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17 novembre 2024 7 17 /11 /novembre /2024 08:44
DJazz Nevers 38    Dernier Tango Ducret Monniot   Trio Dominique Pifarély

 

 

Vendredi 15 Novembre,  ma quatrième journée

Duo Ducret Monniot 

La Maison, 12h 30

 

 

On les attendait avec impatience ces deux maîtres de l’improvisation et une fois encore, on se laisse prendre… tout comme le public, conquis d’avance. Un titre qui tease évidemment...Vont-ils nous danser un tango à Nevers? Ils en sont bien capables….

 

A l’ouverture, Christophe Monniot sort son baryton, plus de cinq kilos pour seulement 2,5 cm d’anches ce qui classe l'engin dans les bois et il attaque en douceur avec ce moelleux qu’il sait imprimer à un phrasé voluptueux. Recomposer à partir de motifs déjà joués, retravailler des anciennes compos comme Yes, Igor, donner une nouvelle couleur à ses propres fragments, les réécrire en fonction de l’autre, ils savent faire tous les deux. Voilà l’essence même de la musique qui se joue à l’instant, qui advient là devant nous. Ducret comme Monniot commentent leurs compositions respectives alternées dans ce programme humoristique et joyeux, bon enfant dans la présentation, sérieux, tenu et dense dans le rendu musical. Les indications sont bienvenues, voire attendues pour entrer dans cette musique mouvante, composée d’ éléments plus stables à reconnaître avec une longue pratique.  A la manière de Perec qui disait lire et relire toujours les mêmes livres, se nourrissant des enrichissements successifs, une intertextualité en quelque sorte, une histoire métaromanesque …

Ils savent à merveille relancer, redistribuer le jeu, s’emparant de la formidable énergie que le partenaire renvoie. Ducret a une profonde admiration pour Monniot et ça se voit. Il renoue  avec un «vrai» jeu de guitare, nous donnant l’occasion de l’entendre dérouler de plus longues phrases. Prenant à contre pied la tendance actuelle au minimalisme qui peut transformer les musiciens en scieurs de long, il est sciemment à rebours ( il a lu Huysmans pour sûr). Dès le deuxième morceau, le climat change, ça joue “velu”, Monniot déclenchant une série de déflagrations, secousses, salves d’artillerie lourde auxquelles répond une guitare “métal”. Ce qui n’exclut pas des changements de rythme au sein de la même composition, des accès de douceur brute, des ralentissements ouatés. C’est en fin de compte un concert rock and roll que ce dernier tango… dont le titre provient d’une commande sur le thème les Films de ma vie, une variation sur la musique du saxophoniste Gato Barbieri pour le film de Bertolucci. Qui a donné au guitariste à l’époque un sacré sentiment de “frustration” dit-il en mimiquant le thème ( pas si gnan gnan au passage) que Monniot au sopranino reprend à son tour, bruitant de son côté, se déhanchant et se déboîtant presque le col à force de nous la jouer charmeur. Pourtant il n'est pas vraiment reptilien, plutôt dans le brame ou le mugissement.

Pour une composition qui se voulait chanson plus ou moins pop, en fin de compte la chanson est devenue Chant Son (!) à l’alto pour Monniot qui montre l’étendue de sa palette de jeu sur quasi tous les sax, chatoyant dans les timbres.Tous deux  jouent de concert, cascadant les notes.

Marc Ducret qui a vraiment tout écouté et longuement écouté, ne suit pas le phrasé des guitaristes, surtout des guitar heroes ( il en est un pourtant), il phrase sec et percussif, batteur sur sa caisse de résonance. Il est toujours impérial à peu de frais et d’effets, il lui suffit de “triturer" son jack ( grand gimmick de son répertoire que j’attends toujours) pour sonner original, ponctuer le discours du complice qui se tord de son côté ou fait mine de valser, tout alangui. Il peut attendre un peu, se balance au bord du vide avant de s’y jeter avec son alto.

Une écriture plus difficile à saisir d’ordinaire, avec intrigue et suspens qui, en ce jour et à cette heure est immédiate. Mais quand on aime...

 

 

 

Dominique Pifarély Trio

Théâtre, 18h.30

 

Le violoniste Dominique Pifarély poursuit son travail d’écriture dans un trio européen avec le contrebassiste zürichois Heiri Känzig (remarqué dans le réjouissant Helvéticus avec Humair et Blaser) et le batteur Portugais Mario Costa qui a beaucoup tourné avec Emile Parisien. Ce trio bouscule sans la bouleverser la forme traditionnelle piano-basse-batterie. Configuration troublante mais pas inédite car le violoniste a joué en trio par le passé avec Martial Solal et Patrice Caratini (sans trace discographique hélas) et un peu plus récemment avec Sclavis et Courtois qui sont des compagnons de route.

Ce musicien beaucoup trop rare, il faut dire que je l’ai découvert au mitan des années quatre vingt dix avec son Acoustic Quartet au Théâtre Jean le Bleu de Manosque avec Ducret, Chevillon, Sclavis. Et ce fut une révélation, une porte d’entrée dans les musiques libres alors que le violoniste venait tout de même du jazz et du swing.

Un musicien assurément passionné qui fait friser ce soir la corde de l’archet dans des récurrences particulièrement stridentes. Abstrait dans son écriture travaillée au cordeau, il sait retrouver une certaine histoire du violon et il me semble apercevoir tout un réseau graphique de traits plus ou moins ajustés dans un tracé provisoire, un rien frénétique, voire bruitiste.

Comment suivre sa pensée, les idées surgies dans le brasier de l’improvisation? L’écriture est là, précise, on la sent qui affleure, le batteur  sait la suivre et tout en martelant continu et dru, il retrouve le violoniste régulièrement aux points de rendez-vous attendus.

Travail d’un ascète- pas sûr qu'il aimerait le terme, mais j’aimerais que sa musique fasse plus sens ce soir après l’éblouissement ressenti dans les Dédales de sa Time Geography. “Cette musique ardente dans ses commencements, souvent nerveuse, entraîne au delà de la sensibilité et du lyrisme, sans produire une excitation violente, tant on la sent contrôlée, presque mesurée dans ses dérèglements” avais je écrit. C’est encore vrai aujourd’hui mais son jeu fiévreux, emporté, sous tension peut ébouriffer par sa radicalité et le son acide du violon.

On entre ou pas dans la musique de Dominique Pifarély qui nous entraîne dans sa langue, son univers, sa manière de construire les événements. On embarque à bord de son train fou qui ne réduira jamais l’allure, une ligne à très grande vitesse qui se moque des obstacles, les percuterait presque, plus dans l’énergie des grooves et des séquences d’improvisation libre que dans une approche chambriste avec ce trio. Et ce. en dépit de dialogues avec la contrebasse et la batterie car Mario Costa peut favoriser l’échange par son timbre et son placement rythmique. Pifarély laisse d’ailleurs la paire rythmique improviser et chacun se fait soliste à un moment donné, puisqu’ il leur a laissé généreusement la main.

S'impose un moment fort avec la composition du Peuple effacé ( la seule annoncée) qui me redirige vers la lumière avec une délicatesse sensible au plus fort des éclats. Puis survient le final au tempo soudain ralenti qui procure apaisement et plaisir dans une certaine puissance de la douceur. Le son même du violon est charnu, rond. Ce n’est pas un standard (je n’y songe pas un instant) mais mon voisin qui est allé se livrer à son travail de journaliste sérieux rapportera la réponse. C’est une version très personnelle de The first time ever I saw your face, chanson du poète britannique et chanteur engagé à la grande époque, Ewan MacColl ( auteur de la rengaine folk Dirty Old Town tant de fois reprise, que je chantonne quand j’ai une envie de celtitude). C’est Roberta Flack qui rendit la chanson célèbre et le finaud Clint Eastwood l’utilisa dans son premier film en 1971 même si on en retient surtout la ballade d’Errol Garner Misty qui inspira le titre original Play misty for me.

(A suivre)

Sophie Chambon

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13 novembre 2024 3 13 /11 /novembre /2024 17:01
Djazz Nevers 38              Sophia Domancich Trio    Wishes

 

 

 

Mardi 12 Novembre

Sophia Domancich Trio       Wishes

Théâtre municipal de Nevers, 21heures.

 

 

 

 

Arrivée in extremis pour le concert de 21heures au théâtre de Nevers  après une journée éprouvante de train, de route, de retards et de bouchons.

Sophia Domancich revient avec une nouvelle actualité “Wishes”, pas encore discographique, mais ça ne saurait tarder-elle est prévue bientôt au Studio Sextant, sur un répertoire original qui n’a d’ailleurs pas encore de véritables titres. Soit six wishes ou des “souhaits” qui se ressemblent sans se dupliquer bien que le concert soit sous le signe de la répétition, quelques mesures répétées avec des décalages de plus en plus nets, jusqu’à l’évanouissement, l’effacement .

Mais après la création au Sunset la semaine dernière, le passage à Strasbourg à Jazzdor il y a deux jours, voilà le troisième concert à Nevers. Et c'est peu dire qu'elle nous fait plaisir, Sophia car pour son retour avec un nouveau trio, c’est un coup réussi. La pianiste fait advenir avec ce nouveau groupe ce qui semblait oublié : un "classique"en jazz de la formule piano-basse-batterie qui reprend autrement un chemin balisé en y découvrant des paysages originaux. Sans doute faut-il savoir s’entourer : voilà trois musiciens qui n’ont pas souvent travaillé ensemble et pourtant on a l’impression qu’ils se connaissent depuis toujours tant l’alchimie est immédiate. Soutenue, encouragée, stimulée par une paire rythmique exceptionnelle dans la précision et la créativité, Sophia Domancich a pu s'abandonner à ce qu'elle sait faire de mieux, une improvisation déroutante autant qu'envoûtante . 

Un équilibre atteint puisque la pianiste et le contrebassiste Mark Helias ont apporté chacun trois compositions au groupe sans compter le rappel, évocation des plus ornettiennes. Sans révolutionner l'art du trio, ils créent ce qu'on n'a plus souvent l'occasion d'entendre, une musique improvisée très sérieusement pensée. Avec- ce n’est pas le moindre de leurs  paradoxes, une structure très calculée dans la déstructuration même puisqu’on ne s’installe jamais dans la mélodie qui n’a jamais été le souci premier de Sophia. A l'exception peut être de la cinquième pièce, justement plus directement accessible qui sonnerait bien comme un standard. Serait-ce Seagulls from Kristiansund qu'elle a souvent repris, une composition de Mal Waldron, pianiste de l’épure qui savait créer une véritable fascination par d’abondantes répétitions tout à fait compulsives? J’aimerais le croire car avec Sophia les citations reviennent du plus loin de la mémoire ou de l’inconscient. Sub-conscious Sophia ?

Tous trois ont démarré bille en tête, la rythmique vite orientée par Sophia qui lance une phrase  vite hypnotique, simple dans sa reprise même, cadencée. Le deuxième évoque un jazz de chambre initié par le contrebassiste qui, à l’archet trace des sombres profonds. La musique se déguste délicatement, le piano de Sophia fait retour à Monk dans la troisième pièce,  ça swingue enfin avec un motif qui circule nerveusement tout au long de la pièce  avec des altérations, emprunté à Well We Needn’t,  vite abandonné pour avancer,  aller  se perdre dans une séquence plus labyrinthique. Sophia Domancich a trouvé des couleurs et des élans nouveaux avec le drumming subtil et sensuel d' Eric McPherson, le boisé rondement énergique, ferme et chantant de Mark Helias. Son solo sophistiqué, à la chorégraphie déliée est une élégante démonstration de l’art de jouer de la contrebasse .

 

Les réminiscences de Monk ne sont pas les seuls retours à l'histoire du jazz de ce  trio ouvert, cérébral et organique qui ne s’installe jamais très longtemps dans un thème, se plaît à fragmenter à loisir, découper à plaisir, ménager des suspens avant de réattaquer de plus belle. Chacun s’écoute attentivement, l’interplay fonctionne de façon exemplaire :  le contrebassiste prend la main avec  fermeté quand ce sont ses compositions, le batteur s’ajuste à l’ensemble avec beaucoup de spontanéité et toujours le geste juste, fournissant du "sur mesure" dans cette recherche du son le plus adéquat, de la ponctuation la plus fine pour orner cette broderie sonore. Son jeu  délicat repose entre autre sur un usage expert des baguettes qu’il fait sonner sur caisse claire, grosse caisse, cymbales avec une facilité déconcertante  à s’accommoder des discontinuités évidentes de la pianiste.

 

 

Parfois elle s’interrompt, heureuse, pour les regarder jouer tous les deux sentant que leur chant suffit à l’équilibre; mais quand elle revient dans le jeu, elle s’abandonne alors  librement à ses propres impulsions, entretenant la surprise par des changements abrupts de rythme, des interruptions ou des reprises abondamment répétées.
Ses complices l'accompagnent, habillent parfois en fond sonore, répondent aux vides, soulignent les lignes de force de leur partenaire. On se sent transporté, capable de goûter les nuances de leur musique, de suivre une poétique du jazz portée à un rare degré d’intelligence de jeu. Si les rôles sont assez finement répartis, on ne pourra pas dire qu’il s’agit d’une pianiste accompagnée d’une paire rythmique mais de solistes construisant de pair leur interprétation.

 

Tout est soigneusement conçu et exécuté même si tout n’est pas véritablement écrit, me dira en substance le contrebassiste qui, avec une pirouette évoque une musique poétique, joyeuse et pourtant politique. C’est le sens actuel à peine caché de ces Wishes.

 

 

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5 novembre 2024 2 05 /11 /novembre /2024 08:08
Franck Bergerot    André HODEIR & James JOYCE      UN  ELOGE DE LA DERIVE

FRANCK BERGEROT

André HODEIR & James JOYCE

Un éloge de la dérive

 

 

 

accueil | ONJ

Disponible le 25 octobre

Ouvrage accompagné du lien de téléchargement du concert«Anna Livia Plurabelle • L’ONJ joue André Hodeir» donné le 6 mars 2021 à la Maison de la Radio et de la Musique

 

Finnegans Wake : Anna Livia Plurabelle - YouTube Music

 

Un travail d’une envergure impressionnante, exhaustif sans être fastidieux, facile à lire même sur un sujet pourtant intimidant André Hodeir et James Joyce, un éloge de la dérive. Soit une oeuvre Anna Livia Plurabelle à la réputation difficile, une “jazz cantata” tirée de Finnegans Wake que Joyce mit dix sept ans à écrire.

Je me souviens...C’était en 2 017 à Avignon quand Frank Bergerot évoqua devant nous la suite d’Hodeir Anna Livia Plurabelle qui le fascinait depuis sa jeunesse et dans laquelle il replongeait avec passion à la lecture d’ André Hodeir le jazz et son double, un pavé de 772 pages de Pierre Fargeton (préfacé par Martial Solal). Franck Bergerot prit alors conscience de ce qu'il y avait de visionnaire dans la volonté d’Hodeir d'écrire le jazz comme on improvise, sans le faire comme les musiciens free de l’époque qui imaginaient le futur du jazz autrement, sans partition. Hodeir introduisait cette drôle d’idée d'improvisation simulée, des solistes tout particulièrement. 

Je ne connaissais pas cette pièce musicale mais le rapprochement avec James Joyce retint mon attention. Auteur pour le moins difficile dont j’avais vainement tenté Ulysses sans grand succès ( parcourant le dernier chapitre jusqu’au “oui” final du monologue de Molly) mais eu plus de chance avec Dubliners/The Dead beaucoup plus accessible, surtout après avoir vu le film crépusculaire de John Huston,  d'une grande fidélité dans les dialogues, son dernier opus où sa fille Anjelica tenait le premier rôle.

 

 

Hodeir a écrit deux "jazz cantatas" à partir de Finnegans Wake   Bitter Ending (fin du dernier chapitre) et Anna Livia Plurabelle (huitième chapitre) qui met en scène deux lavandières et une femme-rivière Anna Liffey (qui traverse Dublin jusqu’à la mer). Cette rivière musicale connaît beaucoup de changements de tempos et d’orchestrations, sans marquer une fin précise entre les sections mais avec des enchaînements, soit une oeuvre véritablement ouverte, nourrie musicalement des textes de Joyce.

 

Recréée en 1966, cet extraordinaire flux, échange de deux lavandières de part et d’autre du fleuve dont les rives s’éloignent (voix de soprano et de contralto, respectivement Monique Aldebert et Nicole Croisille) dans la première version avec un livret bilingue. C’est à John Lewis que l’on doit l’édition vinyle US de 1970, rééditée chez Epic en 1971 pour CBS France par le pianiste Henri Renaud. En 1992 Patrice Caratini s’attaqua à l’oeuvre dans la seule version anglaise et tout naturellement quand l’ONJ de Fred Maurin décida en 2021 de reprendre la jazz cantata pour le centenaire de la naissance d’André Hodeir, au studio 104 de la maison de Radio France dans l’émission Jazz sur le vif du producteur Arnaud Merlin, il fit appel à Patrice Caratini, contrebassiste et chef d’orchestre (y compris de l’ONJ). Franck Bergerot était évidemment présent ce soir de mars 2021. Une raison de plus pour justifier l’existence de ce singulier orchestre national qui s’engagea vaillamment dans cette super production de 25 artistes dont deux vocalistes, reprenant le chantier de cette oeuvre maîtresse en pleine pandémie. Les éditions ONJ records prolongèrent le travail musical en publiant la somme de Frank Bergerot (ouvrage accompagné du lien de téléchargement de l’enregistrement du concert conçu comme un seul mouvement ininterrompu).

Le concert avec captation vidéo du samedi 6 mars 2021 fut donné devant une vingtaine de personnes, techniciens compris et... la Ministre de la Culture, mais fort heureusement on put le suivre plus tard grâce à la retransmission de Radio France dans le Jazz Club d’Yvan Amar en respectant sa durée,  d'environ une heure. L’enthousiasme partagé à l’écoute de cette “oeuvre avec voix en stéréophonie”, performance unique brillamment rendue malgré la difficulté de la partition par un orchestre inspiré et deux chanteuses qui ne l’étaient pas moins, Ellinoa (mezzo soprano) et Chloe Cailleton (contralto).

Alors commence un véritable “work in progress” et l’expression n’est pas galvaudée dans le cas de ce récit historique, essai musicologique, enquête journalistique, un défi pour son auteur qui accumula  analyses, lectures et traductions diverses, ayant aussi accès aux archives de la veuve d’André Hodeir. Bergerot a réuni ainsi André Hodeir qui réinventa le statut de compositeur de jazz avec l’Irlandais génial qui faisait du “jazz verbal”. Sensible à l’esthétique des blocs sonores de Monk qu’il rapproche des derniers essais de Joyce dans le glissement de la langue, Hodeir écrit une variation continue, sans retour possible, se débarrassant des mots, usant entre autre d’onomatopées. La musique pour être vraiment libre avait besoin d’une langue inventée que lui fournit le Finnegans Wake d’un écrivan, illisible auteur d’une oeuvre sonore et musicale, d’un roman musique.

C’est l’un des mérites de ce livre de proposer plusieurs angles d'attaque : on peut en faire une lecture décomplexée, attaquer par la musique (Jazz on Joyce d’Hodeir) ou la littérature (Jazz Verbal de Joyce) mais il n’est pas inintéressant de commencer par l’article rédigé sur jazzmagazine.com par F.Bergerot, le 20 Août 2017, trois ans avant qu’à l’annonce de la recréation d’Anna Livia Plurabelle par l’ONJ, il ne décide de se mettre au travail, attaquant un chantier pharaonique. Il n’en reste pas moins que le prologue/ avertissement de 25 pages constitue une synthèse fort pédagogique aux rubriques découpées et titrées avec pertinence.  On retrouvera enfin, détaillé très précisément le déroulement du concert, les 26 différentes parties réparties en 13 fichiers distincts, une partition à l’écoute du texte qui suit les interventions de chaque musicien dans un commentaire enthousiaste digne des reporters sportifs de la grande époque !

Comme André Hodeir et James Joyce, Franck Bergerot ne laisse rien au hasard et son travail fouillé, méticuleux consiste à montrer en quoi Hodeir tentait de décloisonner les champs harmoniques, mélodiques, rythmiques, formels, timbraux selon sa formule lumineuse “agrandir le jazz pour ne pas avoir à en sortir”. Soulignons encore l’excellence des annexes, livret et notes de pochette d’André Hodeir selon les éditions, sources bibliographiques, phonographiques et radiophoniques (sans oublier un spécial James Joyce en musique) jusqu’à l’illustration bienvenue de Michel Caron, des fragments de vitrail en dalles de verre qui reprennent justement le motif de dérive et de dislocation du titre. Voilà de quoi animer la vision métaphorique qui habita l’auteur pendant l'écriture de son éloge.

Tout amateur de jazz et de littérature trouvera assurément son compte dans cet ouvrage soigné, même sans être lecteur de musique. Le grand intérêt tient de la démarche de Franck Bergerot qui a cherché dans ce véritable “labour of love” à rendre tous les registres possibles, combinant analyse musicale (explicitant le processus d' harmoniques) et dimension littéraire, et encore histoire du jazz. Soit un tour de force que cette polyrythmie d’informations musicales, jazzistiques, phonétiques et linguistiques. Car si l’écriture de Joyce sonne, il n' aura fallu pas moins de trois traductions pour s’en approcher dont un collectif dirigé par Philippe Soupault sous le contrôle de Joyce, génial polyglotte en 1930; un exemple parmi tant d’autres Finnegans Wake (initialement titré Work in Progress eh oui!) ne compte pas moins de 17 langues. La vraie langue de Joyce serait donc la traduction et ses seuls lecteurs ses traducteurs!

Raison de plus pour plonger dans le cours tumultueux de cette "jazz cantata" recréée par Patrice Caratini et l’ONJ de Fred Maurin.

 

 

Sophie Chambon

 

 

Anna Livia Plurabelle 

L’ONJ joue André Hodeir

 

 

Maison de la Radio et de la Musique
Studio 104 – 6 mars 2021 – 
Jazz sur le Vif

Ellinoa mezzo-soprano  Chloé Cailleton contralto

 

Patrice Caratini direction

 

Orchestre National  de Jazz   Direction artistique Frédéric Maurin

 

Catherine Delaunay clarinette
Julien Soro sax alto et soprano
Rémi Sciuto sax alto et sopranino, clarinette, flûte
Clément Caratini sax alto et soprano, clarinette
Fabien Debellefontaine sax ténor, alto et soprano, clarinette
Matthieu Donarier sax ténor et soprano, clarinette
Christine Roch sax ténor, clarinette 
Sophie Alour sax ténor et soprano, clarinette
Thomas Savy sax baryton, clarinette
Frédéric Couderc sax basse et ténor, clarinette
Claude Egea trompette
Fabien Norbert trompette
Sylvain Bardiau trompette, bugle
Denis Leloup trombone
Bastien Ballaz trombone
Daniel Zimmermann trombone
Stéphan Caracci vibraphone
Aubérie Dimpre vibraphone
Julie Saury batterie
Benjamin Garson guitare électrique
Robin Antunes violon
Raphaël Schwab contrebasse


 

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13 septembre 2024 5 13 /09 /septembre /2024 11:34
ALAIN GERBER   L'Histoire du be bop

 

Alain Gerber  
L'histoire du be bop 

 

Livrets The Quintessence sous la direction d’Alain Gerber et Patrick Frémeaux

Notices discographiques par Alain Tercinet *

Editions Frémeaux & Associés

Jazz (fremeaux.com)

 

Le label patrimonial Frémeaux & Associés nous fait découvrir à chaque parution des enregistrements rarement regroupés tout à fait dignes d’intérêt.

Pour traiter de l’irruption du style musical bebop qui révolutionna l’histoire de la musique aux Etats-Unis, les célèbres éditions maintes fois primées  proposent de reprendre les livrets d’un joyau de leurs productions The Quintessence. Dirigée par Alain Gerber cette collection retrace inlassablement depuis trente ans l’histoire du jazz en coffrets copieux aux textes de présentation exceptionnels. Chaque anthologie présente en effet un livret très précis où figurent les renseignements discographiques complets des différentes séances choisies et un écrit biographique sur les musiciens qui ont initié le mouvement et participé à son évolution.

Le texte vif, original et toujours documenté sur cette révolution musicale à New York dans les années 40 qui traça une ligne de partage entre jazz classique (la Swing era des big bands, une musique de danse et d’entertainment) et jazz moderne est dû à l’instigateur de la collection.

On retrouve la prose délicieuse de Gerber et son analyse des plus fines, historien et écrivain de jazz de référence dont les émissions sur France Musique et France Culture ont formé la culture jazz de nombreux auditeurs.

Alain Tercinet était la référence incollable sur l’histoire de ces enegistrements dont il nous livrait tous les détails avec gourmandise et érudition. Comme dans une vraie association, des complicités se créèrent entre ces deux plumes qui faisaient de chaque livret un plaisir rare de lecture que l’écoute des enregistrements vient renforcer. Entre respect d’une chronologie impeccablement étudiée et espace poétique.

Leurs choix éminemment subjectifs ont rassemblé les titres les plus représentatifs du talent et du style uniques de chacun des musiciens choisis. De partial mais jamais partiel pourrait-on qualifier leur travail.

Alors qu’Alain Tercinet rend compte de la complexité de cette révolution mélodique, harmonique, rythmique, le scénario d’Alain Gerber immerge dans la vie des boppers. Tous deux font revivre au fil des pages, les figures majeures, la puissance de tel ou tel jazzman que l’on reconnaît à des accessoires ou détails : à tout seigneur, on commence avec Miles The man we loved qui a droit à deux chapitres, l’oiseau de feu Charlie Parker le talonne, Dizzy Gilllespie, génie de proximité, Bud et Monk l’homme de nulle part, les pianistes phare du bop suivent, Kenny Clarke l’anti-batteur de choc qui ouvrit la voie à toute une génération, sans oublier Max Roach le Bertolt Brecht de la batterie de jazz. Une seule femme certes, mais c’est la "divine" Sassy, l’inoubliable Sarah Vaughan.

Plaisir intense et nostalgique que de plonger dans la vision du Harlem de l’époque, la vibrante évocation de la 52ème rue, des clubs le Minton’s Play house, l’Onyx (naissance du bop) avec Dizzy dont le titre de l’autobiographie jouera avec le rebond To be or not to bop.

Si “Groovin high”, “Salt peanuts”sont les chevaux de bataille du bebop, si Bird et Dizzy sont liés à jamais musicalement, le bebop est oeuvre collective. Les auteurs s’attardent bien volontiers sur les singuliers chefs de file, mais citent aussi les seconds couteaux.

 

Avec cette histoire du bebop, au coeur de la vie violente de ces musiciens en proie au racisme et à une farouche ségrégation, on assiste aux débuts d’une musique libérée, expérimentée lors de jazz sessions redoutables précisément décrites. Ce livre indispensable sur une musique décrétée pour “musiciens” conviendra aux amateurs éclairés mais constituera une vraie découverte pour les non initiés. Le lyrisme érudit de l’un et la précision impeccable de l’autre épousent parfaitement le sujet, un vrai travail d’équipe et évidemment a labour of love.

 

 

* Figure aussi dans ce livre le tromboniste Jay Jay Johnson, dernier coffret The Quintessence paru en 2024 où Alain Gerber donne son sentiment sur le musicien "en-deçà et au-delà du bebop" alors que Jean Paul Ricard reprend le rôle du regretté Alain Tercinet (disparu en 2017) dans lequel il ne dépare pas, s’attachant au factuel et à la chronologie en donnant une biographie détaillée du musicien.

 

 

Sophie Chambon

 

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29 mars 2024 5 29 /03 /mars /2024 13:55

Un premier album en leader pour Eduardo FARIAS et son Trio, « PERSPECTIVES* », avec :

     Eduardo Farias (piano),
     Darryl Hall (contrebasse),
     Greg Hutchinson (batterie),
     Baptiste Herbin (saxophones, sur 3 titres).

*Space Time Records – BG 2454 / Socadisc.
Disponible à partir du 12 avril.

     On avait déjà remarqué ce jeune pianiste carioca aux côtés du saxophoniste Baptiste Herbin -dans ses albums "Dreams & Connections", 2018, et "Vista Chinesa", 2020- et qui mène au Brésil une carrière conséquente d'arrangeur (il apparait déjà dans une trentaine d'albums).

 

      « Je suis né à Rio. J'ai étudié la musique avec Lilian Bissagio puis suivi des cours de composition avec Antônio Guerreiro. Mes premiers modèles pianistiques sont brésiliens : César Camargo Mariano, Hermeto Pascoal, Egberto Gismonti ou encore Luiz Avellar ... Par la suite, j'ai dévoré bien des albums de jazz, notamment ceux de Gonzalo Rubalcalba, Brad Mehldau, Steffano Bollani, Tigran Hamasyan ... ».

 

     Tout est ainsi presque dit des influences principales qui ont forgé un jeu clair et précis, doublé d'un sens aigu de la dramaturgie tant, avec le carioca, les mélodies sont toujours "orchestrées" ; et Eduardo de préciser par ailleurs : "il faut savoir bousculer les codes avec tact ..." - ce qu'il fait notamment ici sur "Vera Cruz" et "Amazonas", deux "standards brésiliens" qui ne perdent rien de leur respiration originelle.

 

     ... Un grand talent en devenir !

 

Francis Capeau

 

 

 

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20 mars 2024 3 20 /03 /mars /2024 10:02
CORNELIA NILSSON    WHERE DO YOU GO?

CORNELIA NILSSON

WHERE DO YOU GO?

AARON PARKS/ DANIEL FRANCK/ GABOR BOLLA

Stunt records

 

Cornelia Nilsson ou the Girl from the North Country Side. Rien à voir avec Dylan mais il n’est pas anodin que cette jazzwoman née à Lund en 1992 soit suédoise. Après avoir fait ses classes sur la scène suédoise et chance suprême accompagné Kenny Barron ou Ron Carter, elle a jugé bon de se lancer avec un premier album en leadeuse où elle s’inscrit dans la tradition bien comprise et respectée des Scandinaves. Un vrai disque de jazz comme on les aime. Rien à voir donc avec les orientations d’une Anne Paceo en France, même si toutes deux manifestent un réel talent et une énergie à toute épreuve. C’est qu’il en faut pour décider de se lancer, faisant entendre ses propres compositions ( “The Wanderer”) qui ne déparent pas avec des reprises fameuses de Monk (“Ugly beauty”) de Bud Powell (“John’s Abbey”) ou l’éternel “East of the Sun and West of the Moon” de Brooks Bowman. Pour se frotter aux géants, il faut de l’assurance et une confiance certaine en son équipage : à vrai dire Cornelia Nilsson a fait appel à deux attelages dissemblables qui confèrent à son Where do you go? (titre éponyme du standard d' Alec Wilder et Arnold Sundgaard qu’interpréta aussi Sinatra) tout son sens!

Un seul album qui, en un montage raffiné de deux styles de jazz témoigne de l’adaptabilité, de la plasticité de jeu de la jeune batteuse. En compagnie du contrebassiste danois Daniel Franck, elle forme une rythmique aux petits oignons pour servir le pianiste américain Aaron Parks et le saxophoniste ténor hongrois Gabor Bolla.

Enregistré en deux sessions différentes, d’abord avec un trio qu’elle pratique volontiers- tous trois vivent dans la capitale danoise, pour quatre compositions, puis en réussissant à donner une autre vision spatialisée de sa musique en choisissant l’Américain  sur six titres. Il en résulte des contrastes saisissants et plaisants : du jazz toujours, avec un pianiste de l’épure, subtilement sentimental sur les ballades, poignant sur un double hommage en somme ( sa composition “For Father” qu’elle couple avec un saisissant “Dirge for Europe” emprunté au grand pianiste compositeur (de musiques de films) polonais Krystof Komeda disparu trop tôt) et un saxophoniste plus torturé, plutôt free qui arrache tout au passage sur “The Sphinx” d’Ornette Coleman ou d’une ardeur inquiétante sur “Saturn’s Return”. Profondément ancrée dans la tradition- elle ne dédaigne pas le tempo bop rebondissant (sur le standard de Monk) qu’elle contribue à installer aux baguettes comme aux balais, jouant des toms plus encore que des cymbales. Elle n’en est pas moins actuelle et charnelle, sachant montrer sa fougue en accompagnement comme lors de quelques échappées fort réussies. Une musicienne à suivre absolument.


 

Sophie Chambon

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28 février 2024 3 28 /02 /février /2024 16:51
JAY JAY JOHNSON  THE QUINTESSENCE

JAY JAY JOHNSON  THE QUINTESSENCE

New York- Hackensack- Chicago

Frémeaux&Associés   www.fremeaux.com

 

 Le label Frémeaux &Associés nous fait découvrir une fois encore des enregistrements rarement regroupés tout à fait dignes d’intérêt.Voilà que sort une anthologie du tromboniste Jay Jay Johnson en un coffret de 2 CDs dans l’excellente collection dirigée par Alain Gerber secondé par Jean Paul Ricard.

On retrouve la prose délicieuse de Gerber et son analyse des plus fines,  un vrai "écrivain de jazz" dont les émissions sur France Musique ( Le jazz est un roman) et France Culture (Black and Blue ) ont formé la culture jazz de nombreux auditeurs, je peux en attester pour mon cas personnel. Auteur d’une trentaine de livres sur le jazz, créateur de la collection “The Quintessence” chez Frémeaux & Associés, il pratique aussi la batterie, ce qui nous vaut la sortie toujours chez Frémeaux de son autobiographie du jazz : Deux petits bouts de bois. Une autobiographie de la batterie de jazz. 

Alain Gerber donne son sentiment sur le musicien Jay Jay Johnson dans le style qu’on lui (re)connaît alors que Jean Paul Ricard reprenant le rôle du regretté Alain Tercinet dans lequel il ne dépare pas, s’attache au factuel et à la chronologie en donnant une biographie détaillée du musicien. Encore un travail d’experts qui continuent l’entreprise patrimoniale du label en orientant leurs recherches vers ce musicien de grande envergure, quelque peu oublié bien que vénéré de ses pairs et en particulier des trombonistes. Jay Jay Johnson a révolutionné l’instrument par un jeu très rapide : improvisateur talentueux, il fut en outre un excellent compositeur ( on retiendra "Lament" et "Kelo" entre autres) et un arrangeur sensible. On redécouvre littéralement la personnalité et l’oeuvre immense d’un tromboniste qui sut aller en-deçà et au-delà du bebop dont il est considéré à juste titre comme l’un des maîtres même s’il est moins cité que les illustres Gillespie, Monk, Powell et en premier Charlie Parker. D’ailleurs en exergue du livret, cette phrase de Bob Brookmeyer, un autre grand tromboniste mais à coulisses : «Le Charlie Parker de son instrument». Même si Jay Jay n’hésita jamais à enjamber ce genre et à sortir de la petite boîte labellisée bebop.Et à travailler avec Miles dès 1953 ( "Kelo" dans Miles Davis vol1 chez Blue Note) et Walkin dans Miles Davis All Star Sextet l'année suivante pour Prestige.

L’anthologie présente en effet un livret très précis où figurent les renseignements discographiques complets des différentes séances choisies, 18 titres pour le premier Cd qui traite de Jay Jay Johnson en leader et 14 pour le second où il est sideman. Grâce à une sélection judicieuse sur une période assez large qui démarre logiquement en 1945 chez Benny Carter (Jay Jay Johnson est né en 1924) et s’achève en 1961 (pour une question de droits) avec “Blue Mint”, l’une de ses compositions pour le Big Band de Gillespie, les auteurs de ce bel ouvrage nous proposent un remarquable parcours en pays bop et au delà. Précisons tout de suite qu’on ne trouve aucun inédit, aucun bonus puisque c’est la date de publication qui fait foi, autre astuce des majors qui ont fait pression pour qu’une oeuvre ne tombe pas dans le domaine public avant 70 ans. Or Jay Jay Johnson qui a mis fin à ses jours le 02 avril 2001 (Alain Gerber titre d’ailleurs son dernier paragraphe avec un formidable à propos Suicide is painless) a continué de jouer et d’enregistrer très longtemps et par exemple rien que de 1964 à 1966, il a signé les arrangements en big band de quatre albums non négligeables pour RCA Victor. 

Les choix d’Alain Gerber et de Jean Paul Ricard sont éminemment subjectifs, mais on peut leur faire confiance, ils ont rassemblé les titres les plus représentatifs du talent et du style uniques de Jay Jay Johnson.

C’est Benny Carter très impressionné qui donne l’opportunité à Jay Jay Johnson d’enregistrer son premier solo dans “Love for Sale” qui commence le CD 2 dans la version du 25/10/1945 et il l’engagera dans son grand orchestre de 1942 à 1945. Après l’ “urbane” Benny Carter, c’est Count Basie qui l’invite (1945-1946). Chez Basie, il a notamment pour voisin de pupitre Dickie Wells qui eut une considérable influence sur lui sans oublier pour autant Trummy Young et J.C. Higginbotham...et le grand Jack Teagarden. Mais dès 1946, ce sont ses premiers enregistrements en quintet avec Bud Powell et Max Roach qui retiennent l’attention, citons sur Savoy “Mad Bebop” sur Jay Jay Johnson Be Boppers le 26/06/46. Jay Jay Johnson est celui qui a adapté le trombone tout comme Bennie Green aux exigences du langage bop, élaboré par des trompettistes et des saxophonistes, des pianistes et des batteurs. Jay Jay est alors considéré comme le meilleur des trombonistes par la revue Esquire et remporte tous les prix possibles considéré dont le «Musicians’ Musician». Dès 1949 il propose une formation à deux trombones à Kai Winding, association mémorable et de longue durée. Il travaille aussi avec Sonny Stitt, le grand mal aimé du jazz que réhabilite volontiers Gerber : retenons les trois séances d’octobre, décembre 1949 et janvier 1950 qui “pourraient bien représenter le plus exceptionnel de sa contribution au jazz enregistré chez Prestige Sonny Stitt Bud Powell Jay Jay Johnson. Stitt et Johnson partagent d’ailleurs la même dévotion pour Lester Young, anti-conformiste lyrique. Jay Jay Johnson peut être considéré comme le tromboniste du bop et du hard bop, enregistre un peu plus tard avec Hank Mobley une série de trois albums chez Blue Note The Eminent Jay Jay Johnson. Grand phraseur même en staccato comme dans “Jay” vol 1 du 24/09/1954 d'une grande précision rythmique, un son soyeux même dans les graves, sans effets de glissando.

Comme il n’ a jamais tiré beaucoup de fierté de sa “reconnaissance”qui ne lui assurait pas pour autant la belle vie, il a quitté la scène à plusieurs reprises pour «observer le jazz de l’extérieur» : d’août 1952 à juin 1954, il est devenu inspecteur des plans (!) au sein d’une usine de la Sperry Gyroscope Company, spécialisée dans les équipements électroniques. Il en sortira pour retrouver Kai Winding et ce duo fait alors des merveilles : on les entend dans le bien nommé “Trombone for two” du disque éponyme Jay & Kay en 1955, une superbe version de “Night in Tunisia” dans Jai (sic) & Kay plus 6 qui renouvelle le standard de Gillespie le 6/9/1956.  Il signe ensuite toujours chez Columbia en 1957 First Place avec Tommy Flanagan et Max Roach. Le quartet peut être la formation rêvée pour découvrir l’étendue du registre du tromboniste, son aisance dans tous les tempos, sa fluidité. Ils poursuivront avec le même bonheur dans Blue Trombone en 1957.

On le voit tout est formidable dans la discographie du tromboniste en leader ou en sideman et on adore évidemment ses envolées avec Dizzy où il parvient à glisser une approche impressionniste. Gerber écrit qu’il stylisait jusque dans la tempête. Ce en quoi il s’oppose totalement à l’autre grand du trombone, son rival si l’on veut, Frank Rosolino, “fauve chez les impressionnistes” (entendre les musiciens West Coast). Il faudrait encore citer le goût de Jay Jay pour une certaine distanciation qu’il partage avec John Lewis et qui le fait se rapprocher du Third Stream de Gunther Schüller et tenter certaines expériences comme The Modern Jazz Society presents a concert of contemporary music le 14/03/1955.

Guidés par l’expertise de nos deux connaisseurs qui se sont livrés à ce «labour of love», non seulement l’amateur se régale mais se constitue ainsi un bréviaire du jazz, une discothèque. Alain Gerber et Jean Paul Ricard ont fourni un vrai travail d’équipe, on ne peut que rendre hommage à ce travail de mémoire précis, précieux et indispensable pour l’histoire de la musique.

NB : On se réjouit d’avance de la parution prochaine, toujours chez Frémeaux & Associés collection the Quintessence d’un coffret dédié à Lee Konitz.

 

Sophie Chambon

 

 

 

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11 février 2024 7 11 /02 /février /2024 12:44
Pierre-François BLANCHARD et Thomas SAVY     #PUZZLED

Pierre-François BLANCHARD et Thomas SAVY  #PUZZLED

 

Label Les Rivières Souterraines sortie 2 Février

En concert :
Le 16 février - Le Petit Duc - Aix-en-Provence
Le 18 février - Paradis Improvisé 
Le 7 mars - Le Bal Blomet - Paris ( partenariat Jeudis Jazz Magazine) 
Le 11 avril - Le Cri du Port - Marseille ...

 

#puzzled - Site de Pierre-François Blanchard (pierrefrancoisblanchard.com)

 

Pierre-François Blanchard - FEARS (youtube.com)

Pierre-François Blanchard - EPK #puzzled (youtube.com)

 

 

#Puzzled est un album dont on ne se lasse pas, révélant quelque part mystérieuse à chaque nouvelle écoute. Plus qu’intrigué ou perplexe si l’on s’en tient à la traduction du titre, on serait éminemment troublé. Le trio piano-basse-batterie a beau être la forme classique du jazz, il leur suffit d’être deux pour délivrer une musique subtile, sensible, immédiatement accrocheuse. Et de mener le bal. Mais est-ce vraiment du jazz, ce duo chambriste piano-clarinettes qui peut faire songer à un autre alliage impeccable Jimmy Giuffre/Paul Bley? A défaut de swing, le rythme est là, qui vous tourne et retourne, vous remue sur la plupart des titres qui se chanteraient presque et restent en tête.

Pour son premier album, le pianiste Pierre François Blanchard a fait appel à un vieux camarade-ils se connaissent depuis dix ans, le clarinettiste Thomas Savy. La répartition des rôles essentielle et égalitaire ne confine pas le soufflant à une place d’accompagnement du leader. Le duo a un langage commun, maîtrisant  la suspension du tempsUne impression d’étrange familiarité dès que l’on entend cette valse entêtante Pré vert  comme un hommage à Pierre Barouh, le créateur du label Saravah que le pianiste a accompagné. La ritournelle exposée à la clarinette reste gravée dans l'inconscient.  Après plusieurs écoutes, il peut même sembler que le piano s’efface devant les modulations des clarinettes qui viennent dissonner, empêcher la valse de tourner en rond, la mélodie de C’est par où? de trop reluquer du côté de la java avec les pépiements drôlatiques d’une clarinette-oiseau. Un parfait contrepoint qui fait entendre son timbre délicat, lancolique et aigre, vaguement inquiétant sur Foreshadow qui finit comme une comptine. Ou encore une mystérieuse clarinette basse orientalisante qui s’enroule sur Asmara, ou Backtrack.

Un recueil de mélodies simples en apparence que vous retenez immédiatement, un carnet-répertoire accessible. Une réussite totale qui comporte dix  pièces chantantes qui traversent les mélodies françaises du début du XX ème siècle, des petits bibelots sonores en écho à Debussy (Tempêtes), Fauré, Poulenc.  Mais le parcours du pianiste l'a   aussi rapproché de chanteuses bien actuelles comme Marion Rampal dans leur album Le Silence, ou le conte musical L’île aux chants mêlés.

On décèle chez ce musicien timide un goût des recherches harmoniques, un sens de la nuance,  un retour à une certaine intériorité : avec un passé déjà riche qui maîtrise les codes du classique autant que du jazz, de la chanson, il pourrait écrire de la musique de film ou des ciné concerts, ce que confirme la vision du clip de Fears. Un toucher complexe rond et doux mais aussi percussif en diable.

Ajoutons des notes de pochette précises et poétiques qui conviennent à l’état d’âme du compositeur, à une certaine exaltation qui tient à l’époque troublée du confinement où il s’attaqua à la composition de ce premier opus. Espérons qu’il y en aura beaucoup d’autres…

 

Sophie Chambon

 

 

 

 

 

 

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20 novembre 2023 1 20 /11 /novembre /2023 08:26
Djazz Nevers Festival :  une fin de partie enchantée ...

Djazz Nevers Festival  Samedi 18 Novembre

Fin de partie (en)chantée : Madeleine et Salomon, Ellinoa.

 

 

Madeleine et Salomon

Théâtre Municipal 12H 30.

Eastern Spring

 

 

C’est le dernier jour du festival, le huitième. Le premier concert au Théâtre me permet de redécouvrir le duo apprécié à Arles au Mejan en mai dernier...On n’était pas les seuls à avoir aimé leur album, on apprécie encore plus le duo sur scène. Si l’heure est étrange pour les musiciens, peu habitués à jouer avant le déjeuner, elle est parfaite pour le chroniqueur encore frais et je vais savourer le premier concert du jour : la chanteuse Clotilde Rullaud (Madeleine) laisse apparaître toute son émotion mais aussi sa fantaisie et sa douceur dans cette suite de chansons, portées par des femmes le plus souvent, des histoires de vies qui se racontent en mots et musiques. Un duo piano voix qui saisit au coeur et à l’âme en reprenant des chansons pop du bassin oriental de la Méditerranée, des années soixante et soixante-dix que nous ne connaissons pas du tout pour la plupart d’entre nous. “Chansons d’amour, de mort, de révolte”, des thèmes universels qui s’inscrivent dans un espace géographique très particulier ( Israel, Egypte, Liban, Turquie, Maroc, Tunisie ). Explorer les identités choisies, vécues ou revendiquées en soulignant aussi ce que signifie être né “ici”, “être de quelque part”.

L’attraction est immédiate, loin du folklore touristique, on sent la proximité immédiate en dépit de langues différentes entre tous ces airs, ces cultures.

Après les “protest songs” de chanteuses américaines du disque précédent, ce répertoire humaniste, inscrit dans un temps révolu, où la vie était plus fluide, entre hélas singulièrement en résonance avec l’échec des printemps arabes, d’où ce titre d’Eastern Springs (No Mad music). Et encore plus tragiquement avec la violence des événements depuis le 7 octobre dernier. On est subjugué par le piano élégiaque et doucement répétitif sur lequel s’élève la voix fragile sculptant les mots du poète palestinien Mahmoud Darwich ( version initiale “Matar Naem” libanais du groupe Ferkat Al -Ard). Et que dire de cette merveilleuse ballade israélienne “The prettiest girl in the Kinder garten”? Le duo a opéré une sélection minutieuse sur plus de 200 titres pour n’en conserver que 9 et s’est livré à un travail de traduction, en anglais le plus souvent tout en gardant les mélodies et leurs rapports harmonico-rythmiques. La voix de Clotilde Rullaud est plus qu’attachante, grave avec des aigus étranges sur cette petite fiction égyptienne “Ma Fatsh Leah” du groupe Al Massrien, qu’entraîne un piano au groove hypnotique.

Les rôles sont parfaitement distribués, Alexandre Saada ( Salomon) ne fait pas qu’accompagner, emploi souvent obligé du pianiste avec chanteuse, il chante aussi et sa voix instrumentale souligne sans effort la ligne de chant, uni avec sa partenaire dans une même respiration comme dans le libanais entêtant “Do you love me?” qui s’achève en un murmure.

On est assez loin du monde originel du jazz commun à tous deux. Néanmoins le duo a travaillé des arrangements de ces versions originales en improvisant des fragments personnels, intitulés justement “Rhapsodies”, c’est à dire des pièces libres utilisant des motifs folk, des effets électroniques. Le pianiste quand il “prépare son piano” n’utilise qu’un seul petit effet qui n’est pas superflu, et cela n’arrivera qu’une fois, glissant diverses feuilles de partitions sur et entre les cordes induisant un son étrange, “sale”, de sable qui crisse ou de verre ou de plastique froissé. Une musique singulière, de la “pop expérimentale” avec des impros.

Ainsi se suivent dans un enchaînement bien construit en ronde ces textes d’auteurs jusqu’au final qui se situe en Grèce et y reste avec le rappel plus grave sur le manque, l’absence. Mais ce chant sensible et fièvreux n’arrive pas à entamer l’impresson de sérénité que laisse ce concert. Un moment de douceur et d’exaltation partagés.

 

Ellinoa

Théâtre municipal 17h.00

 

Nous enchaînons avec du chant et ce n’est pas pour nous déplaire avec le projet de Camille Durand en sextet sur la vie et fin tragique d’Ophélia. The ballad of Ophelia aurait t' elle quelque résonance avec “Ballad of Melody Nelson” de Gainsbourg ?

En jouant avec les lettres de son patronyme, la chanteuse s’est donné un nom de scène poétique Ellinoa plus adapté au sort de la malheureuse promise, sacrifiée par la folie d’Hamlet.

J’avais entendu la chanteuse dans Rituals de l’ONJ Maurin avant que, sur les conseils éclairés de Franck Bergerot, j’écoute le concert retransmis sur France Musique du même ONJ où avec Chloe Cailleton, les deux voix s’emparaient d’une partie de cette geste joycienne inadaptable Anna Livia Plurabelle (André Hodeir). Surprise de la voir enfin en “douce” Ophélie dans cet Ophelia Rebirth, nommé ainsi pardoxalement, car le projet reprend vie après avoir été brutalement interrompu par le covid.

Douze tableaux réactualisent la triste histoire de la blonde héroïne immortalisée par les Préraphaélites et John Everett Millais dans le tableau où, tel un lys à la tige brisée, elle flotte dans son voile parmi les algues auxquelles se mêle sa blonde chevelure.

Il y a de cela dans la (plus) rousse incarnation de la chanteuse aux pieds nus qui a choisi un costume de scène qui enveloppe la peau du rôle. Très pédagogique elle explique en français l’évolution de cette jeune fille qui découvre la vie, pleine de rêves et d’espoirs, un peu trop grands peut être pour ne pas subir un violent désenchantement que sa sensibilité exacerbée ne pourra surmonter . Une adolescente de nos jours et de tous temps en sa révolte et son désir d’embrasser la vie sans renoncer à ses illusions.

La voix est magnifique, pleine, bien timbrée, chaude, avec des aigus parfaitement maîtrisés. Une véritable chanteuse qui pourrait ne pas scater, même si elle sait le faire car dans ce programme acoustique de cordes frottées de musique de chambre, le chant en anglais ( british) n’impose pas de revenir au jazz….

L’accompagnement est épatant: non seulement la guitare électrique de Pierre Perchaud m’évoque les accents rock prog de ces gestes anglaises médiévales des tous premiers Genesis-on se rapprocherait même de certaines excentricités de Kate Bush avec Peter Gabriel (comme par hasard)  mais les cordes délicates du violoncelle de Juliette Serrad, de la contrebasse d’Arthur Henn (très belle voix) et de la guitare (Pierre Tereygeol) offrent un écrin de choix à Ellinoa. Et en plus, ils la supportent vocalement et renforcent l’émotion dans un choeur enchanteur.

Un bonheur d’écoute même si la fatigue qui se ressent après ces jours intenses ne me permet pas de suivre dans le texte original les moments forts de ce parcours tragique jusqu’à l’abandon final… N’ayant pas écouté le CD du projet, je ne peux comprendre si ces douze tableaux sont vraiment nécessaires….Mais ne boudons pas le plaisir de cette fin d’après midi.

Pour la dernière soirée, je dois me résoudre à reporter mon dernier texte sur la suite astrale de Leila Olivesi à lundi, la journée du dimanche étant dévolue au retour (pesant) de Nevers à Marseille dont je retrouve immédiatement à l’arrivée à St Charles le bruit et les embarras...

 

NB : Toutes les photos des artistes à la balance et en concert sont de Maxime François.

 

Sophie Chambon

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13 juin 2023 2 13 /06 /juin /2023 07:09
EMMANUEL CLERC                  ALBERT AYLER    Vibrations

EMMANUEL CLERC

ALBERT AYLER Vibrations

 

Editions le Mot et le Reste  

Albert Ayler (lemotetlereste.com)

Le mot et le reste

 

Ecrivain des sensations, de l’émotion en musique, Emmanuel Clerc, l’auteur de ce premier livre court mais intense sur Albert Ayler arrive à rendre la tension, les contradictions et le mystère dans un portrait vibrant de ce musicien.

Le titre de ce récit Vibrations qualifie d’ailleurs parfaitement la musique du saxophoniste et aussi la qualité très personnelle de l’écriture d’ Emmanuel Clerc qui songe qu’il a l’âge d’Ayler à sa mort, trente quatre ans. Mise en abyme, identification? Le fait de se mettre en scène et de sortir du cadre purement  biographique, voire hagiographique de livres dédiés à un musicien,  donne plus de chair à une réflexion sincère, enthousiaste et documentée.

La bibliographie est très précise comme toujours dans les parutions des éditions marseillaises mais Emmanuel Clerc en fait un usage vraiment pertinent avec des références et citations des plus adéquates. On comprend à quel point le génie singulier du saxophoniste a été célébré par la critique française d’avant-garde.

Après cette lecture, on sort plus au fait de son sujet, de cette vie de tourments avec quelques hauts et tellement de bas, même si de très belles plumes nous ont fait connaître à l’époque Albert Ayler. On n' oubliera pas de sitôt le portrait insurpassable dans L’improviste de Jacques Réda, les articles inspirés de Philippe Carles (La bataille d’Ayler n’est pas finie) ou de Francis Marmande dans Jazz Magazine, la revue en pointe à l'époque, les chroniques de Daniel Caux, témoin inestimable. Emmanuel Clerc arrive même à glisser le roman de Francis Paudras (La Danse des Infidèles, édité au demeurant chez le Mot et le Reste) jusque dans le titre de son dernier chapitre La Danse des Intranquilles. Et cela fait sens.

Dans ces pages s’exprime un véritable point de vue, que l’on connaisse ou non ce saxophoniste si peu compris de son temps. Aujourd'hui il semble difficile de résister à son appel. Surtout quand on est happé par cette écriture fièvreuse qui fait revivre ce musicien inouï dont la musique n’est pas religieuse dans sa fonction mais dans son essence,  n’est pas une invitation à la prière, elle est prière!

Impressionnant par sa seule présence, Albert Ayler, ce Holy Ghost a la création radicale, enracinée dans la culture afro-américaine. Mais son cri d’amour, de paix, de spiritualité fut souvent incompris. Il n’a pas construit son oeuvre par des évolutions successives, des révolutions esthétiques comme Coltrane, l’aîné qu’il vénère ou Don Cherry, le Petit Prince (toujours chez le Mot et le Reste) avec lequel il a enregistré dès 1964 (en quartet avec Gary Peacock et Sunny Murray) mais aussi cet album appelé  Ghosts ou encore Vibrations, entre célébration et transe au ténor, du plus grave au plus aigu, du plus lent au plus rapide avec un incroyable vibrato d'une profondeur indéfinissable. Albert Ayler a sorti peu d’albums de My name is Albert Ayler ( Debut Records, 1964) à The Last Album (Impulse, 1971) et rencontré peu de succès auprès du public américain, excepté en Europe et ... en France.

L’un des points forts de Vibrations est à cet égard l’évocation des fameux concerts, les 25 et 27 juillet 1970, ces Nuits de la Fondation Maeght dont l’auteur arrive à rendre merveilleusement l’atmosphère, le sentiment d’union mystique avec le public. Des temps forts, tellement exceptionnels qu’ils sont devenus mythiques pour tous les amateurs de jazz. Emmanuel Clerc établit un rapprochement avec les concerts de John Coltrane le 26 juillet 1965 à Juan les Pins. Pas étonnant quand on sait le lien entre les deux saxophonistes, si fort que Coltrane fort admirateur de son cadet, l’aida à plusieurs reprises, le faisant enregistrer sur son label Impulse. Et il demanda qu’Ayler joue à ses funérailles.

"Trane était le père, Pharoah le fils et j’étais le Saint Esprit" dira Ayler!

Si Coltrane disait "Je pars d’un point et je vais le plus loin possible", il est clair qu’ il pensait à Ayler pour continuer, saisir ce passage de relais. Dans l’urgence et avec une certaine rage dans l’expression  qui permet à ceux qui l'écoutent de se sentir vivant. S’affranchissant des cadres,  dans ses interprétations, Albert Ayler repousse toutes les limites, en fort contraste avec son choix de mélodies simples, ballades et berceuses (“Summertime”, "Ol' Man River",“When The Saints go marching in”, marches funéraires  ou militaires, avec ce retour prononcé des fanfares, du gospel, des spirituals et de l’Afrique. "Libérée de son thème, la musique d'Ayler atteint un stade supérieur... où elle fait l'expérience de sa propre vie".

Fort judicieusement, Emmanuel Clerc songe aussi à cet autre météore Jimi Hendrix, apparu au petit matin du dernier jour de Woodstock, le 18 août 1969, devant un public halluciné pour jouer en trio sa version du “Star Spangled Banner”. Version non moins iconoclaste de l’hymne américain que "la" Marseillaise" revisitée par Ayler,  acclamée à St Paul de Vence. Tout se tient et les correspondances artistiques de cette époque sont troublantes.

Vibrations se lit vraiment comme un roman : si ce récit vif, brillant s’attache aux faits et à leur reconstitution, il creuse la réalité pour mettre au jour ce que l' incompréhension de cette musique révèle de la société,  de ses conventions et ses hiérarchies tacites. Le texte analyse et commente, devient même thriller sur sa fin, le temps d’évoquer la disparition du saxophoniste, toujours inexpliquée, le 25 novembre 1970. Car le "miracle" de St Paul de Vence ne fut pas pour autant le début d'une reconnaissance qui aurait été juste. Plus dure sera la chute hélas, et le corps d’Ayler fut repêché dans l’East River, seulement quatre mois après. Mais le message de ce musicien est toujours d’actualité, frémissant, engagé, précieux, universel. L'effet d'un trou noir cosmique pour le jeune écrivain qui a réussi son envol : un coup de maître  que ce Vibrations, assurément!

 

Sophie Chambon

 

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