Plus Loin Music 2013
Gregory Privat (p, fender, compos), Manu Dodjia (g), Jiri Slavik (cb), Arnaud Dolmen (ka), Sonny Troupé (dms)ka), Adriano Tenorio DD (perc) + Gustav Karlström (vc), Joby Bernabé (texte)
Le nouvel album du pianiste martiniquais Grégory Privat sera encore un des évènements de cette rentrée jazzistique.
Pour ceux qui seraient passé à côté de son premier album « Ki Koté », courez absolument vous procurer « Tales of Cyparis » et attendez-vous à une révélation. Car figurez-vous, ce jeune pianiste a un talent…. juste énorme ! Sortant des sentiers un peu trop battus des pianistes jarrettiens, Meldhiens ou Svensonniens dont on a, par les temps qui courent le sentiment de ne plus pouvoir sortir, Grégory Privat cultive quant à lui le goût de ses racines caribéennes (on pense à Alain Jean-Marie ou Mario Canonge). Pas étonnant de la part d’un musicien dont le père n’est autre que José Privat, pianiste du groupe antillais Malavoi. Mais Grégory étend ses références à quelques stars du piano cubain au titre desquelles Chucho et Bebo Valdes qui ne doivent pas être loin de son gotha tant il cultive l’art de la mélodie et de l’improvisation chaloupés. Il y a chez lui l’élégance du phrasé souple, du swing qui délie les percussions, de la mélodie aussi légère que d’envolées au lyrisme communicatif. Le phrasé raffiné des maîtres cubains est bien présent au bout des doigts de Grégory Privat.
Mais, ancré aussi dans une forme de jazz classique. Et l’on (je) pense aussi parfois à Ahmad Jamal par son utilisation subtile des percussions, son maniement des espaces harmoniques et du suspens et ses revirements d’accords en totale rupture (à l’image de Ritournelle par exemple).
S’il fallait des références marquantes en voilà. Excusez du peu !
Pour son nouvel album, Grégory Privat s’est attaché à un personnage, Cyparis, pêcheur martiniquais qui fut emprisonné la veille de l’éruption de la Montagne Pelée en 1902 et qui ne dut d’être le seul rescapé du désastre qu’à sa présence au cachot (version officielle). Il survécut au prix de grandes brûlures et ses talents de conteur-hâbleur lui permirent par la suite d’être engagé au sein du cirque américain Barnum exhibant là-bas ses meurtrissures de grand brûlé, de survivant et d’homme noir, attraction de foire à plus d’un titre. Autre forme de survie. On comprend alors que Gregory Privat empreint de sa culture martiniquaise et de cette histoire remarquable que lui racontait son père a trouvé ici un formidable matériau compositionnel à son récit musical allant du choc de l’éruption à la mélancolie de l’exil ou à la violence du corps exhibé. Autant fallait il en tirer parti musicalement.
Avec une direction artistique remarquable et des arrangements parfois luxuriants et des musiciens talentueux (dont notamment un superbe Manu Codjia) Grégory Privat joue sur des formats à géométrie variable en trio ou quartet, avec des cordes ou avec un chanteur, s’appuyant à plusieurs endroits sur la narration de textes en français ou créole dit par le poète incantatoire Joby Barnabé. L’insert de percussions Ka achève aussi d’ancrer cette histoire dans sa créolité ici revendiquée. Autant le dire la construction artistique de l’album est foisonnante.
Pour ma part dans ces moments superbes mes coups de cœur vont pour les plages en trio, celles qui mettent en évidence ce pianiste rare. Il faut notamment entendre un far from SD qui surgit comme grand moment de grâce pianistique et de rêverie ancrée dans le jazz avec la démonstration d’un phrasé d’une incroyable sensibilité. Un peu plus arrangé, ce Ritournelle dont nous parlions précédemment. Et quelle aisance dans la maitrise du flow au bout des doigts du pianiste ! Dans un autre registre, ce Carbetian Rhapsody où l’énergie circule venant autant du pianiste lui-même que de sa section rythmique ou encore ce sombre Four Chords aux nappes sonores électriques comme annonciatrices du désastre.
On aime la complicité de Grégory Privat avec Manu Codjia faisant assaut de lyrisme fougueux (Wake up !) ou encore, autre révélation de cet album, les deux thèmes chantés par Gustav Karlstrom (fils d’Elisabeth Kontomanou) qui révèle cette voix superbe au registre médium qui fait un peu penser à celle de Stevie Wonder et qui met en valeur dans une veine un peu funky ou pop les grands talents de compositeur du pianiste.
Album magnifique s’il en est ; « Tales of Cyparis » a le charme de ce qui se livre immédiatement et la richesse de ce qui se découvre ensuite.
Jean-Marc Gelin