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17 mars 2023 5 17 /03 /mars /2023 17:40
WILD TALES        GRAHAM NASH

WILD TALES GRAHAM NASH

LE MOT ET LE RESTE

Musiques (lemotetlereste.com)

DocHdl1OnPR001tmpTarget (flib.fr)

 

La disparition récente de David Crosby et la réapparition miraculeuse de Joni Mitchell m'ont fait redécouvrir le livre de mémoires de Graham Nash, le plus discret des trois musiciens du trio CSN. Cette chronique est un rattrapage puisque Wild Tales est sorti en 2013, publié par le Mot et le Reste, une référence.

Voilà une autobiographie passionnante qu’on ne lâche pas, qui se lit comme un roman découpé en 17 chapitres  : Graham Nash qui a aujourd’hui plus de 80 ans a eu une vie incroyable. Ce petit Anglais du Nord est passé du rock and roll avec Bill Haley aux harmonies vocales des Everly Brothers,  a créé The Hollies, un groupe majeur (juste derrière les Beatles et les Stones) avec Allan Clarke, son copain d’enfance dans cette Angleterre de l’après-guerre. Puis il a tout quitté pour vivre l’aventure californienne des années 60, participant à l’une des formations les plus extraordinaires de cette décennie.

Par l’intermédiaire de Mama Cass (The Mamas and The Papas), il découvre Laurel Canyon, haut lieu de l'avant-garde musicale de Los Angeles, rencontre en 1968 David Crosby des Byrds et Stephen Stills, séparé du Buffalo Springfield. Malgré le succès des Hollies, l’appel de la Californie sera le plus fort et sa voix se combine à merveille à celle des Américains créant une harmonie unique. Ainsi avec des styles différents se forme le trio CSN : virtuosité du perfectionniste Stills, le véritable leader, originalité de l’incontrôlable Crosby, talent d' auteur de pop songs de Nash...

Ce Wild Tales (un de ses albums solo de 1973) témoigne d’une vie de musicien-star, document sur une époque flamboyante, la décennie de tous les dangers et excès mais d’une créativité absolue dans tous les arts.

En 1969, c’est leur premier album dont nous découvrons en détail la genèse avec cette pochette épatante d’une bicoque abandonnée sur Santa Monica Bd avec un vieux divan  installé devant, sur lequel les trois musiciens sont assis, dans le désordre. Une maison volatilisée juste après en avoir pris la photo, alors qu’ils voulaient précisément refaire le cliché, le titre annonçant Crosby en tête. 

CROSBY STILLS AND NASH -FIRST ALBUM - YouTube

CSN est cependant conduit à s’adjoindre très rapidement un autre talent, une autre guitare, l’incontournable Neil Young, celui là même qui s’est toujours affronté à Stephen Stills. CSN deviendra CSN&Y. Neil Young n’est attaché à CSN que par une conjonction qui le singularise, car il a toujours été différent, The Loner dès le Buffalo Springfield où il rencontra Stephen Stills. Ses compositions se démarquent de celles du trio qui a pourtant fait ses preuves et signé un contrat solide et durable avec l'Atlantic d’Ahmed Ertegun. Car Stills est un musicien génial, un guitariste hors pair et le trio vocal surpasse l’entente vocale dejà exceptionnelle entre Nash et Crosby. 

Sens mélodique affirmé, acrobaties vocales, harmonies raffinées, guitares virtuoses dans “Our Home”,Carry On”, “Long Time Gone”, “Helplessly Hoping”, “Chicago”, “Déjà Vu”, “Teach your Children” jusqu’à ce vibrant "Ohio"  “protest song” emblématique de leur fort engagement politique. Déjà dans les Byrds, Crosby cherchait à joindre au contenu socio-politique d'un Dylan une certaine audace harmonique, en intégrant aussi des influences indiennes dues à Ravi Shankar. Mais il  écoutait aussi  du jazz, Coltrane, Miles, Charles Lloyd. Par un juste retour des choses, Miles reprendra au moment de Bitches Brew son “Guinnevere”, titre que l’on entend à Woodstock avec les  autres merveilles que sont “Suite Judy Blue eyes" ou “Wooden Ships”. L’anecdote raconte que Miles fut très désappointé quand Crosby lui fit savoir qu’il n’avait pas aimé du tout sa version!

Malgré un succès devenu très vite planétaire, le groupe va connaître bien des aléas, des "breaks" suivis de reformations éphémères, comme celle de mai 2013, où au Lincoln Center l'orchestre jazz  de Marsalis joua 12 des morceaux les plus connus du groupe que Wynton avait arrangés.

Leur “éloignement” n’est pas une séparation, d’après Nash, ils restent un groupe, même s’ils sont allés voir ailleurs, formant l’un des mariages libres les plus réussis qui soient. Quand Stephen Stills et Neil Young enchaînent les disques en solo, Graham Nash, fidèle en amitié, enregistre des albums avec un Crosby au plus bas et à chaque fois se recrée leur alchimie. Avec Eric Clapton, Keith Jarret, David Crosby -qui vient de mourir après une vie pour le moins cahotique, faisait partie de ces "survivants" alors que dans le jazz, tant ont payé le prix fort pour des conduites aussi addictives. Graham Nash a commencé à toucher aux diverses drogues en débarquant à Laurel Canyon. Pas sûr qu’il ait eu une conduite plus sage, il livre ses mémoires desinhibées sur ses années folles de sex, drugs and rock and roll. Mais l'addiction la plus tenace de Nash, il l’avoue, c’est la musique beaucoup plus importante que n’importe laquelle de nos existences individuelles

Ainsise poursuit la vie de Graham Nash, moins intéressante musicalement après cette période inoubliable, mais on apprécie sa manière sans détour, son recul et son humour tranquille quand il dépeint son enfance de fils d’ouvriers, le Swinging London et la formidable éclosion du rock anglais, la liberté de moeurs, sa relation aux femmes et son histoire avec la grande Joni Mitchell qui l’incita à peindre. C’est avec Croz sans doute l’une des attaches les plus fortes de Nash. C’est d’ailleurs lui qui donna des nouvelles de Joni Mitchell, lors d’un concert à l'Olympia alors qu'elle venait d'être victime d' un A.V.C et hospitalisée à Los Angeles.

Ajoutons que le livre est illustré de photos magnifiques, car à ses qualités musicales, Graham Nash ajoute un autre talent artistique, celui de la photographie. On appréciera  les gros plans de Judy Collins avec Stephen Stills, les portraits de Johnny Cash, de Joni Mitchell, de David Crosby sans sa veste frangée, du trio en train d’enregistrer “Marrakesh Express” en 1969, de Nash avec Jerry Garcia en 1971, Nash toujours avec sa Fender Stratocaster en 1974 pour un concert de CSN&Y, en train de sculpter son ami Croz…

On l'aura compris, ce livre est un coup de coeur qui m' a entraîné à faire un pas de côté en revenant sur une période où le jazz aussi était à l'honneur...   

 

NB : Jetez un oeil sur la longue liste de remerciements, synthèse qui restitue précisément le déroulé de la carrière et de la vie de Graham Nash. Il a tenu à n'oublier personne, en toute honnêteté.

 

Sophie Chambon

 

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26 décembre 2022 1 26 /12 /décembre /2022 17:25
BANDES ORIGINALES    THIERRY JOUSSE

BANDES ORIGINALES THIERRY JOUSSE

B.O! Une histoire illustrée de la musique au cinéma

Editions EPA/ Radio France

 

Voilà un livre parfait (et pas que pour les fêtes), un cadeau intelligent qui plaira aux amoureux de toutes les musiques, aux néophytes comme aux cinéphiles les plus avertis.

On ne peut que rendre hommage au travail nécessaire et remarquable de Thierry Jousse, qui vient combler une lacune aussi ancienne que profonde. A cause de l’étendue de l’entreprise, ses Bandes originales acquièrent le statut d’une référence désormais incontournable. Un livre de savoir, facile à lire qui se parcourt comme un roman, un geste d’amour de l’auteur, résultat d’années de passionnantes émissions sur le cinéma et la musique de films Cinéma Song (2011- 2015), actuellement Ciné Tempo sur France Musique, diffusé chaque samedi.

Profitant de l’engouement récent pour les musiques de films-les temps changent, il réunit deux passions, soulignant les liens étroits du cinéma dans tous ses états avec toutes les musiques, rock, pop, jazz, électro, symphonique…Le livre propose une vision à la fois précise et la plus large possible de l’histoire de la musique de films. Thierry Jousse avoue avoir essayé de dresser une ligne historique cohérente qui se divise en périodes et en styles, pleine de mutations et de filiations. C’est aussi l’un des points communs avec le jazz.

Si chaque période a ses inventions et ses artistes majeurs, depuis l’âge d’or des studios hollywoodiens avec un son façonnés par des compositeurs pionniers venus d’Europe ( les Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold, Miklós Rózsa, Dimitri Tiomkin, Franz Waxman,) ce qui nous intéresse aux DNJ, c’est l’irruption du jazz comme nouvelle esthétique dans les années 1950, même si les grands n’ont pas attendu que le jazz devienne musique de film pour apparaître à l’écran Louis Armstrong, Billie Holiday, Artie Shaw.

Le jazz comme nouveau langage musical avec Elmer Bernstein (L’homme au bras d’or en 1955), Duke Ellington ( Anatomy of a murder en 1959), Chet Baker (I soliti Ignoti de Mario Monicelli en 1958). Jazz et modernité vont de pair avec John Cassavetes dès son inaugural Shadows en 1958, Shirley Clark en 1962 (The connection), Jerzy Skolimowski (Le départ en 1967 avec JP Léaud), mais aussi Roman Polanski avec  le pianiste Krzysztof Komeda.

Dans le registre du jazz avec cordes, Gato Barbieri, musicien très cinéphile, écrit le score du Dernier Tango à Paris (1972), arrangé par le saxophoniste Oliver Nelson. Citons encore la partition d’Eddie Sauter avec Stan Getz dans le curieux film d’Arthur Penn Mickey One (1965). Ou beaucoup plus tard, la musique de Naked Lunch (Le Festin nu 1992) de David Cronenberg, composée par le musicien de prédilection du réalisateur, Howard Shore, avec un autre grand soliste le saxophoniste Ornette Coleman, qui improvise sur les motifs symphoniques d’un grand orchestre.

Que dire du cas Woody Allen, le cinéaste le plus identifié au jazz des années 1930-1940? Le« vieux jazz » a fini par devenir la marque de fabrique du cinéaste, lui même clarinettiste. Dans Midnight in Paris en 2011, c’est Bechet et son fameux “Si tu vois ma mère”, dans Sweet and Low down (Accords et Désaccords, 1999), Sean Penn joue le rôle d’Emmett Ray, guitariste fictif, rival éternel de Django Reinhardt. Comme dans Zelig (1983), le personnage imaginé permet à Woody Allen de plonger dans une époque, les années 1930, et un milieu, celui des pionniers du jazz.

Dans la grande histoire du jazz au cinéma, Thierry Jousse n’oublie pas un moment français, fin des années 1950-début des années 1960. Louis Malle fait sensation avec son Ascenseur pour l’échafaud : dans la nuit du 4 au 5 décembre 1957, au Poste parisien, le trompettiste Miles Davis, entouré de Barney Wilen au sax ténor, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse, Kenny Clarke à la batterie, improvisent sur les images nocturnes de Jeanne Moreau arpentant les Champs.

Même Marcel Carné, pourtant de la vieille école, violemment critiqué par les jeunes cinéastes, intègre le jazz dans Les Tricheurs (1958), un film sur la jeunesse. La bande-son permet de croiser Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins et Stan Getz, rien que ça! Édouard Molinaro pour Un témoin dans la ville (1959), polar nerveux urbain, confie la musique au saxophoniste Barney Wilen, déjà présent dans la séance d’Ascenseur pour l’échafaud. C’est là encore une vraie réussite. Quant à Jean-Pierre Melville, grand connaisseur de jazz,  il demande à Christian Chevallier, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, la musique de Deux hommes dans Manhattan (1959) avec un thème du pianiste Martial Solal. Le cinéma français est décidément jazz. C’est l’attraction d’une nouvelle génération de cinéastes pour cette musique  : Vadim revisite les Liaisons dangereuses 1960 avec Thelonius Monk, Art Blakey, Martial Solal compose la musique d’A bout de souffle, le premier et retentissant Godard. Les premières partitions de Michel Legrand, au début des années 1960, témoignent également de son inclination réelle pour le jazz.

Mais le jazz au cinéma sera bientôt supplanté par le rock, la pop au milieu des années 1960. Le jazz n’apparaîtra plus que de façon ponctuelle dans la filmographie de grands cinéastes: parmi les vingt huit collaborations de Spielberg avec John Williams, "il en est une qui est tout à fait à part. Pour Arrête-moi si tu peux, dont l’action se déroule dans les années 1960, le compositeur renoue en effet avec ses amours anciennes pour le jazz. Le thème principal est une miniature parfaite, ponctuée par de mini cellules percussives et traversée par la voix expressive d’un saxophone très coloré. L’ensemble du score est un pur bonheur et un moment d’allégresse teinté à plusieurs reprises d’une mélancolie sous jacente".

Thierry Jousse continue évidemment son exploration de la musique au cinéma selon diverses thématiques, le nouvel Hollywood, l’électronique, les genres (de la comédie musicale au cinéma d’horreur), des décennies particulières comme 80 et 90, les cinéastes DJ, et l’émergence encore trop discrète des femmes.

Quand il étudie des couples de légende qui sont inséparables Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock, Nino Rota et Fellini, Sergio Leone et Morricone, il montre que le compositeur est le troisième auteur du film, Bernard Herrmann  ayant compris le rapport entre musique et image. Il sera suivi par Philippe Sarde, Alexandre Desplat...

Si Thierry Jousse a fait des choix, limité par la contrainte des pages( le livre fait 288 pages), ils ne sont pas vraiment subjectifs, le résultat est bluffant et on chercherait en vain de grosses impasses-il avoue lui même avoir négligé Georges Van Parys et Georges Auric. Mais il n’a pas oublié l’immense Maurice Jaubert disparu trop tôt (auteur de L’Atalante de Vigo, de la valse à l'envers de Carnets de Bal de Duvivier ).

L’intérêt de ce travail tient à l’abondance des exemples répertoriés selon plusieurs axes, pas toujours chronologiques qui restent accessibles grâce à la présentation claire des éditions EPA, aux illustrations et aux explications fournies. Des annexes pertinentes, une bibliographie et un index tout à fait indispensables.

Un bonus : 57 titres appartenant à l’histoire de la musique au cinéma forment un complément musical à cet objet-livre, occasion de surprises et de souvenirs. Cette playlist a été constituée par l’auteur, avec l’aide précieuse de Guillaume Decalf de France Musique.

Vous l’aurez compris, voilà mon gros coup de coeur et coup de chapeau pour ce livre-somme qui donne plus que jamais envie de voir et revoir des films en étant attentif à leurs musiques.

Sophie Chambon

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24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 13:11


JOHN COLTRANE
Jean-Pierre JACKSON
. 208 pages. 20 euros.
Actes Sud. Paru le 19 octobre.

    Les amateurs éclairés connaissent le monument de Lewis Porter consacré à John Coltrane et disponible en France aux éditions Outre Mesure avec une traduction de Vincent Cotro (John Coltrane, sa vie, sa musique. Collection Contrepoints. 368 pages. 2007).

    Il faudra compter désormais sur l’ouvrage de Jean-Pierre Jackson, auteur dans le passé de biographies de Charlie Parker, Benny Goodman, Miles Davis et tout récemment (2019) de Keith Jarrett. Certes son livre ne prétend pas à l’exhaustivité, se présentant sous un format poche. Mais il permet d’approcher au plus près et d’appréhender le parcours du saxophoniste (ténor et soprano) né à Hamlet (Caroline du Nord le 23 septembre 1926) et décédé à New-York le 17 juillet 1967. John Coltrane, résume Jackson, incarne à la fois l’apollinien –la sérénité, la maîtrise de soi- au début de sa carrière, en admirant Johnny Hodges, puis, à partir des années 60, le dionysiaque « par la transe, le dessaisissement de soi, le rejet des formes établies ».  

 

    Au fil du récit, on découvre ainsi l’influence du pianiste Hasaan Ibn Ali (1931-1980), proche de Thelonious Monk et Elmo Hope, qui développa au début des années 50 un système qui se traduira chez Coltrane par ces fameuses « nappes de son » ou encore comment Monk, qui engagea le « jeune homme en colère » en 1957-58, « fut l’un des premiers » à lui montrer comment jouer simultanément deux ou trois notes au saxophone ténor !

 
    Parmi les temps forts de cette biographie, figurent les chapitres dédiés à deux titres majeurs dans l’œuvre de Coltrane : ‘’My Favorite Things’’, mélodie de Rodgers et Hammerstein intégrée dans une comédie musicale de Broadway, La Mélodie du Bonheur (The Sound of Music.1959) qui assurera le premier grand succès du saxophoniste en 1961 et qui, aux dires mêmes de Coltrane restera comme son « morceau préféré » ; ‘’Love Supreme’’, composition du saxophoniste, fruit d’un travail solitaire dans sa chambre cinq jours de rang en 1964 (« C’est la première fois que j’ai tout reçu de la musique que je veux enregistrer sous la forme d’une suite », confiera-t-il à son épouse, Alice) et qui stupéfiera le public du festival d’Antibes Juan les Pins le 26 juillet 1965 dans sa première interprétation publique.


D’une lecture aisée, le Coltrane de Jean-Pierre Jackson nous donne quelques clés majeures pour entrer dans l’univers d’un créateur « en quête d’un amour suprême qui par nature est musique ». A conseiller vivement.

 

Jean-Louis Lemarchand.

 

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5 septembre 2022 1 05 /09 /septembre /2022 19:00
MARC VILLARD L'homme aux doigts d'or

 

 

 

Marc Villard    L’homme aux doigts d’or

 

 

 

Sorti en octobre 2021  Marc Villard

Editions Cohen&CohenCohen & Cohen | Edition (cohen-cohen.fr)

 

 

Profitons de cette fin d'été pour revenir sur l’une de mes    découvertes, le recueil de nouvelles de Marc Villard intitulé L'Homme aux doigts d'or. Intriguée par le titre, mon oeil avait été attiré par Gas (1940) d’ Edward Hopper qui ornait jaquette et couverture du livre. Logique puisque le peintre était le personnage principal de deux courts récits dont celui qui commence le recueil, Rue des Lombards. Et la maison d’édition du recueil Cohen&Cohen est dédiée aux livres d’art sous toutes ses formes. 

Je ne connaissais pas tous les talents de Marc Villard, graphiste après ses études à l’école Estienne, ayant d’ailleurs travaillé avec des dessinateurs, poète, scénariste de Neige (1981) de la regrettée Juliet Berto, une histoire d’amour et de drogue, déjà un film noir. Auteur de polars, adepte de l’écriture à quatre mains avec son ami JB Pouy, le créateur du Poulpe, j’avais cependant gardé son nom dans un coin de ma mémoire ayant lu dans le temps ses microfictions dans le magazine Jazzman.

Les dix nouvelles inédites pour la plupart sont ramassées en un recueil qu’on ne lâche pas après l’avoir commencé. Avec pertinence, le titre indique l' hommage à de chers disparus Miles, Chet, Hopper mais aussi à de parfaits inconnus, photographe, journaliste, cireur de chaussures... Si tous ces personnages ne font qu’un petit tour de piste, leur apparition s’imprime en nous. Ce livre est à sa façon un roman, une déclaration d’amour au jazz, à la musique, au cinéma, à la peinture, au roman noir. D’une juste longueur, ces histoires courtes nous entraînent de Paris à New York, du Portugal au Mexique, exotiques sans être une ode au voyage touristique. Une ville, ses habitants prennent corps peu à peu, le narrateur se fond dans le paysage, en retrait mais témoin essentiel. Une certaine urgence de dire comme on vit, on meurt aussi. Au sein de ce recueil consistant, cohérent, point une certaine inquiétude, on sent que tout peut arriver.

 

On voudrait dire le plaisir pris à la lecture de ces textes, ce "patchwork in progress", passementerie de mentir-vrai. Marc Villard choisit de raconter des fragments de vie, même si les motifs qui l’inspirent illustrent la bizarrerie humaine. Mais pour utiliser ces détails du quotidien, il s’adosse à une réalité documentée soigneusement. L’amateur de jazz et de roman noir y trouvera son compte. En fin limier, il partira à la suite des indices glissés le long des nouvelles. Ainsi un tableau, une photo ou un standard de jazz, une anecdote biographique peuvent l’inspirer. A l’origine de la nouvelle éponyme “l’Homme aux doigts d’or”, c’est le tableau Chop Suey qui l’inspire au point qu’il met en scène l’argument peint sur la toile d’Hopper. On est en 1929. Et on apprend au passage que l’acteur Boris Karloff, inoubliable Frankestein, habitait l’immeuble Dakota à la vue imprenable sur Central Park (où vécurent d’ailleurs plus tard Bernstein et Lennon).

Chet Baker ne joue pas vraiment du  jazz quand il cachetonne dans Tequila”, mais lors d’un mémorable passage à tabac, il se fait démolir dents et mâchoire, après avoir balancé dealers et autres amis toxicos. Sec, précis, cassant!

Thelonious Monk dans la Bentley grise de la baronne Nica, souvent garée devant les clubs de jazz, s’arrête cette fois devant la boutique d’un tailleur de Chelsea pour se faire confectionner la chapka en astrakan (qu’il porte dans certains concerts). C’est l’époque de Misterioso, sorti en 1958 chez Riverside et il joue “Just you, Just me” devant la nièce du tailleur.

Miles Davis, sapé comme un milord, s’apprête à poser pour une pub Honda pour un scooter. Il écoute les prises récentes du “You’re under arrest”(1985), où il trouve (et ce détail est attesté dans ma bible, le Miles Davis de A à Z de Franck Bergerot) que Scofield joue derrière le temps. A partir de là, l’auteur imagine une aventure où un yakusa vengeur menace Miles jusque dans son appartement de la 5ème avenue. 

C’est que sa fine connaissance de l’écriture de scénarios permet à Marc Villard de construire une histoire structurée et de ne pas s’intéresser au seul décor (qu’il excelle à rendre), ce qui peut être un écueil dans l’exercice de la nouvelle. Efficace sans être sec, il sait ne garder que l’épine dorsale, resserrer le texte à l’essentiel. En partant d’une idée simple, il ne s’engage pas dans des tunnels descriptifs, révélant tous les détails de l’intrigue. Comme avec les standards du jazz, il glisse dans sa propre écriture ses obsessions en respectant les codes du genre. Sans naïveté mais sans cynisme, la plume légère et profonde de l’auteur glisse sur les angoisses, les fragilités, les échecs. Des échos résonnent, éclats d’identités, facettes de personnages qui s’agrègent en mosaïque. Une essentielle mise à plat, éclairante, avec un refus du lyrisme, portée par une écriture limpide, prenante, rythmée. Une écriture musicale où le son primerait sur le reste? De plus en plus net au fil des pages, se dessine une ligne de force autobiographique. Car, à travers toutes ses figures si bien croquées, se dessine le portrait en creux de l’auteur. Un effet miroir assuré, assumé et un lien fort entre génération d’amateurs de jazz, de cinéma, de peinture.

 

Sophie Chambon


 


 

 

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17 juin 2022 5 17 /06 /juin /2022 08:38
John Corbett    IMPROVISATION   MANUEL LIBRE D’ECOUTE

John Corbett

IMPROVISATION MANUEL LIBRE D’ECOUTE

Edition LENKA LENTE

www.lenkalente.com

Improvisation libre : Manuel d'écoute de John Corbett / Editions Lenka lente

 

C’est le livre que j’attendais, que j’espérais inconsciemment. Il vient de paraître aux éditions Lenka Lente, maison que l’on vous recommande chaudement aux Dernières Nouvelles du Jazz. Son auteur, John Corbett est écrivain, critique, directeur d’un label qui a réédité des pointures du free jazz, et il est traduit de façon impeccable par Ludovic Florin. Son titre est en soi un programme, sans ambiguïté : Improvisation Manuel libre d’écoute. Corbett s’adresse à tous ceux qui aiment écouter et voir de la musique, partager le temps et l’espace du concert avec les musiciens, tout en naviguant dans la complexité des modes, des manières et des styles. C’est un bréviaire, un viatique, le mode d’emploi pour comprendre et apprécier ce que l’on appelle l’improvisation ( à ne pas confondre avec l’abréviation “impro” pratiquée couramment au théâtre en particulier).

Si vous êtes néophyte ou amateur peu éclairé, ce manuel très pratique que l’on peut emporter partout, vous donnera les clés du royaume de cette musique performative qui bouscule la temporalité, les idées reçues, une nouvelle façon de penser le son, l’espace, l’expérience temporelle et l’interaction personnelle.

Mais si vous étiez comme moi intéressée, étonnée à chaque fois, mais jamais fondamentalement convaincue, vous comprendrez d’où venaient vos réticences, vos objections. C’est le premier pas vers la l’appropriation et la connaissance, "cercle vertueux qui chasse l'ennui".

Avec un sens pédagogique affirmé que pourraient lui envier nombre d’enseignants, Corbett, non sans humour, use dans une première partie de métaphores triviales mais parfaitement accessibles pour définir les fondamentaux. En tentant une synthèse, on commence par se débarrasser des principaux obstacles comme le rythme, la durée, l’identification (qui joue quoi et comment), puis on se concentre sur la dynamique des interactions, le coeur du système et tout cela en temps réel, cet éternel présent  idéalisé. Parvenu à ce stade, on peut passer alors aux techniques avancées,  attentif au point de glisser vers d’autres voies d’audition.

 

Plus délicat, comment distinguer l’improvisation libre de l’improvisation structurée, du free Jazz ou même de la noise? Et aussi de ce que l’on nomme Polyfree, forme hybride entre improvisation et composition dont Steve Lacy a dessiné les contours pour sortir du piège de la routine. Intégrer des éléments prédéterminés pour permettre à la musique libre de ne pas l’être. “Eviter la cosmétique”, pour ne pas dénaturer cette pratique et rendre la musique inintéressante. 

Corbett conseille de choisir de façon tout à fait décomplexée, après avoir écouté les différents types de jeu, les musiciens qui vous correspondent.

Ajoutons pour finir une présentation claire, des jeux de typographie faciles à suivre, des photos des principaux artistes avec, en couverture le grand Evan Parker. Une bibliographie sélective, une liste des 20 premiers albums, plus les références de Polyfree, soit une liste de survie à emporter sur l’île déserte.

Que demander de plus? N’hésitez plus, suivez mon conseil, procurez-vous ce livre...

Sophie Chambon

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3 juin 2022 5 03 /06 /juin /2022 09:27

    Chef d’œuvre de Malcolm Lowry (1909-1957) au même titre qu’« Au-Dessous du Volcan », aux dires des spécialistes de l’auteur britannique, « LUNAR CAUSTIC », publié de manière posthume en 1963 bénéficie d’une réédition en version poche, assorti de sa première version, datant de 1956. Deux versions sensiblement différentes, notamment pour son dénouement, mais où le jazz tient toujours un rôle.

Le personnage central, incarnation de l’auteur lui-même, raconte sa vie dans un hôpital new yorkais où il est admis pour une cure de désintoxication alcoolique. Dans cet univers d’hallucinations, il est question d’un pianiste qui joue des œuvres du répertoire de Bix Beiderbecke (1903-1931), ‘In a Mist’, ‘Clarinet Marmalade’ ou encore, ‘Singin’the Blues’ (« dans une ancienne version de Frankie Trumbauer, jouée à toute vitesse »).

    L’amateur de jazz pourra lors de sa lecture mettre sur sa platine la compilation produite par Dreyfus Jazz, « Bix Beiderbecke, Jazz Me Blues », enregistrements de 1927 qui sont mis en situation par des liner notes de Claude Carrière (« Son jeu au cornet ruisselant de poésie dégageait une immense tendresse »).

 

Jean-Louis Lemarchand.

 

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Malcolm Lowry, ‘LUNAR CAUSTIC’, suivi de « Le Caustic lunaire » et « Malcolm, mon ami », avec préface de Maurice Nadeau (1977) et texte de Clarisse Francillon, sa traductrice ...
Éditions Maurice Nadeau, Les lettres nouvelles, Collection Poche. Mai 2022.
ISBN: 978-2-86231-430-3  

 

©photo Collection privée Maurice Nadeau

 

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12 avril 2022 2 12 /04 /avril /2022 18:25
SYLVAIN FANET    PHILIP GLASS  ACCORDS & DESACCORDS

SYLVAIN FANET

PHILIP GLASS  ACCORDS & DESACCORDS

 

LE MOT ET LE RESTE

lemotetlereste.com

 

 

Il existe un mystère Glass…

Ce sont les premiers mots du livre passionnant (aux éditions marseillaises qu'on ne présente plus du Mot et du Reste) de Sylvain Fanet qui s’est attelé à découvrir la part d’ombre de ce créateur touche-à-tout, travailleur infatigable dont la trajectoire exceptionnelle sur plus de cinquante ans a évolué entre musique savante et populaire, concernant tous les aspects de la création.

Ce portrait multi-facetté ne verse jamais dans la biographie hagiographique et ne suit pas l’axe chronologique: découpé en douze chapitres thématiques, il livre un accès documenté avec le soin le plus extrême pour approcher au plus près cet artiste démiurge dont l’oeuvre gigantesque fut plus souvent que de raison incomprise. Jugé trop éparpillé, trop “cross over” pour être pris au sérieux dans les années soixante, en parfaite opposition avec le dogme du sérialisme, dominant avec Boulez, il fut violemment critiqué par les gardiens du temple.

Sans se décourager, Philip Glass prit son temps pour trouver sa “voie” et ensuite s’en débarrasser en s’engageant dans un voyage très personnel, suivant tout un labyrinthe de directions nouvelles. Les années d’apprentissage furent longues, mais Philip Glass n’en avait jamais fini, son insatiable curiosité  l’exposant à des cultures différentes dont il sut tirer parti.

Si la production de Varese tient sur un Ipod en moins de trois heures, si l’oeuvre cumulée d’un Debussy ou Ravel dépassent à peine les quinze heures d’écoute, il est quasiment impossible de faire le tour de la production de Philip Glass. Et pourtant, Sylvain Fanet y est parvenu, sans dresser un bilan, car le musicien continue à produire, à plus de 80 ans.

On suit avec intérêt ces sections très détaillées où chacun peut trouver son compte, l’amateur, le mélomane, le musicien. Un chapitre final, joliment intitulé Heart of Glass, 33 Oeuvres à la loupe (classées cette fois chronologiquement) est un précieux viatique pour se balader avec fluidité dans les compositions d’une oeuvre en perpétuel mouvement, des plus modernes aux plus classiques. Car Philip Glass peut toucher tous les publics. Il navigua très tôt entre Bach, Moondog, Darius Milhaud, Ravi Shankar (Chappaqa), travailla avec des artistes pop ou rock, Mick Jagger, David Bowie pour sa Heroes Symphony sur la trilogie berlinoise, s’offrit une incursion dans la New Wave ( Depeche mode se réclame de lui).

Passionné de théâtre ( Beckett, Cocteau) y compris dans ses formes les plus expérimentales, mais aussi de danse contemporaine, Glass a révolutionné l’opéra moderne, dès 1976, avec Bob Wilson et Lucinda Childs-son approche est volontiers collaborative. S’ensuivit le démesuré Einstein on the beach, au succès planétaire, ovni sans intrigue ni livret, oeuvre au long cours de 5 heures avec des intermèdes les “Knee-plays” de 6’. On comprend cependant que ces variations sur Einstein et le temps furent clivantes, la radicalité de son art étant manifeste, avec une construction essentiellement rythmique où le hasard et ses accidents jouaient aussi leur rôle. Le public fut très vite captivé et captif, entrant dans des boucles que l’on ne peut assimiler pour autant à la transe!

D’autres succès vinrent avec Opening de Glassworks en 1981 et dans un tout autre genre, les musiques de films lui assurèrent une notoriété mieux partagée, à l’orée des années 2000. Sachant ménager au spectateur un espace entre image et musique , il a réussi à imprimer sa marque dans l’univers très codé des musiques de films : le travail sur le Kundun de Scorsese (1997) était une évidence, vu son engagement pour la cause tibétaine, The Truman Show,  mais surtout The Hours de Stephen Daldry en 2002 furent décisifs, la musique étant l’élément unificateur de ces trois histoires de femmes dérivant de la Mrs Dalloway de Virginia Woolf. Contre toute attente, suivit une collaboration intéressante avec Woody Allen pour un film très noir Cassandra’s Dream (2007) qui ne connut pas le succès du précédent Match Point.

"Je n’écris pas la musique pour accompagner le film, j’écris la musique qu’est le film", tel est son credo.

Le piano est le medium parfait, choisi pour fondre des idées nouvelles dans les formes classiques, symphonies, études, particulièrement importantes pour améliorer la technique, socle de toute trajectoire créative.

"Quand j’écris de la musique, je ne pense plus à la structure, je ne pense plus à l’harmonie, je ne pense plus au contrepoint. Je ne pense plus SUR la musique, je pense musique.

Si on reconnaît immédiatement sa signature, il ne faudrait pas et ce fut souvent le cas, le cantonner aux minimalistes avec Steve Reich et Terry Riley, avec des oeuvres jugées répétitives et languissantes comme le ressac. La répétition n’est jamais un bégaiement ni un simple double de ce qui a été fait, mais le vecteur de toute création. Music is the fine art of repetition. 

La musique de Philip Glass ne demande aucune virtuosité, apparente du moins, mais structurée et contemplative, rythmiquement plus qu'exigeante, elle ne souffre aucune erreur... D’ailleurs, volontiers partageur envers ceux qu'il estime jouer mieux que lui, il laisse à quelques pianistes Nicolas Horvath, Vanessa Wagner ou Maki Namekawa le soin de s’en acquitter, ce qu’ils font avec une certaine dévotion...

Preuve s’il en était de la reconnaissance de cet artiste démiurge qui, en revendiquant un nouveau langage, apprend à  reconnaître l'étrangeté,  France Culture, où la musique n’a pas une place prédominante, lui a consacré récemment une semaine d’émissions dans les très suivis Chemins de la Philosophie d’Adèle Van Reeth, le seul autre compositeur, également pianiste qui eut droit à une telle série, étant Keith Jarrett... La première émission des Chemins invita d'ailleurs Sylvain Fanet à présenter son livre et à éclairer la personnalité d'un artiste visionnaire, souvent paradoxal. 

Cette musique discrètement poignante, magnétique, lancinante, faussement simple parle aussi de nous, peut être parce qu’elle commence et s’interrompt brutalement, sans début ni fin, comme une grande ligne de vie!  Et pendant le premier confinement de la pandémie, elle toucha de nombreux interprètes qui la partagèrent sur internet lors de ces moments d’intense solitude!

 

Sophie Chambon

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6 février 2022 7 06 /02 /février /2022 17:20
LE DON    PABLO CUECO

 

LE DON PABLO CUECO

Dessins de ROCCO

 

Qupé éditions

www.qupe.eu

 

Don mystérieux, Loi unique, Éthique sanguinaire, Mission magnifique, Cycles mortels, Destin impitoyable... Ces mémoires d'un tueur, adepte forcené de la contre-vélorution, enchanterons le mal-pensant qui sommeille en chacun de nous. Un roman noir à l'humour outre-noir.

 

Le Don est un livre original et vraiment très drôle. Jubilatoire même, passée la surprise de premiers chapitres déroutants, voire glaçants qui exposent le “coming out” d’un tueur en série, en masse serait plus juste, qui met au point une école du crime et réussit sa petite entreprise de démolition en chaîne si j’ose dire car cela commence avec l’élimination de la catégorie des cyclistes.

Une sévère opération de nettoyage à sec dès le début et la cadence ne fait que progresser, à force d’ingéniosité et de travail dans une frénésie exponentielle, une folie des grandeurs qui a tout du plan de masse.

Le tableau est saisissant, grinçant, essoré de toute compassion pour les victimes, même innocentes qui ne le  sont peut-être  pas tellement, dans le fond. Et le tueur et son armada a vite des circonstances exténuantes. Se livre-t-il à quelques règlements de compte en dézinguant de plus en plus de socio-types ? 

Notre tueur ou plutôt notre auteur excelle à mettre en jeu autant qu’en joue notre histoire sociale. Il parvient à donner forme et épaisseur à un projet extravagant avec une jouissance manifeste quand il va voir du côté de l’humaine condition dans ses aspects les plus tordus. Il y a même du militantisme chez celui qui finit par devenir le Robin des Bois des EHPAD- c’est la cause la plus longuement développée dans ce roman et l’actualité toute récente souligne une certaine justesse de ses observations. Ses petits vieux, vite intouchables, cabossés par la vie et démolis un peu plus en institution, sont bien résolus à ne pas se laisser faire, à mourir dignement c’est-à-dire rapidement et proprement s’ils sont condamnés ou à se battre, en devenant les parfaits disciples du maître. 

La réussite majeure de l'auteur, son tour de force est de se tenir au plus près des émotions et de la colère de son personnage principal. Ce qui fait qu’il n’hésite pas à le rendre tour à tour détestable, déroutant dans son fonctionnement psychologique, et même attachant car il ne ménage pas les rebondissements : il y a du feuilleton dans la succession de ces 41 courts chapitres ( de La révélation première-rien à voir avec Le Don nabokovien, jusqu’à La canonisation précédant L’épilogue logique) avec un suspense appelant la suite.

On sent que Pablo Cueco biche en clignant de l’oeil à ses lecteurs! Il aime le polar, il y a fait ses classes, on le dirait du moins, pourtant ses deux livres précédents n’ont rien à voir avec le genre, Pour la route et Double vue chroniqués sur le site. Dans son petit théâtre social, on voit assez vite où vont ses préférences, car une certaine empathie avec son tueur le mène au choix du “je”. ll devient vite difficile de ne pas éprouver une admiration stupéfaite pour cette mauvaise graine, ce gibier de potence et ses méthodes expéditives, radicales mais si ingénieuses. A la manière d’un Lupin, expert de la rocambole, d’un Lacenaire, il met au point un art du geste parfait qu’il peaufine en permanence.

Comment alors ne pas s’inquiéter de ce qui va lui arriver? On pressent en effet que plus dure sera la chute ( pardon du jeu de mots) et qu’il va se faire prendre, au terme d’une cavale ingénieuse, d’une fuite par les toits qui est proprement cinématographique. Mais par un rebond dont ce maître conteur a le secret, et avec l’aide d’un “bavard” inspiré, on évite un dénouement tragique et moral qui aurait tout gâché! Pablo Cueco dont les convictions anarchistes s’expriment au long du livre mêle finement roman policier à la Jim Thomson (The killer inside me), néo-polar au sens de Manchette auquel on peut penser par la description au scalpel de certaines exécutions, humour noir et révolte sociale.

Le style, vif et musclé ne dédaigne pas les belles phrases et les énumérations à la Perec. Autrement dit, Cueco fait des phrases mais n’oublie pas de raconter une histoire formidablement drôle. Un roman très mauvais genre plus que conseillé de cet artiste qui a toutes les cordes à son arc ( ou son zarb plutôt)!

 

Sophie Chambon

 

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1 février 2022 2 01 /02 /février /2022 09:53

Editions Les Soleils bleus. Novembre 2021.
Couverture de Philippe Ghielmetti.

« Le vent du jazz m’emportait déjà au large ». Ainsi s’achève « De la musique plein la tête », chronique échevelée des années pop, funk et discos vécues par Pierre de Chocqueuse, dans le désordre batteur amateur pour soirées mondaines, chroniqueur dans des journaux spécialisés, attaché de presse, responsable de label. A cette époque là, à grands traits du milieu des sixties à la fin des seventies, l’actuel auteur infatigable du Blog de choc (blogdechoc.fr) respecté et craint dans la jazzosphère et pilier de l’Académie du Jazz au poste-vigie de secrétaire général, naviguait (et pas seulement à Paris) dans cet univers des musiques populaires anglo-saxonnes.

Le récit donné à la première personne, savoureux, drôle, nous fait découvrir un jeune homme de bonne famille déroutant, désespérant son père par sa vie bohème sur les bancs des écoles privées (on pense au film-culte de Claude Zidi, les Sous doués), et de l’université (le droit à Nanterre après 68).

 

Son entrée dans « le monde de l’entreprise » nous permet de pénétrer dans les coulisses des médias (Best, Rock & Folk), les bureaux des maisons de disques (Polydor). Autant d’occasions d’évoquer des rencontres souvent épiques (Amanda Lear, Gloria Gaynor, Ringo Starr), pleine d’imprévu, et d’approcher la drôle de mécanique de la fabrique des succès.

Mais le jazz commençait à instiller son venin dans la tête (et le cœur) de notre chroniqueur. Il avait rencontré en 1977 Maurice Cullaz (« petit monsieur rondouillard aux yeux rieurs ») vendant Jazz Hot sur le trottoir de la salle Pleyel où se produisait Al Jarreau, ne se doutant nullement qu’il présidait alors l’Académie du Jazz. Il avait donné le bras à Ella Fitzgerald pour monter sur scène au Palais des Congrès.

Passant de l’écoute aux actes, il concocta pour Polydor une sélection, « The Jazz Rock Album » (1979) comprenant la crème du genre (Return to Forever avec Chick Corea et Stanley Clarke, George Benson, Tony Williams, John McLaughlin…). L’aventure chez Polydor prenait fin, notre témoin-acteur pouvait à loisir entamer sa période « jazz à 100  % » toujours en cours au début de cet an 2022. Et ce (l’auteur de ces lignes peut en témoigner), sans abandonner cet « esprit rock » qui s’exprime tout au long de ce périple de 259 pages (index bien utile compris).

 

Jean-Louis Lemarchand.

 

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12 octobre 2021 2 12 /10 /octobre /2021 17:24
FREDERIC ADRIAN      NINA SIMONE

FREDERIC ADRIAN

NINA SIMONE

LE MOT ET LE RESTE

Musiques (lemotetlereste.com)

Nina Simone (lemotetlereste.com)

A voir le nombre de critiques de la biographie de Frédéric Adrian, on mesure, près de vingt ans après sa disparition, survenue en avril 2003, la fascination qu’exerce toujours Nina Simone. A quel point Eunice Waymon contribua à forger sa légende, à devenir ce personnage tragique, cette figure iconique de la communauté afro-américaine, c’est ce que montre ce spécialiste de la Great Black Music, dans son Nina Simone, paru aux excellentes éditions marseillaises Le Mot et le ResteL’originalité de ce travail est de ne pas imprimer la légende justement mais de donner à lire un récit au-delà du mythe, de s’en tenir aux faits et aux dates, à toutes les parutions critiques lors des concerts, tournées, sorties de disques. Un travail d’archiviste-chercheur qui démêle le vrai du faux, raconte à partir de plus de mille cinq cents coupures de presse, la vie tragique de cette diva, extravagante, colérique, blessée par le racisme dès son plus jeune âge. Sans se laisser trop influencer par ce que l’on sait d’elle ni sur ses dernières années, navrantes à plus d’un titre. Oublier le mythe, les réactions imprévisibles d’un phénomène qu’on venait voir, attendant l’incident, la crise comme avec Judy Garland ou même l’actrice Vivien Leigh.

L’auteur s’est appuyé sur une documentation sérieuse, une bibliographie copieuse en anglais dont la propre autobiographie de Nina Simone I put a spell on you, parue en 1992, évitant l’écueil d’une vision trop personnelle privilégiant un angle particulier, musique ou vie privée avec anecdotes croustillantes, scandales et autres caprices de la diva. Il ne raconte pas la vie de Nina Simone telle qu’on l’imagine, il n’écrit pas de roman même si, par bien des aspects, sa vie fut un roman, de sa jeunesse dans le sud ségrégationniste à ses dernières années en France à Carry le Rouet, près de Marseille. On reste au plus près de la femme, pas du personnage, restituant la vitalité extraordinaire, le caractère bien trempé, les aspirations spirituelles, mais aussi la mélancolie, la déraison, la conviction que sa couleur et son sexe avaient été ses malédictions.

Les 231 pages se lisent d’un trait, pris au piège dès la première phrase, acte de (re)naissance de la musicienne: “ Nina Simone est née en juin 1954 dans un petit club d’Atlantic City, le Midtown Bar”. Un événement qui fera basculer toute sa vie, car “ce soir là, c’est toute l’histoire musicale de Nina, qui se confond à peu de chose près avec sa vie, qui coule sous ses doigts”. Tout est dit, le malentendu commence. Elle fut reconnue souvent pour une musique qu’elle méprisait. Consciente de sa valeur et de son talent, elle n’arriva jamais à se satisfaire de l’écart entre ce qu’elle aurait souhaité et ce qu’elle obtint. Signe de ce besoin éperdu de reconnaissance, elle reçut (ironie cruelle), un jour avant sa mort, le diplôme de Docteur du prestigieux Curtis Institute de Philadelphie ( Bernstein en est issu) qui décida de son sort, cinquante ans auparavant, en 1951, en la recalant au concours d’entrée, par pur racisme; elle aurait pu alors réaliser son voeu le plus cher, devenir la première pianiste concertiste noire classique, elle qui avait travaillé avec acharnement pour réussir. Cette blessure originelle, cet épisode fondateur allaient marquer sa vie professionnelle et privée. Elle n’aurait pas pris cette orientation musicale devenant une diva de la soul, une reine du blues avec une telle rage au coeur, comparable à celle de Mingus. Difficile d’avaler ces humiliations, de dire adieu au classique (elle garda toujours une place particulière pour sa triade Bach, Debussy, Chopin). Pourtant le succès vient vite sur scène et dans les festivals, elle triompha très vite à l’Apollo de Harlem, au Town Hall de Manhattan puis à Carnegie Hall, défiant les classifications faciles. Elle était inclassable en effet mais reconnaissable dès la première note comme Ray Charles ou Stevie Wonder : une voix unique, écorchée, rauque et un jeu de piano perlé, subtil, baroque avec des marches harmoniques, des trilles.

Incisif, passionnant, ce livre à l’écriture simple et fluide, est l’histoire d’une vocation contrariée qui donnera l’une des carrières les plus singulières. Clarifiant les points délicats d’une vie tourmentée toujours au bord de la chute, déjouant toute caricature, c'est une vraie entreprise de démolition de tous les clichés, au fil de pages qui dessinent le portrait en creux d’une icône du mouvement des Droits civiques autant qu’une femme en prise à sa bipolarité (qu’on ne nommait pas ainsi à l’époque) et à son alcoolisme. Si elle fait du jazz, c’est à sa manière. Reine de la soul, épinglée malgré elle par toute une époque pour son engagement qu’elle ne voulait pas non-violent, même si elle admirait Martin Luther King. Elle chantera Why? ( The King of love is dead) au lendemain de sa mort. Quant à Ain’t go, I got life, cette chanson, reprise de la comédie Hair, elle se l’appropria complètement, elle, l’Afro-américaine  toujours rebelle qui prit en main sa carrière, devenant une figure du Black Power. On ne peut écouter sans être ému son Mississipi “Goddam” censuré dans son titre même, pour le terme grossier( !) de goddam (“putain”) après l’assassinat du militant Medgar Evers à Jackson (Mississipi) et des quatre fillettes de Birmingham (Alabama) qui allait inspirer à John Coltrane, dans un autre style, son poignant Alabama.

A la fin du livre, on comprend mieux les errances d’une formidable artiste qui ne fut jamais heureuse dans sa vie personnelle, jamais satisfaite de son parcours artistique. La colère caractérise sa personnalité, la plupart des chansons qu’elle a écrites ou reprises expriment sans ambiguïté ce sentiment d’injustice intolérable quand on est “young, gifted and black”, titre qui aurait dû devenir l’hymne noir américain, d’après l’ amie, écrivaine et activiste Lorraine Hansberry, morte prématurément. Cette composition deviendra néanmoins le premier classique de la chanteuse. Autre titre révélateur Don’t let me be misunderstood

Si elle attaqua régulièrement l’industrie musicale, les maisons de disques qui la spoliaient (“J’ai fait trente cinq albums, ils en ont piraté soixante dix), si elle découragea souvent les bonnes volontés autour d’elle, le public lui conserva une certaine affection jusqu’à la fin. Alors que son répertoire fut peu repris de son vivant, la jeune génération s’est emparée des chansons de la grande "prêtresse de la soul", lui rendant des hommages sur scène ou en disques. Peut être serait elle apaisée de savoir que l’on parle toujours d’elle et que l’on joue sa musique.

Dernier point, non négligeable, elle peut figurer dans une histoire du jazz, auprès de Billie Holiday qu'elle rejetait tout en l’admirant sans doute. Michel-Claude Jalard ne s’y était pas trompé, au festival d’Antibes Juan-les-Pins en 1965 : Nul ne pourrait nier pourtant que Nina n’ait créé le plus grand choc émotif du festival : c’est que depuis Billie Holiday, dont elle reprit, le fameux Strange fruit, Nina Simone est sans doute la chanteuse la plus bouleversante de l’histoire du jazz, une de celles chez qui l’art se confond le plus naturellement avec un expressionnisme tragique, résigné chez Lady Day, révolté chez Nina.”

Ce n’est pas l’un des moindres mérites de la biographie de Frédéric Adrian que de citer de larges extraits des grandes plumes de l’époque, les Lucien Malson, Maurice Cullaz et autres chroniqueurs au Monde, Jazz Magazine ou Jazz Hot, secouant présent et passé dans notre mémoire à la façon d’un shaker.

 

Sophie Chambon

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