clermontoise. Et enfin, après une année où nous avions avancé l’heure des concerts pour respecter le couvre-feu (en 2020), pour la deuxième année consécutive c'est aussi le grand retour des « jam sessions » qui se prolongent jusqu’au bout de la nuit. Non décidément, à Clermont Ferrand le jazz « canal historique » n’a pas fini de vibrer.
Jazz en tête. 18-22 octobre. Clermont-Ferrand (63). Maison de la Culture. Début des concerts à 20 h.www.jazzentete.com
18 octobre : JET All Stars 2022 avec Steve Nelson (vibraphone), Kenny Davis (contrebasse) & Billy Kilson (batterie); Gonzalo Rubalcaba & Aymée Nuviola.
19 octobre : Jim Rotondi Quintet avec Jim Rotondi (trompette et bugle), Jon Boutellier (saxophone ténor), Danny Grissett (piano), Darryl Hall ( contrebasse), Jason Brown (batterie) ; Mark Guiliana Jazz Quartet avec Jason Rigby (saxophones), Jason Lindner (Piano), Jasper Høiby (Contrebasse), Mark Guiliana (batterie).
20 octobre : Mino Cinelu (percussions)-Tony Tixier (piano, claviers) duo avec Raynald Colom ; Samara Joy ( voix), Isaiah J. Thompson (piano), Matthias Allamane (contrebasse), Malte Arndal (batterie).
21 octobre : Bireli Lagrène (guitare) ; Eduardo Farias Brazilian Trio Eduardo Farias (piano); Hermeto Coridor (contrebasse); Antonio Carlos Harlando (batterie).
22 octobre : Gabriel Fernandez "Mundo Trio" avec Gabriel Fernandez (saxophones ), Jean-Marie Frédéric (guitare ), Jean-Luc Di Fraya (batterie & percussions ) ; "The Mountain Four" All Stars avec Lionel Loueke (guitare, voix), Walter Smith III (saxophone ténor), Joe Sanders ( contrebasse), Eric Harland ( batterie).
A la veille de ses 90 ans (le 6 août) Jean-Louis Chautemps a ouvert son livre de souvenirs. Dans une longue et riche interview à Matthieu Jaffré accordée le 7 avril dernier en son appartement de Montparnasse, et disponible sur Youtube, (Jazz Archive*) le saxophoniste parisien passe en revue une grande partie de sa carrière.
(27 janvier 2020, Pan Piper, remise des prix de l’Académie du Jazz, Palmarès 2019).
Tout au long de ces 75 minutes de confidences, le lauréat 1965 du prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz évoque pêle-mêle ses déboires d’écolier (renvoyé du lycée Buffon, de l’Ecole Alsacienne), ses jeunes années avec son grand-père, Jules Rais, écrivain-éditeur, bibliothécaire en chef de la Chambre des Députés qui mourut à Auschwitz en 1943, son épouse, Ludmila Savitsky (1881-1957) née en Russie et traductrice de Joyce et Isherwood (Adieu à Berlin), ou encore leur fille Nicole Védrès, écrivaine (1911-1965) et réalisatrice en 1950 d’un film-documentaire La vie commence demain, où figurent Picasso, Gide, Le Corbusier, Prévert…Il aurait pu aussi bien parler de sa famille paternelle (un père médecin, des oncles, Emile et Camille, ministres de la III ème République).
Mais bien sûr l’essentiel de son « retour sur images » concerne le jazz. Jean-Louis Chautemps précise comment il apprit à « jouer en mesure » lors d’une saison estivale de deux mois en 1950 au casino de la station balnéaire de Veules-les-Roses (aujourd’hui en Seine Maritime) où il était sur scène -aux côtés du trompettiste Jean Liesse- en après-midi et en soirée sur un répertoire de danse des plus variés.
Rompu aux règles du métier, le saxophoniste ténor est bientôt embauché par Claude Bolling… pour jouer du baryton. Le voilà lancé comme musicien professionnel. Les engagements (« les affaires » dans le langage de l’époque) se multiplient dans les studios (du jazz, de la variété où il côtoie des musiciens « de haut niveau ») les clubs. « Le chômage n’existe pas » pour le saxophoniste (ténor, soprano, baryton) qui pratique aussi clarinette flûte et trompette, et entreprend des études d’harmonie. C’est une époque bénie où Jean-Louis Chautemps enregistre avec Django Reinhardt en compagnie d’un jeune Martial Solal dont avoue-t-il en riant « j’avais du mal à comprendre ce qu’il faisait », part en tournée avec un « charmant » Chet Baker, ou encore rejoint le Big Band très européen de Kurt Edelhagen à la radio de Cologne (la WDR).
Changement de rythme avec l’arrivée du free jazz, souligne-t-il, de nombreux jazzmen « devenant professeurs ». Lui-même va enseigner dans ce Quartier Latin qu’il n’a guère quitté depuis son enfance, à l’Ecole Alsacienne (un retour par la grande porte) et même à la Sorbonne tout en continuant de se produire sur scène jusqu’au milieu des années 2010 dans le jazz (Quatuor de saxophones) et la musique contemporaine (L’ensemble Intercontemporain).
(22 janvier 2017, Pan Piper, remise des prix de l’Académie du Jazz, Palmarès 2016).
Quels enseignements tire-t-il aujourd’hui de ces 70 ans de musique, interprète et compositeur ? Jean-Louis Chautemps se refuse à toute conclusion, évoquant plutôt un projet en cours sur Nietzsche et révélant seulement -sourire aux lèvres- le secret de son jeu au saxophone : « petite bouche, grande gorge ».
Jean-Louis Lemarchand.
====================
*La vie commence demain. Entretien de Matthieu Jaffré avec Jean-Louis Chautemps. Jazz Archive. Avril 2021 :La vie commence demain
Quatre ans après leur première rencontre discographique (Riddles), les pianistes Ray Lema et Laurent de Wilde confirment de belle manière leur complicité (Wheels). Un album plein de sève et de sensibilité. Sur deux Steinways, ils proposent un répertoire de leur cru (6 compositions communes et 2 signées de Wilde) qui balaie un large univers, l’Afrique natale de Ray, l’Europe et les Etats-Unis chers à Laurent et une incursion sur les terres cubaines. Dans un entretien pour les DNJ, Laurent de Wilde met l’accent sur cette « complémentarité des savoirs » qui donne naissance à « une musique complète ».
Les DNJ : Comment trouver un terrain d'entente et d'écoute quand on vient de deux univers différents ? Laurent de Wilde : Il faut d’abord du respect, de l’admiration. Et Dieu sait si j’en ai pour Ray, incroyable aventurier de l’expérience musicale. Guitariste, chanteur, maître percussionniste, son regard porte loin et va jusqu’aux aux sources de ce qui nous fait vibrer. Et puis aussi de la curiosité ! Je ne me lasse pas d’apprendre avec lui tout ce qui sous-tend son jeu, comment il fait tenir la musique sous ses doigts d’une façon si différente de la mienne ! Composer avec lui est un apprentissage permanent : comment fait-il tourner cette rythmique ? où place-t-il ses accents ? sur quelle architecture sous-jacente fait-il reposer son jeu ? Je le bombarde de questions et il fait de même avec moi, et chaque réponse nous rapproche un peu plus.
-DNJ : Quelle est la répartition des rôles dans cet exercice ? LDW : Nous concevons notre musique comme une danse. Y a-t-il un rôle assigné dans notre couple de danseurs ? Je ne pense pas. Notre but est de nous fondre l’un dans l’autre et non de briller chacun au détriment de son partenaire. La beauté de la danse se construit à deux, si l’un soutient et que l’autre s’envole, les rôles peuvent s’inverser en quelques secondes. Ray possède une maturité rythmique qui m’impressionne particulièrement et mes années de jazz m’ont permis d’aller plus loin dans l’harmonie, mais c’est justement cette complémentarité des savoirs qui nous permet de créer une musique complète. Chacun offre donc à l’autre les conseils et les connaissances qui lui permettent de parler la même langue.
-DNJ : Quelles sont les clés d'un partage équitable entre deux instrumentistes ? LDW : La discussion ! Nous parlons beaucoup avec Ray de l’équilibre à trouver dans notre duo. Dès que l’un se sent un peu sur la touche, pas dans la danse, il en parle et nous essayons de trouver un moyen d’y remédier….
-DNJ : En quatre ans, quels changements sont intervenus dans votre coopération ? LDW : Notre premier enregistrement s’est passé très vite… on ne se connaissait pas aussi bien que maintenant, chacun a mis sur la table ce qui lui était propre et nous avons essayé d’équilibrer notre rencontre au mieux. Et puis il y eut quatre ans de tournées, de discussions, de découvertes… Progressivement, chacun a assimilé dans son jeu celui de l’autre, pour développer une sorte de télépathie essentielle dans un projet comme celui-ci. Je dirais par conséquent que si notre premier enregistrement était une rencontre, celui-ci est une fusion !
Ray Lema-Laurent de Wilde, ‘’Wheels’’.
Gazebo Studios, Paris, novembre 2020.
Gazebo/One Drop/L’autre distribution. Sortie le 28 mai.
En concert les 15 et 16 juin au Sunset (75001).
Lionel Belmondo, saxophoniste, et Stéphane, son cadet, trompettiste, reconstituent leur quintet pour un album (Brotherhood*) qui maintes fois reporté sort dans les bacs ces jours-ci. Ils se partagent les compositions (6 pour l’aîné et 2 pour son frère) dans cet hommage à leur père, saxophoniste et enseignant disparu en décembre 2019, qui constitue aussi un coup de chapeau à des musiciens qui les ont inspirés (Yusef Lateef, Wayne Shorter, Bill Evans, Woody Shaw). Avec les DNJ, Lionel Belmondo va plus loin sur ce disque aux accents hard-bop où l’esprit de John Coltrane n’est jamais bien loin.
DNJ : Cet album marque des retrouvailles familiales ? Lionel Belmondo : Exactement. Avec mon frère, en quintet, nous n’avions pas enregistré depuis 2009 et ‘Infinity Live’ (B-Flat). On est super-contents. C’est une équipe avec des copains. Il existe une grande complicité entre nous. Et puis (rires), les choses se font quand elles doivent se faire.
DNJ : C’est aussi un hommage à votre père Yvan, saxophoniste baryton qui vous avait incité à jouer de la musique, forcé peut-être ? LB : Forcés ? Jamais. Quand nous avons décidé d’arrêter l’école à 16 ans, notre père nous a dit : vous voulez faire de la musique, il n’y a pas de problème mais vous vous levez le matin et vous travaillez autant d’heures que si vous étiez à l’école. Si vous faites quelque chose vous le faites sérieusement. Mon père nous a bien aidés. A Solliès-Toucas (près de Toulon), où il est arrivé en 1971, il avait, à la demande de l’institutrice, commencé par donner quelques cours aux enfants du village. Et en fait, il a monté une école de vie plus qu’une école de musique (l’École Cantonale de Musique qu’il dirigea une dizaine d’années). « Il faut s’amuser sérieusement, disait-il, et transmettre de génération en génération ». C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie.
DNJ : Dans cet album, vous dédiez un morceau à Yusef Lateef qui avait intégré votre groupe en 2005 (Influence. B-Flat) ? LB : Yusef, c’était un sage, et bien au-delà de la musique. Quand un journaliste lui avait demandé : « Pourquoi êtes-vous venu jouer avec les frères Belmondo , il avait répondu, je suis venu apprendre ». A cette époque, il avait 85 ans !. On a eu la chance de jouer avec lui pendant trois ans, en tournant dans le monde entier. C’était une grande leçon de musique parce qu’on jouait pratiquement les mêmes morceaux à chaque concert et à chaque fois, il nous emmenait vers une autre voie.
DNJ : Wayne Shorter est aussi à l’honneur ? LB : C’est chouette (sic) de rendre hommage à quelqu’un qui est vivant. C’est un grand maître qui continue à faire avancer l’histoire. Wayne Shorter est un moteur pour moi. Il n’a jamais un projet qui se ressemble et pourtant on constate une diversité cohérente entre tous ses projets.
DNJ : Le saxophoniste que vous êtes évoque aussi un trompettiste, Woody Shaw, et un pianiste, Bill Evans ? LB : Woody Shaw avait un système harmonique à lui -tout comme Booker Little- et qu’on a encore du mal à comprendre aujourd’hui. Nous l’avions rencontré : un grand monsieur. Quant au titre dédié à Bill Evans, il sonne un peu comme Erik Satie… et d’ailleurs le pianiste admirait Satie. Vous connaissez bien ma passion pour la musique française de la fin du 19 ème et du début du 20 ème siècle. (Les frères Belmondo ont consacré à cette période deux albums Hymne au soleil -2003- et Clair Obscur -2011- où figurent des compositions de Lili Boulanger, Satie, Fauré et Lionel a arrangé en 2019 des compositions de Ravel pour formation de jazz et orchestre symphonique pour une commande de l’orchestre symphonique d’Aquitaine et données uniquement en concert ).
DNJ : Cet album enregistré avant la crise du Covid-19 sort seulement aujourd’hui. Quand sera-t-il présenté sur scène ? LB : Cette musique doit s’écouter en direct. On est impatient de remonter sur scène. Nous allons jouer le 3 avril au Sunset dans le cadre de l’émission Jazz Club mais ce sera sans public ! Dans le même temps, je n’ai pas de commande pour des festivals mais je me suis « auto-commandé » trois projets. Mon père me disait toujours qu’il fallait avoir des projets en tête pour faire évoluer sa musique. Alors, je me mets à ma table chaque matin et je compose. Bien sûr, je me demande si je vais pouvoir apporter quelque chose de neuf. Yusef m’a dit un jour : « la musique ne nous appartient pas, elle n’appartient à personne, elle appartient à tout le monde ». Aussi je me lance (rires).
*Belmondo Quintet, ‘Brotherhood’, avec Lionel Belmondo (saxophones ténor et soprano, flûte), Stéphane Belmondo (trompette et bugle), Eric Legnini (piano), Sylvain Romano (contrebasse) et Tony Rabeson (batterie).
B-Flat, Jazz & People / PIAS..
Studio Gil Evans, Amiens, 20-22 janvier 2020.
Sortie le 12 mars.
A écouter également : Belmondo Family Sextet, ‘Mediterranean Sound’ (B-Flat/PIAS. 2013) comprenant notamment Lionel, Stéphane et Yvan.
Concert de présentation en direct du Sunside (75001) le 3 avril à 19 h dans l’émission d’Yvan Amar, Jazz Club, sur France Musique.
Ayant rencontré Lennie Tristano et étudié avec lui, Lee Konitz entre dans l’orchestre de Claude Thornhill (1947-48), avec qui il enregistre. A New York, il joue au Royal Roost au sein du Tuba Band de Miles Davis et participe aux fameuses « séances Capitol » de “Birth Of The Cool » (1949-50). Parallèlement, il enregistre avec Tristano Intuition, jazz libre avant la lettre (« le premier album de free-jazz », dira-t-il) et se produit en compagnie d’un autre disciple du pianiste, Warne Marsh, avec qui il grave ses première faces en leader (1949). Au fil des années, il jouera avec quasiment tout le ghota du jazz, enregistrant notamment en duo avec Joe Henderson, Richie Kamuca, Jim Hall, Ray Nance, Eddie Gomez, Elvin Jones, Albert Mangelsdorff, Sal Mosca, Red Mitchell, Hal Galper, Jimmy Giuffre, Martial Solal, Karl Berger, Michel Petrucciani, Harold Danko, Franco D’Andrea, Alan Broadbent, Stefano Bollani, Dan Tepfer… En 1988 est présenté à Cannes un film que le Canadien Robert Daudelin lui a consacré : “Portrait Of The Artist As A Saxophonist”.
Curiosité, disponibilité et ouverture d’esprit étaient quelques unes de ses qualités les plus caractéristiques, Lee Konitz n’en finissait pas de se renouveler et de nous surprendre, jusqu’à la date de son décés en 2020, à l’âge de 93 ans.
Cet entretien s’est déroulé le 9 novembre 2006 dans l’après-midi précédant le concert du Lee Konitz New Nonette sous la direction d’Ohad Talmor à la Comète, scène nationale de Châlons-en-Champagne, dans le cadre du Reims Jazz Festival. Je me souviens encore de l’émotion qui s’était emparée de moi à l’écoute de la reprise, en rappel, de l’arrangement historique de Gil Evans sur Moon Dreams (“Birth Of The Cool”) réorchestré pour l’occasion en copié-collé — avec Konitz rejouant note pour note son propre « solo » immortalisé cinquante-six ans plus tôt. Comme si l’histoire et l’actualité balbutiaient et perdaient la tête, en se rejoignant devant nous…
N’en avez-vous pas un peu assez, Lee Konitz, qu’on évoque sans cesse « l’école Tristano » à votre propos ?
Uniquement quand je viens de finir de jouer du mieux que je le peux et quelqu’un vient me dire qu’il adorait ma façon de jouer en 1949 ! Mais j’apprécie beaucoup que cela impressionne tellement les gens. Le 3 septembre 2006, le jour de mon anniversaire, je jouais à Chicago et, avant de commencer, une dame est venue au micro dire que le maire de Chicago allait décréter que cette journée deviendrait le “Lee Konitz Day”. Sur le moment, je n’ai pas pensé que j’avais l’opportunité de dire que Lennie Tristano était également de Chicago, qu’il m’avait inspiré et que je désirais partager cette journée avec lui, juste pour lui manifester ma gratitude. J’ai oublié…
Fréquentez-vous sa fille Carol, la drummeuse ?
Non, nous avons eu des mots ensemble il a longtemps. J’ai eu le malheur de dire un jour que Tristano aimait fumer des pétards et elle a répondu : « Jamais il n’a fait ça ! ». Nous avions pourtant l’habitude de fumer ensemble, il s’en est suivi une amusante petite conversation avec elle…
Et le saxophoniste Lenny Popkin ?
Un jour, j’ai déclaré à la radio que les aficionados de Tristano avaient tendance à être un peu maniérés au sujet de leur musique, à ne pas en sortir et ne pas jouer à l’extérieur de leur cercle. Le téléphone a sonné immédiatement et il m’a dit « Va te faire foutre ! ». Récemment, je jouais au Sunset à Paris avec François Théberge, Popkin était là, il avait grossi, ça faisait longtemps que je ne l’avais vu, il était très amical et j’ai apprécié que nous puissions parler ensemble finalement.
Et n’êtes-vous pas fatigué de lire continuellement que vous êtes le premier alto à ne pas avoir joué comme Charlie Parker dans les années 40–50 ?
Non, l’intention qui est derrière le propos, plutôt que le propos lui-même, est plutot bien. Le fait est que, dans l’environnement de Tristano, on ne m’encourageait pas à aller dans cette direction et à aller étudier avec Charlie Parker. Bien sûr c’était le maître, mais je ne pouvais pas m’identifier à ce genre d’expression, ça ne fait pas partie de mes gènes.
Êtiez-vous proche de Warne Marsh ?
Pas tellement sur un plan personnel, nous étions parfois très proches musicalement, ce qui ressemblait à un miracle pour moi car je pense qu’il était vraiment l’improvisateur le plus pur de tous. Beaucoup de musiciens que j’ai entendus et que j’adore ont atteint des moments de pureté comme Lester Young avec Count Basie et Charlie Parker dans ses premiers enregistrements en particulier. Mais Warne, chaque fols que je l’écoute, j’ai une impression de grande capacité d’improvisation, de composition, de compréhension de ce qu’il fait. Bien sûr, nous sommes très peu à le savoir, même son nom, on l’orthographie mal, on l’appelle parfois “Wayne” Marsh. Mais, dans un siècle, comme Bach ou Mendelssohn, on dira : « Marsh ? Il est très bon, pas mal du tout… »
Vous avez plusieurs fois travaillé avec le guitariste Derek Bailey…
Oui, brièvement, à des époques différentes. Au début [NDLR : en 1966, à l’occasion d’une tournée en Angleterre], nous avons joué All The Things You Are avec Gavin Brars et Tony 0xley, ils me suivaient d’une certaine manière sur ce que je pouvais jouer, j’aurais aimé en faire davantage, ça a passé tellement vite. Puis Derek a suivi sa voie, il m’a demandé de me joindre à lui. Ce fut une expérience unique. Il semblait souffrir beaucoup. Un jour, j’ai joué avec lui à Anvers [NDLR : en 1991 à DeSingel], je crois que j’ai commencé à faire une danse à claquettes, à faire des mouvements sur scène ou quelque chose de ce genre, je n’avais pas de mauvaises intentions du tout, c’était juste quelque chose de spontané, il avait l’air d’être offensé, j’ai entendu dire qu’il s’était plaint. C’était peut-être à cause d’autre chose, je ne sais pas. En tous cas je n’ai plus jamais joué avec lui après ça, il ne m’a plus invité.
Vous avez aussi joué avec Misha Mengelberg…
Plusieurs fois, oui. Un jour, nous jouions en Hollande et il a commencé à jouer de longues lignes que je n’avais jamais entendues auparavant, je lui ai fait remarquer qu’il n’y avait pas d’espace du tout pour moi mais il a continué, si bien que je n’ai fait que l’écouter. Ça m’a bien plu, je ne l’avais jamais entendu faire ça, ce sont des types très bien, lui et Han Bennink.
Quelles sont vos relations avec Anthony Braxton ?
J’ai participé à un blindfold test pour un magaine anglais un jour, le type m’avait passé une série de disques que je n’aimais pas tellement, mais je ne tenais pas à expliquer en détail pourquoi je ne les aimais pas. Il y avait un disque de Sun Ra, je lui ai dit quelque chose sur le fait que je n’aimais pas trop, puis il a passé un disque de Charlie Parker de 1942 je crois qui jouait Cherokee et j’ai dit que j’adorais ça. Ensuite il a passé un disque d’Anthony Braxton qui jouait une ligne de Tristano. Je me suis senti outragé et j’ai dit : « Entre nous, il ne swingue pas, il n’a pas un beau son et il n’a pas d’idées sur ce type de musique ». Et bien sûr ça a été publié. Je lui ai envoyé un mot finalement quelques années plus tard auquel il n’a jamais répondu, car il avait toujours dit des choses gentilles à mon égard. Je faisais seulement référence à l’univers de Tristano auquel j’avais le sentiment qu’il n’avait du tout rendu hommage, c’était visiblement son hommage car il prétendait adorer Warne Marsch et Lennie mais il ne faisait que jouer les phrases plus vite que nous le faisions, puis il partait dans des cris perçants et des couinements. Ce n’est pas ce dont il s’agit, Anthony, il s’agit de swinguer et de jouer de belles notes avec une superbe sonorité, c’est ce que nous avons travaillé tout au long de notre vie, ainsi que Lennie. C’était une manière d’éluder la question et d’éviter de dire que nous avions lui et moi joué quelques morceaux un jour sur un disque de Dave Brubeck [NDLR : “All The Things You Are”, Atlantic, 1976], c’est à cette occasion que je l’ai entendu jouer le mieux dans le style, mais on sentait tout de même que ce n’était pas sa musique principale…
Pourquoi avez-vous cessé d’électrifier votre saxophone dans les années 60 ?
C’était amusant pendant un moment, j’ai joué du Varitone et ce genre de choses. Je me souviens que j’en ai joué au Montmartre à Copenhague, Dexter Gordon était assis au bar et j’ai pensé : « Oh mon Dieu ! ». Il est venu vers moi, m’a regardé de haut en disant : « Qu’est-ce que c’est que cette électronique ? » Je lui ai répondu que j’avais l’impression d’être plus fort et il a éclaté de rire. Je ne pouvais en tirer un son noble mais, quand je l’éteignais, ma sonorité normale avait l’air tout étriquée. Je l’ai donc mis dans un placard à New York et j’ai cessé d’en jouer.
Vous n’avez jamais été tenté par l’EWI ?
Non, je sais que Michael Brecker en jouait. Vous savez, j’essaie encore d’obtenir le son que je cherche, le saxophone est probablement l’instrument le plus flexible, on peut moduler le son en fonction du souffle, des anches dures ou des anches faibles etc., c’est ce que j’essaie de faire. Parfois, on vient me voir en me disant que ma sonorité était meilleure dans les années 40, je réponds : « Merci beaucoup, mais voilà la sonorité que j’ai maintenant ! »
Jouez-vous encore du soprano ?
J’aime beaucoup jouer du soprano, j’avais pensé le prendre cette fois-ci en tournée, mais comme je dois voyager le plus léger possible, je ne prends que l’alto. De plus, je n’aime pas vraiment changer d’instrument, c’est comme si le son changeait d’un seul coup. Pourtant, j’ai commencé à la clarinette et au soprano. J’aimerais aussi jouer du ténor, mais c’est vraiment trop lourd à porter. Dans les disques que j’ai faits au ténor, je pense qu’on retrouve ma voix.
Dans le disque "Gil Evans and Ten”, vous êtes crédité sous le nom de Zeke Tolin. C’était pour des raisons contractuelles ?
C’était une anagramme, je crois que j’étais sous contrat avec Verve à l’époque et j’ai précisé qu’il valait mieux que je ne prenne pas de solo, d’ailleurs Steve [Lacy] joue très bien dans le disque. C’est Gil qui a trouvé cette anagramme. Vous connaissez bien sûr l’anagramme de Gil Evans, Svengali ? Et connaissez-vous l’anagramme de listen [écouter] ? silent [silencieux] !, C’est moi qui l’ai trouvée celle-là…
Avez-vous joué avec Thelonious Monk ?
Malheureusement non, je me suis toujours dit que jaurais dû. Je n’ai jamais tellement joué ses morceaux, bien qu’il ait joué des standards. Je me disais que ça serait amusant de jouer avec sa manière d’accompagner, mais je ne connaissais pas très bien ses morceaux, et ça aurait été un problème. Steve Lacy était un érudit de Monk, et Monk l’a fait jouer avec lui dans certaines circonstances.
Y a-t-il d’autres musiclens avec qui vous regrettez de ne pas avoir joué ?
J’aurais aimé jouer avec Herbie Hancock dans une situation comparable, j’aimerais faire le boeuf avec le groupe de Wayne Shorter, la manière dont ils improvisent aujourd’hui me semble très intéressante.
Et parmi les musiciens plus âgés ?
Qui est plus âgé de nos jours ? Je n’ai jamais pensé que je pourrais être compatible avec McCoy Tyner… Ils l’appellent Mac Coy Tyner ici dans le programme à Châlons-en-Champagne, je me demande toujours comment on va orthographier mon nom. Cette fois-ci c’était correct !
Et Charlie Parker, vous avez joué avec lui ?
Pas vraiment, nous avons fait partie d’une même tournée mais nous n’avons pas vraiment joué ensemble, si ce n’est dans sa chambre d’hôtel. J’avais une chambre contiguë à la sienne, je me chauffais un peu avant le concert et il m’a invité dans sa chambre, il était dans les vapes, nous avons essayé de jouer Donna Lee mais il n’a pas réussi. Le lendemain, je sais qu’ils ont essayé d’enfoncer sa porte pour le réveiller avant le concert. C’était un homme malade, un grand homme, mais il a payé cher pour ça. Chaque fois que j’occasion d’en parler, je délivre mon message : ma seule expérience avec la drogue fut avec la marijuana, ce qui était suffisant pour avoir un effet sur ce que j’étais en train de faire sur le moment. Avec des cotés très négatifs aussi, c’est pourquoi j’ai arrêté il a longtemps.
Travaillez-vous encore avec Paul Motian ?
Comme vous le savez sans doute, Paul ne peut plus prendre l’avion. Il joue avec différents musiciens à New York et il est très content. Chaque fois que je l’entends, il joue de manière magnifique. J’ai joué avec lui à New York en compagnie de Jason Moran et de la violoniste Jenn Scheinman. Il a 77 ans et ressemble à un jeune homme, tout comme Roy Haynes qui a 82 ans et qui joue lui aussi très bien. Quand j’étais à New York, c’est amusant, j’ai entendu Roy deux fois, il a un très bon altiste [NDLR : Jaleel Shaw] et un bon pianiste cubain je crois [Martin Bejerano]. Je les ai entendu deux fois au Dizzy’s Club Coca Cola. La première fois, Roy était très calme sur scène, mais la seconde fois, à la fin d’un grand set il est venu au micro : tout le monde attendait qu’il présente les musiciens et il a commencé à se plaindre de quelqu’un qui prenait des photos et ça a duré longtemps. Il s’en est pris au patron du club en hurlant qu’on ne l’avait pas prévenu. Nous avons un mot en yiddish pour ça : “kwetching”, il est parti dans son délire “kwetch”…
Savez-vous que Sonny Rollins a rompu son contrat avec Milestone et a monté son propre label Doxy Music Records ?
Non je ne le savais pas, je suis content de l’apprendre.
Que pense-vous de l’industrie du disque ? Êtes-vous encore sous contrat ?
Non. Personnellement je ne me plains pas, j’ai suffisamment de travail et j’ai du temps pour me détendre à la maison. J’ai entendu parler de l’expérience de Maria Schneider et Jim Hall et de leur site d’achat de musique en ligne ArtistShare [www.artistshare.com], Maria disait qu’elle avait payé 80 000 dollars pour enregistrer son album et qu’elle en avait touché 47 000 en retour la première semaine. C’est très bien, il est évident que c’est dans cette direction que nous allons. Pour en revenir à Sonny, dans le livre Lee Konitz - Conversations On The Improviser’s Art, édité par The University of Michigan Press, qui vient de sortir et qui est composé d’interviews menées par le journaliste anglais Andy Hamilton, j’ai signalé que j’appréciais certaines des choses qu’a faites Sonny mais que je n’ai jamais aimé quand il jouait des sous-standards éculés. Andy a appelé Sonny pour lui demander d’écrire quelque chose pour le livre et lui a rapporté mes propos. Sonny aurait répondu : « Ah ah, c’est comme ça ? On va devoir faire un duo ensemble ! ». Mais si je joue en duo avec Sonny, je suis foutu, j’ai intérêt à être très fort, je ne suis pas qualifié pour jouer de cette manière pendant quarante minutes. En tous cas, c’était une jolie réponse…
Faltes-vous des concerts en solo ?
C’est ce que je fais tous les jours chez moi. Alors si on me demande de le faire devant un public en étant payé, je suis ravi. Je me dis souvent que j’al de la chance de continuer à jouer et d’être toujours impliqué dans la musique. Au Birdland à New York, j’ai entendu le saxophoniste alto Benny Waters. À 96 ans il avait le plus gros son que j’aie jamais entendu ! Vous connaissez la célèbre remarque de Eubie Blake alors qu’il allait avoir 100 ans ? « Si j’avais su que j’allais vivre si longtemps, j’aurais pris soin de moi ! »
Qu’auriez-vous fait si vous n’étiez pas devenu musicien ?
J’aurais pu être SDF (rires)… Je ne sais pas, je n’ai jamais développé d’autre aptitude. Mon père tenait un établissement de nettoyage, je ne pense pas que j’aurais pu me diriger dans cette direction. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait, je trouve que j’ai de la chance d’avoir trouvé un moyen de m’occuper dans la vie.
Quel conseil pourriez-vous donner aux jeunes musiciens ?
Je voudrais leur dire qu’il est très gratifiant de pouvoir rester enthousiaste et de franchir les préliminaires pénibles afin de trouver la meilleure manière de s’exprimer et les meilleurs musiciens avec qui le faire. Quand on connaît les drames qui se déroulent de par le monde, il est appréciable de réussir à gommer toutes les pensées terribles de la tête des gens pendant une heure, c’est un honneur. Je suis allé jouer en duo avec Paul Motian à New York un mois après la tragédie du 11 septembre en me demandant ce que les gens allaient penser d’un type qui improvise avec un batteur pendant une heure. Eh bien, les gens sont restés assis à écouter pendant tout le concert et ils semblaient heureux, voilà ce que je souhaite aux jeunes musiciens.
À onze ans, il écoute des disques de Miles Davis, puis d’Ornette Coleman, joue de la trompette, puis du cor. La pose d’un appareil dentaire l’oblige à changer d’instrument et à choisir la guitare. En 1968, il participe à un stage avec Attila Zoller, entend Jim Hall et Freddie Hubbard un peu plus tard à New York, étudie la musique de Coltrane, se passionne pour Clifford Brown, rencontre Gary Burton (avec qui il enregistrera de nombreux albums) en 1974 au Festival de Wichita, obtient un poste au Berklee College of Music (1974-75), retrouve un ami d’adolescence, Lyle Mays, auprès de qui il joue pour la première fois quelques mois plus tard, avec Steve Swallow et Danny Gottlieb.
Cet entretien s’est déroulé à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles en 1981, à l’issue d’un concert du all stars “80/81” en compagnie de Michael Brecker, Dewey Redman, Charlie Haden et Billy Higgins.
Quelle fut votre première guitare ?
Une Gibson 175 de 1958, je l’ai achetée d’occasion à un fermier — je viens d’une toute petite ville du Missouri.
Quel est le guitariste qui vous a le plus influencé ?
Wes Montgomery, et il a toujours été mon préféré. ll était très mélodique, il jouait avec beaucoup de simplicité, de clarté, qualités que j’apprécie beaucoup.
Vous avez aussi écouté du rock ?
J’ai toujours écouté toutes sortes de musiques. Je fais beaucoup de choses stylistiquement différentes mais, pour moi, tout est proche. Ayant grandi au cours des années 1960 et 1970, je pense que la seule manière naturelle pour un musicien d’exister, c’est d’aimer toutes sortes de musiques, d’être capable de jouer dans beaucoup de situations différentes. Ces termes, comme jazz ou rock, ne veulent pas dire grand-chose.
Avez-vous eu des professeurs ?
J’en ai eu beaucoup, dans la mesure où ces types [le groupe “80/81” : Dewey Redman. Mike Brecker, Charlie Haden et Billy Higgins] sont mes professeurs. J’ai toujours joué avec des grands musiciens depuis l’âge de quinze ans…
A part la Gibson, vous avez une autre guitare électrique… ?
C‘est une Roland, une guitare-synthétiseur. Habituellement, j’en emporte une dizaine en tournée. Avec mon groupe, je joue d’environ dix guitares différentes au cours de la soirée, toutes sortes d’acoustiques, de douze-cordes…
Quelle est votre préférée ?
C’est celle-ci, la Gibson.
Quel matériel aviez-vous apporté pour le concert que nous venons d’entendre ?
Le petit ampli est un Acoustic 134 ; j’ai deux Yamaha GS 100 avec un haut-parleur Electric Voice, un digital delay Lexicon et un MXR ; et enfin cette guitare-synthétiseur Roland.
Et vos cordes ? Vos médiators ?
Des cordes d’Addario et des médiators Fender…
Je crois savoir que le disque que vous avez enregistré avec Paul Bley vous a causé pas mal de soucis… [N.D.R. : “Jaco” (IAI, 1974) avec Bley (el-p) et Bruce Ditmas (dm)]
Quelle galère ! Jaco et moi étions à New York, nous nous connaissions depuis des années, c’était avant qu’il ne parte avec Weather Report et moi avec Gary Burton. Nous avions pris contact avec Paul parce que nous l’aimions tous les deux. Nous avons un peu joué avec lui, il a enregistré une répétition puis, quand Jaco est devenu célèbre, il en a fait un disque, l’a mis sur le marché et ne nous a jamais payé un centime. Quand j’ai commencé à être un petit peu connu, il a remis ça comme s’il s’agissait de mon disque. Je l’adore, c’est l’un de mes musiciens préférés, mais au niveau du business, quelle tasse !
Vous livrez-vous a un échauffement particulier avant un concert ?
Habituellement, je joue simplement des gammes chromatiques pendant cinq ou dix minutes pour me chauffer.
Vous composez la plupart des musiques de vos albums ; vous sentez-vous davantage guitariste ou compositeur ?
Plutôt compositeur, je ne me sens pas vraiment attaché a la guitare, c’est un instrument…
Vous avez enregistré un album en solo pour ECM [“New Chautauqua” en 1978]. Que pensez-vous du solo ?
Ce disque n’était pas vraiment un solo dans le sens où Ralph Towner joue en solo : il y a quelques surimpressions. J’aime ça mais je ne le maîtrise pas vraiment. C’était une musique très spécifique, une déclaration très personnelle et que je devais faire tout seul, mais je ne suis pas un très bon guitariste solo.
Avez-vous un groupe régulier à New York ?
J’ai un orchestre aux Etats-Unis, il y a Lyle Mays aux claviers et Dan Gottlieb à la batterie qui jouent avec moi depuis cinq ans ; Nana Vasconcellos est aux percussions et mon nouveau bassiste, Steve Rodby, est fantastique, c’est le groupe que je préfére. Nous sommes cinq musiciens mais, par moments, ça sonne comme si nous étions cinquante. Nous avons beaucoup de synthétiseurs et une certaine manière d’utiliser ensemble des instruments acoustiques et électriques.
Et le trio guitare-basse-batterie ?
J’ai longtemps joué dans cette formule, avec Jaco Pastorius pendant deux ans [N.D.R. : avec Bob Moses à la batterie]. On a fait aussi beaucoup de concerts en trio avec Dave Holland et Jack DeJohnette [N.D.R. : et, plus tard, avec Charlie Haden et Billy Higgins].
Qui a eu l’idée de ce groupe “80/81” ?
C’est moi, je connais tous ces types depuis très longtemps, j’ai connu Dewey [Redman] et Charlie [Haden] quand ils étaient avec Keith [Jarrett] alors que moi, à la même époque, j’étais avec Gary [Burton], les autres c’est pareil. Ce sont en quelque sorte mes amis, je voulais faire des disques différents de mon groupe et je n’avais jamais vraiment enregistré avec des souffleurs, j’avais quelques morceaux prêts… Nous nous sommes tellement amusés à faire le disque que nous nous sommes dits que ce serait rigolo de faire un jour une tournée. C’est une tournée en coopérative et j’avais pourtant insisté pour que, sur toute la publicité, mon nom soit mis en bas. Quand je suis arrivé ici, à Bruxelles, et que j’ai lu « Pat Metheny et le groupe “80/81” », ça m’a fichu un coup. J’étais encore au lycée que tous ces types jouaient et travaillaient, c’est ridicule. Sur le disque [N.D.R. : Pat Metheny Quintet sur ECM, avec Jack DeJohnette à la place de Billy Higgins], c’est autre chose, j’avais écrit la musique et j’avais mon mot à dire, mais pour des concerts et particulièrement celui-ci, tout est improvisé, ce n‘est vraiment pas mon groupe.
Avez-vous entendu parler de James “Blood” Ulmer ?
Je l‘ai entendu il y a près de six ans avec Ornette [N.D.R. : en 1985, Pat Metheny et Ornette Coleman enregistreront “Song X” (sur Geffen) avec Haden, DeJohnette et Denardo Coleman], et c‘était fantastique. Récemment. c’était pas terrible.
Et Derek Bailey ?
Je l‘aime beaucoup, particulièrement sur le disque qu’il a fait avec Dave Holland chez ECM [N.D.R. : en 1996 à New York, Bailey et Metheny enregistreront un coffret de 3 CD (sur Knitting Factory) avec Gregg Bendian et Paul Wertico (perc)]. ll y a aussi un autre guitariste qui met des micros en haut du manche…
Fred Frith ?
C’est ça, je l’aime bien aussi. Mais je vais vous dire : la guitare électrique préparée, c’est bien, mais il me semble que l’avenir viendra de la guitare-synthétiseur.
Quelles sont vos activités aux États-Unis ?
Je suis pratiquement toujours en tournée, mon groupe travaille davantage que n’importe quel autre groupe de jazz, la seule manière de s’améliorer, c’est de jouer beaucoup. Dès que je reviens de cette tournée, je repars avec mon groupe. Chaque fois que je ne suis pas en tournée, je passe mon temps à écrire de la musique pour le groupe, en attendant avec impatience de repartir.
Composez-vous sur un piano ou à la guitare ?
J’écris généralement sur une feuille de papier, c’est plus simple ! Je n’ai pas à essayer d’imaginer comment mettre tout en place.
Quels sont vos projets de disques ?
Une prochaine séance avec mon groupe en octobre à New York ; ensuite, un projet avec Nana Vasconcellos, j’écrirai la mélodie et lui les paroles, en portugais. Nous pensons faire ce disque avec des musiciens brésiliens, Nana, Lyle Mays et moi, un disque de chansons. ll y a tellement de choses que je voudrais faire. J’aimerais tellement faire un disque où on joue vraiment, un disque plus improvisé. J’aimerais faire aussi un disque de standards.
On lit parfois que vous êtes la « nouvelle star de la guitare ». Qu’en pensez- vous ?
Ça n’a pas de sens. Je ne fais qu’essayer de faire ce que je peux, essayer de m’améliorer et c’est difficile. C’est à soi-même de savoir si on est bon ou non. J’ai l’impression que je m’améliore régulièrement avec le temps.
Pour conclure, pouvez-vous me montrer vos ongles ?
J’ai les deux doigts extérieurs avec des ongles courts et les trois du milieu avec des ongles longs.
Un nouveau label de jazz débarque en cette veille de Noël, LP3 45-Records. Une initiative de trois musiciens -un saxophoniste, Luigi Grasso, et deux pianistes, Yaron Herman et Laurent Courthaliac- et d’un entrepreneur, Peter Schnur, qui prend une forme particulière : les albums sortent exclusivement en format vinyle et digital et se distinguent également par leur contenu, sélectif, avec seulement trois titres pour une durée maximale de 17 minutes.
Chaque album est produit à 500 exemplaires numérotés. Premières sorties le 18 décembre avec René Urtreger et Kurt Rosenwinkel, tous deux au piano.
-Les DNJ : Lancer un label en cette période est-ce bien raisonnable ?
-Laurent Courthaliac : Nous ne sommes pas en compétition avec les autres labels. Le leitmotiv du label c’est ‘Less is More’. C’est un peu comme une carte postale du jazz enregistré dans un salon. On capture un instant, un moment d’un artiste. Une session est enregistrée et nous retenons seulement trois titres pour une durée maximale totale de 17 minutes. L’intitulé du label est d’ailleurs explicite : LP3 45, un raccourci entre MP 3 et LP (vinyle), et 45 pour le format artistique, rappel du 45 tours avec ses 3 titres. Je me suis rendu compte que lorsque j’écoutais un disque sur une plateforme, j’écoutais rarement plus de trois morceaux. Je dois l’avouer, les disques avec 70 minutes de musique, souvent cela me gave (sic).
-Les DNJ : Pourquoi avoir choisi d’écarter le format du CD ?
-LC : Quand je vendais mes disques à l’issue des concerts, j’ai souvent entendu la réflexion : « je vous aurais bien acheté un CD mais je n’ai plus d’appareil pour les lire ». Aujourd’hui, les gens écoutent principalement la musique sur leur téléphone, leur ordinateur via internet avec tous les systèmes de streaming (Deezer, Apple…) mais ils sont de plus en plus nombreux à redécouvrir le vinyle qui a la meilleure définition. Avec notre label nous entendons toucher ces deux publics.
-Les DNJ : Vous avez aussi décidé de refuser l’accès à vos albums en streaming … -LC : Nous ne voulons pas de cette logique. Nos albums forment un tout au sens artistique. Les disques vinyles seront disponibles en précommande sur diggersfactory.com et l’achat (17 euros) d’un album physique sur le site donnera accès gratuitement au format digital. Pour les achats en digital. (5 euros) LP3 45-Records sera disponible uniquement sur Apple Music. Nous privilégions ainsi le circuit court et 50 % de nos bénéfices iront à nos artistes.
-Les DNJ : Quelle est la ligne éditoriale de votre label ?
-LC : Je laisse totale liberté aux artistes pour choisir les morceaux qu’ils souhaitent interpréter. La collection commence avec deux musiciens que je connais de longue date et que j’ai enregistrés sur mon propre piano chez moi à Paris, René Urtreger et Kurt Rosenwinkel, le guitariste, dont ce sera le premier album solo en tant que pianiste. Nous prévoyons de faire trois sorties par an –décembre, avril et septembre- au rythme de deux albums à chaque fois. En 2021, vous pourrez ainsi retrouver les pianistes Kevin Hays et Johnny O’Neal et découvrir une extraordinaire jeune saxophoniste ténor new-yorkaise, Nicole Glover.
En 1973, Theodore Walter “Sonny” Rollins avait déjà enregistré une quantité d’albums prestigieux qui figurent tous dans le panthéon des chefs-d’oeuvre du jazz. Entre autres : “Tenor Madness” (1956) en quintet avec John Coltrane, “Way Out West” (1957) avec Ray Brown et Shelly Manne, “A Night At The Village Vanguard” (1957) avec Donald Bailey et Pete La Roca, avec Wilbur Ware et Elvin Jones, “Freedom Suite” (1958) avec Oscar Pettiford et Max Roach, “S. R. And The Contemporary Leaders” (1558) avec la crème des musiciens de la Côte Ouest, “The Bridge” en quartet avec Jim Hall, “Our Man In Jazz” (1962) en quartet avec Don Cherry, “Sonny Meets Hawk!” (1963) en quintet avec Coleman Hawkins et Paul Bley, “East Broadway Run Down” (1966) avec Freddie Hubbard, Jimmy Garrison et Elvin Jones…
Sa discographie indique un nouveau silence (fréquents dans sa carrière) entre septembre 1968 (un album enregistré à Copenhague avec Kenny Drew, N-H.O.P., Albert Heath) et juillet 1972 (“S. R.’ Next Album” avec George Cables, Bob Cranshaw, Jack DeJohnette ou David Lee, pour Milestone).
Au festival de Châteauvallon en 1973 (où fut réalisé cet entretien grâce, à mes côtés, à la très amicale collaboration de Jean-Robert Masson et la participation de Pat Griffith), Sonny Rollins se produisait avec Walter Davis Jr., Yoshiaki Masuo, Bob Cranshaw et David Lee.
Dans le jazz actuel, Sonny Rollins. qu’avez-vous entendu dont vous voudriez parler ?
… Il y a des gens qui jouent du rock, et je crois qu’il y a une corrélation avec… Aujourd‘hui plus qu’avant. toutes les musiques se ressemblent. Je veux dire qu’on peut jouer à des niveaux très divers. Les gens aiment écouter les rythmes. C’est déjà arrivé dans le passé avec les rythmes latins…
Que pensez-vous des changements opérés dans le jazz depuis vos disparitions et retours successifs ?
Les changements dans le jazz… C’est vraiment très difficile à dire… Oui. sans doute, il y a eu des changements… Je ne sais pas… Demandez-moi plutôt où je suis né et je vous donnerai une bonne réponse.
Pourquoi votre bassiste, Bob Cranshaw, utilise-t-il une basse électrique?
ll n’y a pas de raison particulière, sinon que Bob, à la suite d’un accident, a dû cesser de jouer de la contrebasse. Il joue donc de la basse Fender. Mais qu’il joue de l’une ou de l’autre, ça n’a pas pour moi grande importance. En fait, dans la plupart des cas, je préfère la contrebasse à la basse Fender. Simplement, j’accepte cet état de choses.
En vous écoutant à Châteauvallon, surtout dans la quatrième section de Saint Thomas, nous avons cru déceler un certain rapport entre votre jeu et celui d’Albert Ayler. Aimiez-vous le travail d’Ayler ?
Oh oui ! J’aimais beaucoup Albert, nous avons joué ensemble plusieurs fois. Nous étions bons amis. ll y a probablement une influence qui s’est construite entre nous à cette époque. Peut-être bien… Nous étions très amis…
Le saxophone soprano va-t-il prendre une importance encore plus grande dans votre musique ?
Je l’utilise pour changer, simplement pour changer de son. Je voudrais jouer d’un plus grand nombre d’instruments. Du piano, par exemple, qui était mon premier instrument. Aujourd’hui, on peut faire cela. Il y a dix ans, on devait se spécialiser sur un instrument, alors qu’aujourd’hui on peut jouer du piano ou de n’importe quel autre instrument. De plus, le soprano est un bon instrument, avec un certain son, un certain registre, une certaine étendue de sons. C’est un instrument qui convient à certains types de musique.
Bien qu’il soit japonais, je l’ai rencontré à New York. Je crois qu’il était là depuis cinq ou six mois. ll est très jeune et j’ai l’intention de faire beaucoup de choses avec lui. Nous devons d’ailleurs aller au Japon dans quelque temps.
Vos compagnons ont souvent été des guitaristes [NDR : Jim Hall, tout particulièrement]. N’aimeriez-vous pas jouer à nouveau avec un trompettiste ?
Oui. j’aimerais. En fait, j’aimerais avoir un groupe plus important, mais c’est difficile : le genre de musique que je joue n’est pas vraiment compact, un second souffleur serait presque obligé de jouer de la même façon que moi, et ça risquerait alors de devenir relâché, décousu. Dans le cas de Cannonball Adderley avec son frère, c’est très différent : ils ont des arrangements, tout est précis ; ils s’arrêtent au même moment, c’est très serré… Oui. j’aimerais avoir un trompettiste. Avant de venir en Europe, j’en ai auditionné plusieurs. Il faudrait que je trouve quelqu’un qui « colle » avec ce que je cherche, pour obtenir une bonne sonorité d’ensemble. Un trompette, un trombone, ou n’importe quel autre instrument. On obtient un son différent quand on joue à deux instruments à vent ou avec des cordes.
À Châteauvallon, il y avait aussi Max Roach et Dizzy Gillespie. Aimeriez-vous jouer à nouveau avec eux ?
Bien sûr. j’aimerais beaucoup. Si je ne l’ai pas fait récemment, c’est parce que je me concentrais sur mon nouveau groupe. On ne peut pas tout faire. On m’a demandé, par exemple, de faire partie des « Giants of Jazz » — pour faire des tournées, enregistrer, etc. J’ai refusé. Ce groupe, c’est vrai, se compose de grands musiciens [NDR : Dizzy Gillespie, Sonny Stitt, Kai Winding, Thelonious Monk, Al McKibbon, Art Blakey], mais il est difficile de gagner de l’argent et de projeter son image, car ensuite on cherche à vous intégrer à un groupe… Moi, je veux m’occuper de mon propre groupe, suivre ma voie. Aujourd’hui, je jouerais avec eux juste pour le plaisir. Nous sommes restés en relation les uns avec les autres, et je suis sûr que nous pourrions fort bien jouer à nouveau ensemble.
Joueriez-vous aussi avec Archie Shepp pour le plaisir ?
Oui, nous avons déjà joué ensemble et ce fut une expérience très stimulante. C’était l’an dernier. En fait, nous avons souvent joué ensemble dans des jam-sessions. C’était très bien.
Il parait que vous avez plusieurs fois joué avec Coltrane en privé et que c’est la raison pour laquelle vous avez cessé de jouer. Est-ce exact ?
Nous faisions ensemble des exercices, nous jouions ensemble alors qu’il était encore avec Miles…
Mais est-ce à cause de cela que vous aviez cessé de jouer ?
M’arrêter de jouer ? Non, non, pas vraiment… Non, je voulais essayer de m’améliorer, de me perfectionner…
Vous vouliez entreprendre des recherches ? méditer ?
Oui, parfois c’était pour méditer. A d’autres moments, c’était à cause de toutes les contraintes liées au fait de jouer : la vie folle. l’alcool, le tabac et toutes ces choses. C’était trop, j’ai dû m’arrêter un moment pour me retrouver. Une fois, ce fut pour des raisons de santé. Une autre fois, je me suis arrêté pour étudier — vers 1959, je crois. Je jouais sur un pont, et ils m’ont retrouvé sur ce pont. Mais je voulais étudier, et surtout réétudier la composition. Récemment, je me suis encore arrêté. La dernière fois, ce fut en 1969, pour quelques années. C’était une période de désillusion. j’ai voulu m’éloigner. J’en avais assez de jouer, assez du milieu musical et des gens engagés dans ce système. Je suis parti pour voir si j’étais capable de faire autre chose que jouer du saxophone, que faire de la musique. J’ai essayé, mais vous savez, ma vie est tout entière dans la musique. Je n’ai pas pu… J’ai compris que, quoi que je fasse, j’aurais à le faire à travers la musique, d’une manière ou d’une autre — aussi longtemps que j’en serai capable et que les gens voudront m’écouter. J’ai senti que j’étais obligé de jouer. Et en 1971, je me suis remis à jouer.
Quelle est votre situation matérielle? Enseignez-vous ?
Je m’occupe d’un atelier dans une école, et je suis censé en faire plus aux Etats-Unis mais…
Où habitez-vous ?
J’ai une ferme dans l’Etat de New York. Oui, je suis fermier. Mais j’ai encore un appartement en ville, à New York.
Pensez-vous que la situation de la musique est meilleure, ou pire, que quand vous êtes revenu en 61 ?
Je pense que ça va mieux, oui, vraiment. ll y a beaucoup plus de gens qui aiment le jazz, et ce sont surtout des jeunes qui s’y intéressent. Tout le monde semble écouter du jazz, comme s’il était à nouveau en vogue.
Croyez-vous que prendre ses distances par rapport à l’actualité du jazz, de temps en temps, comme vous l’avez fait, pourrait être une solution pour les musiciens plus jeunes ?
Je crois que c’est un peu ce que fait Ornette Coleman… Cela peut être aussi un moyen de survivre : quand on ne joue pas souvent, on plaît à beaucoup plus de gens chaque fois qu’on joue. Mais, bien sûr, c’est très difficile, il faut vivre, on a besoin d’argent… On ne peut donc pas s’éloigner trop souvent. On a besoin de jouer davantage. Aussi, je ne pense pas que beaucoup de gens pourraient le faire. Quand je suis parti en 63 — dans les années 50, c’était surtout pour raisons de santé : je voulais préserver ma santé plutôt que m’écrouler — je pensais qu’il fallait attirer au jazz un plus grand nombre de gens, assurer au jazz des avantages publicitaires. Mais on ne peut pas faire ça tout le temps. ce n’est pas une bonne tactique. On doit travailler et apprendre. Non, se mettre à l’écart ne peut pas être une solution. Quand je l’ai fait, j’avais de bonnes raisons. Je crois qu’Ornette l’a fait aussi après avoir réalisé qu’il était peut-être préférable de jouer moins. Je n‘ai jamais vraiment parlé de ça avec lui, mais je l’ai entendu dire. En ce moment, il joue très rarement. Si on peut le faire, c’est très bien : les gens sont alors impatients de vous entendre.
Etes-vous satisfait de vos enregistrements pour Milestone ?
Dans un sens, oui. Mais il se peut que j’aille chez Columbia. Columbia me propose d’enregistrer depuis longtemps, mais quand je m’étais retiré j’avais promis de suivre Milestone. Ils me cherchaient partout, et je leur avais promis que je le ferais dès mon retour. Et c’est ce que j’ai fait le premier jour. En ce moment, je travaille sur un disque qui est presque terminé. Après ça, je crois que je changerai de compagnie. J’irai chez Columbia. Ils essaient de m’avoir depuis tellement longtemps.
(Propos recueillis par Gérard Rouy, Jean-Robert Masson, Pat Griffith)
Au moment où l’on apprend qu’à la suite de deux accidents vasculaires cérébraux, Keith Jarrett ne pourra plus jamais jouer de piano, il m’apparaît opportun de publier le premier des trois entretiens que le pianiste avait accepté de m’accorder, à Juan-les-Pins en 1974 où il se produisait en solo au Palais des congrès. Je me souviens très bien que, suite à un flash surgi dans le public ce jour-là, il s’est arrêté de jouer, a pris le micro et s’est lancé dans une longue diatribe contre les photographes prenant des images lors d’un concert en solo, ce qui n’était pas totalement injustifié à vrai dire. Dans cet entretien, il parle de son passage dans les Jazz Messengers d’Art Blakey, au sein du quartette de Charles Lloyd (ils se produisent à Antibes en 1966) et du groupe “électrique” de Miles Davis. Entre temps, il enregistre en 1971 “Facing You” (puis “The Köln Concert” en 1975) chez ECM et devient une star du piano et une sorte d’objet de culte pour un public de plus en plus large. Un peu plus tard, il alterne quartettes européen et américain, écrit et interprète des pièces pour orchestre symphonique ou orchestre de chambre, enregistre sur de grandes orgues (1976) et même le “Clavier bien tempéré” de Bach au clavecin (1988). Dans les années 2000 se succèdent disques et concerts en solo, en trio (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette) ou, parfois, en duo avec Charlie Haden.
Pour la première fois en France, lors du Festival d’Antibes 1973, Keith Jarrett, vous avez joué en solo. Que représente pour vous le piano solo ?
Le piano solo est une expérience unique. Si un pianiste qui joue habituellement en trio se met à jouer en solo exactement de la même façon, alors ce n’est pas la peine, il n’a aucune raison de jouer en solo. Mais si le piano solo est pour lui un monde complètement différent, alors il doit le faire. Je pense que les pianistes qui ne peuvent pas jouer en solo ne sont pas des pianistes. La section rythmique n’est qu’un groupe d’instruments que la tradition du jazz a perpétué — je suis en train d’écrire des pièces pour cordes où il n’y aura pas de section rythmique. On me demandera peut-être « Pourquoi n’y a-t-il pas de section rythmique ? » Mais pourquoi doit-il y en avoir une ? Je n’ai jamais compris…
Pendant vos concerts, les mouvements de votre corps semblent suivre le déroulement de votre musique…
C’est la seule chose que j’aie qui puisse donner à la musique la force dont elle a besoin, qui puisse traduire la force de la musique. Mon corps est engagé dans la musique… ll ne faut pas oublier que le piano, instrument de tradition occidentale. exige beaucoup de force. Il y a des instruments qui n’en exigent pas autant, le sitar par exemple : vous pouvez utiliser chaque muscle de votre corps, vous ne tirerez pas plus de son des cordes. ll faut bien avoir présent à l’esprit, en fonction de ce que vous jouez, qu’il y a des instruments qui ne réclament pas ça — vous pouvez sauter en jouant du violon. ça ne vous aidera pas à le faire sonner.
Comment en êtes-vous venu à jouer du saxophone soprano et de la flûte ?
C’est parce que j’avais assez d’entendre le son du trio avec piano. J’ai essayé de sortir de ce contexte lorsque nous étions trois. J’ai aussi pensé aux moments où nous trouverions des salles de concert avec de très mauvais pianos — le fait de pouvoir jouer d’autres instruments constituait en quelque sorte une sécurité. Et puis le piano est limité, comme tous les instruments. Il y a des sons que je voulais entendre et que je ne pouvais obtenir qu’à partir d’autres instruments. D’autre part, désirant écrire pour d’autres instruments que le piano, je devais en avoir une certaine connaissance. Je crois que c’est une chose que beaucoup de gens ont oubliée aujourd’hui : quand on écrit de la musique. quel que soit le groupe que l’on ait, on n’écrit pas pour le groupe. on écrit à partir de l’instrument dont on joue.
Comment composez-vous ? Est-ce un travail quotidien?
Je ne travaille tous les jours que lorsqu’il s’agit de pièces symphoniques qui réclament beaucoup de temps, comme pour écrire un livre — on ne peut pas se dire : « L’enregistrement a lieu dans six mois. j’attendrai le cinquième mois pour commencer d’écrire ». Avec le quartette, en revanche, c’est une chose que je peux faire — je peux écrire tout un disque en une semaine, trois jours, peut-être même deux heures. Tandis que si j’écris pour de plus grands orchestres, nécessitant des arrangements précis. je peux y passer un an.
Comment avez-vous été amené à la musique ?
J’ai appris la musique en même temps que j’ai appris à parler. Mes parents ne sont pas musiciens mais, pour plusieurs raisons, j’ai commencé très tôt. Apprenant ces deux langages en même temps, j’ai réalisé à quel point la musique permettait de s’exprimer davantage que les mots. Tous mes amis n’apprenaient qu’un langage — les mots, l’anglais — et je me rendais compte qu’ils n’acquéraient absolument pas les choses que j’acquérais en étudiant la musique. Ça fait donc pas mal de temps que je joue maintenant, et il n’y a qu’une chose qui pourrait me faire arrêter la musique : quelque chose qui me serait plus nécessaire que la musique, je ne sais pas exactement quoi mais je sais que c’est possible — je dois me nourrir et la musique m’a toujours nourri, mais il s’agit d’une musique jouée avec des notes concrètes, physiques, sur un instrument qui appartient à cette planète Terre, et je ne pense pas qu’il soit impossible que l’on ait besoin un jour d’une nourriture plus consistante, moins matérielle… En ce moment je suis en train d’enregistrer de la musique écrite par d’autres compositeurs…
S’agit-il de jazz?
Non. Vous savez, il n’y a pas beaucoup de compositeurs dans le jazz, je veux dire de vrais compositeurs. Il y a des gens qui écrivent, mais composer est autre chose, c’est comme peindre une toile, ça ne peut pas prendre deux minutes. C’est un travail lent, élaboré, difficile, qui se fait avec beaucoup de peine et très peu de sécurité. Aussi, quand je parle de « compositeur », je pense à quelqu’un qui ne fait qu’écrire de la musique et qui n’est pas un musicien de jazz…
Vivez-vous de votre musique aux Etats-Unis ?
Oui, je suis complètement indépendant, mais pas depuis très longtemps — depuis l’an dernier — je n’ai jamais fait quelque chose que je ne voulais pas faire. D’ailleurs, je n’ai jamais vraiment fait quelque chose d’important que je ne voulais pas faire, sauf peut-être quelques trucs qui n’étaient pas compromettants et me faisaient gagner de l’argent. Mais aujourd’hui je n’ai plus besoin de faire ça…
Que pensez-vous de la situation actuelle de la scène musicale newyorkaise ?
New York n’est plus « la » scène du jazz, c’est une ville comme les autres. Rien de plus qu’ailleurs ne s’y passe. La seule différence, c’est que beaucoup plus de musiciens y sont concentrés, mais je n’utilise pas ce mot avec un « m » majuscule. Je pense qu’il n’y a plus de « centre du jazz » et je trouve ça bien. Sauf qu’il est plus difficile aujourd’hui de remplir une salle…
De plus, beaucoup de musiciens newyorkais se plaignent de ne pas trouver de travail…
Je pense que tout musicien sincère, conscient et fort peut trouver du travail sans problème. Si quelqu’un est conscient, ça signifie qu’il sait quoi faire, ça ne veut pas seulement dire qu’il peut jouer de la bonne musique, il doit aussi savoir quoi faire de cette musique, savoir où il ne peut pas aller et où il doit aller… Il sait peut-être aussi qu’il devrait s’arrêter de jouer un moment. ll ne doit pas suivre les mêmes lignes que tous les autres, parce qu’il n’est pas le même individu que les autres. C’est pourtant simple — mais personne ne semble s’en rendre compte. Les groupes et les musiciens ne font que monter et descendre. Plus ils montent vite, plus ils descendent vite. Les gens ont la mémoire courte — sinon nous, les musiciens, ne ferions pas toutes ces erreurs. A côté de ça, selon les critères occidentaux, les artistes sont des gens spéciaux, ils ont un talent spécial, magique, et ce qui est dur pour les artistes, c’est qu’ils voudraient bien dire : « Oui, c’est vrai. nous sommes spéciaux… ». Il est plus facile d’être humble si l’on n’est pas un artiste…
Vous êtes venu pour la première fois en France avec le groupe du saxophoniste Charles Lloyd…
Quand j’ai commencé de jouer avec lui, il jouait une musique que je trouvais très belle, très fraîche. Je ne vous dirai pas que c’est le plus fantastique saxophoniste que j’aie jamais entendu, mais il sentait d’une façon très profonde ce qu’il faisait. J’ai joué avec lui pour des raisons très simples : je voulais jouer et j’étais disponible. Mon premier engagement avait été avec Art Blakey. J’ai quitté Blakey à Boston parce que son manager était complètement idiot, je ne pouvais pas supporter la façon dont ils s’occupaient — ou plutôt ne s’occupaient pas — des affaires. Je l’ai quitté et le surlendemain je jouais avec Charles. Au même moment, j’ai formé mon propre trio. Puis j’ai travaillé avec Miles…
Vous jouiez du piano électrique avec Miles Davis…
Oui, mais je ne me suis pas mis à apprendre le piano électrique. J’en jouais avec Miles, c’est tout. Comme il voulait un piano électrique, je n’allais pas pleurnicher auprès de lui et lui dire : « Miles, si tu n’as pas de piano acoustique je ne jouerai pas avec toi ! », d’autant plus qu’un piano acoustique dans son groupe à cette époque serait tombé à côté — c’était sa musique et il jouait encore de la trompette, tout ce qu’il en faisait restait quand même de la trompette. J’ai fait partie de cet orchestre pour deux raisons : je détestais l’orchestre juste avant d’y entrer, je le trouvais terriblement mauvais. mais je connaissais Jack Delohnette, qui jouait très, très bien, et je voulais jouer avec lui. J’aimais aussi la façon dont Miles jouait tout en détestant la façon dont tous les autres jouaient. C’était comme si chacun jouait dans un placard : je joue et je ferme ma porte, il joue et il ferme sa porte. Je me disais : « Ce n’est pas possible que Miles aime vraiment cet orchestre. Mais s’il l’aime. c’est moi qui ai tort et je n’ai qu’à partir ! » Je pensais en entrant dans l’orchestre que quelque chose changerait peut-être et que Miles en serait heureux. De fait, je crois qu’il était heureux quand Jack, Gary Bartz, moi et d’autres jouions dans l’orchestre. Ce fut une période pleine de santé.
Pourquoi l’avez-vous quitté?
Nous ne trouvions plus de musiciens pour jouer dans l’orchestre et j’étais fatigué de jouer chaque semaine avec un batteur différent… Jack a fait une grave erreur, je crois, en quittant l’orchestre. Quand il est parti, Miles a été obligé de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire, qu’il ne voulait pas jouer, et le groupe a éclaté. Aujourd’hui, il n’y a pas de musiciens que je connaisse qui puissent jouer ce qu’il veut. Après Jack, par exemple, je ne pense pas qu’il ait trouvé le batteur qu’il cherchait. Mettons-nous à la place de Miles : il désire encore jouer, avoir un orchestre. il doit trouver quelqu’un. Aujourd’hui les jeunes musiciens n’ont pas de tradition derrière leur musique, et pas seulement au niveau de l’instrument… Si vous n’apprenez pas une façon de jouer de votre instrument avant de jouer ce que vous voulez jouer, vous n’arriverez jamais à jouer comme vous le voulez vraiment. On doit se rattacher à quelque chose.
Quels sont les pianistes que vous aimez écouter?
Je pense à deux personnes : Bud Powell et Scott Joplin. Je les ai beaucoup écoutés et j’estime que ce qui est contenu dans leur musique est essentiel. En dehors du jazz, je pourrais citer Ralph Kirkpatrick, qui joue du clavecin. Il joue surtout du Bach, et il a un sens du rythme extraordinaire, même si ça n’a rien à voir avec le jazz. Il joue avec une sensibilité qui fait que tout ce qu’il joue est vivant, et cette vie est une des caractéristiques du jazz.
Avez-vous écouté Cecil Taylor ?
Oui, un peu, surtout par curiosité, car nous n’avons rien en commun… Si, nous avons au moins une chose en commun : il n’aime pas les interviews. Je crois qu’il y a beaucoup de pianistes… Quand je vois quelqu‘un qui ne fait que chercher ce qu’il fait par des mots, plutôt que par la musique, je ne fais pas grand cas de lui. Si j’avais appris seulement des mots, au lieu d’apprendre des mots et de la musique, si je n’avais pas appris que la musique est la plus puissante, peut-être que je ferais ça aussi — utiliser des mots pour expliquer ma musique.
Quels sont vos projets ?
Mes projets sont de ne plus faire de projets. Je travaille en ce moment sur une pièce symphonique qui devrait être bientôt enregistrée, symphonique dans le vrai sens du terme : avec orchestre symphonique, pas seulement des sections de cordes… (Propos recueillis par Gérard Rouy.)