« Screamin’ The Blues » et « Straight Ahead »
Richard Williams (tp, sur « Screamin’ The Blues » uniquement), Eric Dolphy (as, bcl, fl), Oliver Nelson (as, ts, cl), Richard Wyands (p), George Duvivier (b), Roy Haynes (dm). 27 mai 1960 et 1er mars 1961. 2 albums Prestige.
Beaucoup ne connaissent aujourd’hui Oliver Nelson que pour un seul disque, le justement célèbre « The Blues And The Abstract Truth », enregistré le 23 février 1961 pour Impulse. Mais qui se souvient de ces deux formidables albums que le saxophoniste et arrangeur grava respectivement juste avant et juste après ? Peut-être parce qu’ils ont été noyés dans l’abondante production du label Prestige, « Screamin’ The Blues » et « Straight Ahead » n’ont pas à mon sens trouvé la reconnaissance qu’ils méritent. Or, on pourrait presque considérer qu’ils forment avec « Abstract Truth » une sorte de trilogie, car au-delà de leur succession chronologique, il existe de nombreux points communs entre eux. Le casting tout d’abord : côté front line, on y retrouve l’association magique du leader avec Eric Dolphy aux sax, flûte et clarinettes. Entre ces deux-là, c’est une complémentarité parfaite, un équilibre miraculeux qui – comme chez Miles et Coltrane – repose sur l’antagonisme même de leurs styles respectifs : d’un côté, le lyrisme épuré de Nelson et son vibrato unique ; de l’autre les zébrures avant-gardistes de Dolphy. On notera également, comme dans « Abstract Truth », la présence de la batterie crépitante du grand Roy Haynes. Mais ce qui fait avant tout le lien entre ces disques, c’est bien sûr le blues, considéré à la fois comme l’essence de la tradition afro-américaine et comme une contrainte à partir de laquelle peuvent se développer de nouvelles explorations formelles. À la manière de « Kind Of Blue », le triptyque de Nelson est à la fois un retour au blues et un dépassement de celui-ci.
Mais penchons-nous maintenant sur les deux disques qui nous occupent. « Screamin’ The Blues », le plus ancien, est sans doute celui qui propose la lecture la plus charnelle, la moins « abstraite » du blues. En témoignent le morceau éponyme, où Nelson se fait preacher au ténor, le rythme militaire de March On, March On (sorte de pendant mineur de la Blues March de Benny Golson), ou encore le jeu de question/réponse si typiquement funky de The Meetin’ (un procédé qu’on retrouve sur « Abstract Truth » dans le titre Hoe Down). Sur Three Seconds, blues méditatif et dépouillé, on reconnaît cependant déjà cette ambiance feutrée et mélancolique qui fera toute la magie de Stolen Moments. « Screamin’ The Blues », c’est aussi l’occasion rare d’entendre un magnifique trompettiste à la carrière trop discrète : Richard Williams qui, après avoir enregistré aux côté de Mingus ou encore Max Roach, se retira précocement de la scène jazz au profit d’une carrière de musicien studio. On ne peut que le regretter à l’écoute des ses chorus où transparaissent une technique impressionnante et une rare fougue.
Neuf fois après cette superbe séance en sextet, et une semaine seulement après « Abstract Truth » en septet, Oliver Nelson retourne dans les studios d’Englewood Cliffs à la tête d’une formation plus resserrée. Paradoxalement, c’est à mon sens avec le quintet de « Straight Ahead » que son génie de compositeur et d’arrangeur éclate avec le plus d’évidence. Ici, chaque morceau repose sur une idée à la fois simple et géniale, qui en fait un moment unique : alternance entre les mesures en 6/8 et en 4/4 pour Six And Four, opposition entre parties lentes et rapides dans Mama Lou, exposé en canon à quatre voix du Ralph’s New Blues du Modern Jazz Quartet… Et que dire de l’ébourrifant chase d’altos auquel se livrent Nelson et Dolphy sur le tempo rapide de Straight Ahead, où chacun stimule l’autre dans sa folie créatrice ? Mais si cet album est vraiment à part, c’est surtout à cause de son morceau d’ouverture : blues bartokien à deux voix, Images est un moment de pure magie, un titre à la beauté mystérieuse et envoûtante, un univers à part. Pour moi, sans conteste le plus beau morceau d’Oliver Nelson, et peut-être même de toute l’histoire du jazz moderne. Vous trouvez que j’exagère ? Allez donc y jeter une oreille, vous m’en direz des nouvelles ! Pascal Rozat