Drôle de titre, car on avait tellement aimé le premier Hymne à l’amour, sorti en 2018, que l’on donnerait à ces deux là une éternelle chance de retour. Le duo formé par l’accordéoniste basque Didier Ithursarry et le saxophoniste normand Christophe Monniot revient en effet, toujours sur le label Emouvance et continue à égrener ses chansons d’amour, un peu étranges forcément, bizarres, pas banales. Détournement de sens mais avec cette paire d’as, il faut s’attendre à tout.
“Tel le foie et le confit dans la toupine, les deux amis font bloc. Dans leur mêlée liée serrée, épaule contre épaule, ils font corps inventant tout à la fois leur musique et leur genre musical”. On ne saurait mieux dire que l’accordéoniste Marc Perrone, lui même mélodiste hors pair.
De leur engagement, coeur à corps, on retient les huit compositions fournies à parité, l’énergie irrésistible de l’improvisation, une complicité patente et un sens de la belle mélodie qui touche son noir de cible dans ce rêve de “ Lilia” vaguement inquiétant, mélancolique assurément.
Et puis soudain sans transition, on est dans l’”East side” et quand on arrive en ville… point de quiétude, ça klaxonne au saxophone alto et dérape au final avec “l’allumé du dépliant” sur les trottoirs de la mégalopole.
Toujours au service d’une musique proche des racines populaires, ils n’oublient jamais d’où vient le souffle: ils ne manquent pas d’air, celui des Balkans dans le traditionnel bulgare “Vetcherai Rado”. Ou celui du basque bondissant “Banako”, volontairement sur tempo ralenti, pour se jouer des clichés. Ils arrivent souvent à une épure, et pourtant l’émotion affleure vite : enchantement avec ce “Dede” et émouvante valse à l’ami “Pierre qui vole” tout là-haut, libre désormais?
C’est éminemment virtuose sans en avoir trop l’air, pourtant on sait de quoi ils sont capables. On savoure la vélocité, l’entrain de Didier qui n’a jamais mieux fait résonner sa “boîte à frissons”. Monniot est le compagnon idéal, oiseau qui roucoule et pousse ses gammes au sopranino, nous transportant dans la nature. A l’alto, son timbre particulier fait merveille. Ces deux là savent s’écouter et se répondre, rebondir sans cesse à de nouvelles idées. Changements de rythme, climats alternés se succèdent, éclairant comme autant de tableaux sonores; ce n’est pourtant pas une musique illustrative, mais elle réveille notre imaginaire. Et le corps qui n’oublie pas de danser. D’ailleurs l’album finit sur une interrogation, invitant à “la dernière valse? Nous, on espère encore un prochain tour!
Une saxophoniste, Sophie Alour, et une cheffe d’orchestre, Maria Schneider, ont obtenu les récompenses les plus prestigieuses décernées par l’Académie du Jazz dans son palmarès 2020 dévoilé le 10 mars.
Le Prix Django Reinhardt, du musicien français de l’année, est allé à l’instrumentiste qui rejoint ainsi sur les tablettes de l’institution ses consœurs de la jazzosphère, Cécile McLorin Salvant (chant, 2017), Airelle Besson (trompette, 2014), Géraldine Laurent (saxophone, 2008), Sophie Domancich (piano,1999).
Saxophoniste et flutiste, Sophie Alour (46 ans) qui compte déjà une riche carrière depuis ses débuts sur scène au début des années 2000. s’est illustrée l’an passé par son dernier album, Joy (Music From Source) une rencontre entre jazz et musiques orientales avec la participation de joueurs d’oud (Mohamed Abozekry) et de derbouka (Wassim Halal).
Le Grand Prix de l’Académie (le meilleur disque de l’année) a consacré une œuvre magistrale, « Data Lords » (ArtistShare), double album composé et joué par le grand orchestre de la jazzwoman américaine Maria Schneider, évocation du monde actuel en deux parties (le monde naturel et le monde digital).
Une autre Jazzwoman s'est invitée au palmarès, la saxophoniste Tineke Postma, couronnée par le Prix du Musicien Européen de l'Année.
L’Académie du Jazz a également récompensé du Prix du Disque Français l’album Interplay (Trebim Music/L’autre distribution) de Diego Imbert (basse) et Alain Jean-Marie (piano) pour un hommage à Bill Evans et Scott LaFaro, et du Prix du Jazz Vocal, le chanteur franco-belge David Linx pour « Skin in the Game » (Cristal / Sony Music) qui a devancé les chanteuses Kandace Springs et Anne Ducros.
Deux géants disparus du jazz sont également à l’honneur du palmarès 2020 : Charles Mingus (Prix du Meilleur Inédit pour « Bremen 1964 & 1975 » Sunnyside / Socadisc), et Dexter Gordon (Prix du Livre de jazz pour « Dexter Gordon Sophisticated Giant » signé de sa veuve Maxine Gordon et publié dans sa version française aux Éditions Lenka Lente).
Crise sanitaire oblige, le vote des académiciens (près de 50 participants) s’est opéré par internet à la fin janvier. Quant à la cérémonie traditionnelle de remise des prix, donnant lieu à des prestations musicales des lauréats en présence d’invités de la communauté du jazz (en 2020 au Pan Piper, en 2019 à la Seine Musicale) elle a été remplacée par une présentation du palmarès lors d’une émission spéciale de Jazz à FIP à laquelle participait le Président de l’Académie du Jazz, François Lacharme. Hommage a été rendu à cette occasion à Claude Carrière, décédé le 20 février dernier, et qui présida l’Académie de 1993 à 2004.
Prix Django Reinhardt (musicien.ne français.e de l’année) SOPHIE ALOUR, saxophoniste.
Finalistes : Benjamin Moussay, Grégory Privat.
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Grand Prix de l’Académie du Jazz (meilleur disque de l’année) : Maria SCHNEIDER ORCHESTRA pour « Data Lords » (ArtistShare).
Finalistes : Joshua Redman / Brad Mehldau / Christian McBride / Brian Blade « Round Again » (Nonesuch / Warner Music) et Fred Hersch « Songs from Home » (Palmetto / L’autre distribution).
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Prix du Disque Français (meilleur disque enregistré par un musicien français) : Diego IMBERT / Alain JEAN-MARIE pour « Interplay » (Trebim Music / L’autre distribution).
Finalistes : Pierre de Bethmann « Essais / Volume 4 » (Aléa / Socadisc), Multiquarium Big Band (Charlier / Sourisse) « Remembering Jaco » (Naïve / Believe).
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Prix du Musicien Européen (récompensé pour son œuvre ou son actualité récente) : TINEKE POSTMA (saxophoniste néerlandaise).
Finalistes : Matthieu Michel, Andreas Schaerer.
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Prix du Meilleur Inédit : CHARLES MINGUS pour « Bremen 1964 & 1975 » (Sunnyside / Socadisc) .
Finalistes : Paul Desmond « The Complete 1975 Toronto Recordings » (Mosaïc), Art Blakey & The Jazz Messengers « Just Coolin’ » (Blue Note / Universal).
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Prix du Jazz Classique : GUILLAUME NOUAUX & THE STRIDE PIANO KINGS (Autoproduction).
Finalistes : Hot Sugar Band & Nicolle Rochelle « Eleanora, The Early Years of Billie Holiday » (CQFD / L’autre distribution), Dave Blenkhorn / Harry Allen « Under a Blanket of Blue » (GAC Records).
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Prix du Jazz Vocal : DAVID LINX pour « Skin in the Game » (Cristal / Sony Music).
Finalistes : Kandace Springs « The Woman who Raised Me » (Blue Note / Universal), Anne Ducros « Something » (Sunset Records / L’autre distribution).
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Prix Soul : DON BRYANT pour « You Make Me Feel » (Fat Possum).
Finalistes : Robert Cray « That’s What I Heard » (Thirty Tigers), Izo FiztRoy « How The Mighty Fall » (Jalapeno).
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Prix Blues : ANDREW ALLI pour « Hard Workin’ Man » (EllerSoul).
Finalistes : Shemekia Copeland « Uncivil War » (Alligator / Socadisc), Jimmy Johnson « Every Day Of Your Life » (Delmark / Socadisc).
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Prix du Livre de Jazz : MAXINE GORDON, Pour « Dexter Gordon Sophisticated Giant » (Éditions Lenka Lente).
Finalistes : David Koperhant / Bruno Guermonprez / Rebecca Zissmann « 59 rue des Archives » (Éditions ActuSF), Robert Palmer « Deep Blues» (Éditions Allia).
Célia Forestier (voix), François Forestier (guitare), Bruno Ducret (violoncelle), Vincent Girard (contrebasse), Rémy Kaprielan (batterie)
Renaison (Loire), juillet 2020
Label A part la Zic APLZ/1 / Inouïe distribution
La première plage commence tambour battant, et pourtant l'ensemble est teinté d'une espèce de délicieuse mélancolie à quoi il sera difficile de résister. Le nom du groupe, Komorebi, est un mot japonais réputé intraduisible que l'on dit exprimer 'les rayons du soleil qui filtrent au travers des feuilles des arbres'. L'éclat de la première plage (55 secondes!) résonne aux oreilles du vieux jazzophile déviant (que je suis) comme un souvenir de «Cinq Hops», formidable disque de Jacques Thollot (1978, avec la voix d'Elise Ross, qui n'était alors pas encore reconnue comme une grande voix de la musique classique et contemporaine) : élaboration harmonique, étrangeté du climat, présence de la voix multipliée par l'artifice du ré-enregistrement. Le décor est posé. La barre est placée haut, et l'ambition sera largement honorée. De plage en plage, on traverse des horizons de rock progressif, de pop (très) sophistiquée, d'improvisation hardie, voire de musique de chambre. Très belle voix, aux multiples atouts ; et l'instrumentation, très singulière, du groupe est l'un des facteurs de réussite de ce croisement stylistique. La qualité des instrumentistes renforce encore cette impression.
Original, très maîtrisé musicalement autant qu'esthétiquement : un vrai régal.
Lionel Belmondo, saxophoniste, et Stéphane, son cadet, trompettiste, reconstituent leur quintet pour un album (Brotherhood*) qui maintes fois reporté sort dans les bacs ces jours-ci. Ils se partagent les compositions (6 pour l’aîné et 2 pour son frère) dans cet hommage à leur père, saxophoniste et enseignant disparu en décembre 2019, qui constitue aussi un coup de chapeau à des musiciens qui les ont inspirés (Yusef Lateef, Wayne Shorter, Bill Evans, Woody Shaw). Avec les DNJ, Lionel Belmondo va plus loin sur ce disque aux accents hard-bop où l’esprit de John Coltrane n’est jamais bien loin.
DNJ : Cet album marque des retrouvailles familiales ? Lionel Belmondo : Exactement. Avec mon frère, en quintet, nous n’avions pas enregistré depuis 2009 et ‘Infinity Live’ (B-Flat). On est super-contents. C’est une équipe avec des copains. Il existe une grande complicité entre nous. Et puis (rires), les choses se font quand elles doivent se faire.
DNJ : C’est aussi un hommage à votre père Yvan, saxophoniste baryton qui vous avait incité à jouer de la musique, forcé peut-être ? LB : Forcés ? Jamais. Quand nous avons décidé d’arrêter l’école à 16 ans, notre père nous a dit : vous voulez faire de la musique, il n’y a pas de problème mais vous vous levez le matin et vous travaillez autant d’heures que si vous étiez à l’école. Si vous faites quelque chose vous le faites sérieusement. Mon père nous a bien aidés. A Solliès-Toucas (près de Toulon), où il est arrivé en 1971, il avait, à la demande de l’institutrice, commencé par donner quelques cours aux enfants du village. Et en fait, il a monté une école de vie plus qu’une école de musique (l’École Cantonale de Musique qu’il dirigea une dizaine d’années). « Il faut s’amuser sérieusement, disait-il, et transmettre de génération en génération ». C’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie.
DNJ : Dans cet album, vous dédiez un morceau à Yusef Lateef qui avait intégré votre groupe en 2005 (Influence. B-Flat) ? LB : Yusef, c’était un sage, et bien au-delà de la musique. Quand un journaliste lui avait demandé : « Pourquoi êtes-vous venu jouer avec les frères Belmondo , il avait répondu, je suis venu apprendre ». A cette époque, il avait 85 ans !. On a eu la chance de jouer avec lui pendant trois ans, en tournant dans le monde entier. C’était une grande leçon de musique parce qu’on jouait pratiquement les mêmes morceaux à chaque concert et à chaque fois, il nous emmenait vers une autre voie.
DNJ : Wayne Shorter est aussi à l’honneur ? LB : C’est chouette (sic) de rendre hommage à quelqu’un qui est vivant. C’est un grand maître qui continue à faire avancer l’histoire. Wayne Shorter est un moteur pour moi. Il n’a jamais un projet qui se ressemble et pourtant on constate une diversité cohérente entre tous ses projets.
DNJ : Le saxophoniste que vous êtes évoque aussi un trompettiste, Woody Shaw, et un pianiste, Bill Evans ? LB : Woody Shaw avait un système harmonique à lui -tout comme Booker Little- et qu’on a encore du mal à comprendre aujourd’hui. Nous l’avions rencontré : un grand monsieur. Quant au titre dédié à Bill Evans, il sonne un peu comme Erik Satie… et d’ailleurs le pianiste admirait Satie. Vous connaissez bien ma passion pour la musique française de la fin du 19 ème et du début du 20 ème siècle. (Les frères Belmondo ont consacré à cette période deux albums Hymne au soleil -2003- et Clair Obscur -2011- où figurent des compositions de Lili Boulanger, Satie, Fauré et Lionel a arrangé en 2019 des compositions de Ravel pour formation de jazz et orchestre symphonique pour une commande de l’orchestre symphonique d’Aquitaine et données uniquement en concert ).
DNJ : Cet album enregistré avant la crise du Covid-19 sort seulement aujourd’hui. Quand sera-t-il présenté sur scène ? LB : Cette musique doit s’écouter en direct. On est impatient de remonter sur scène. Nous allons jouer le 3 avril au Sunset dans le cadre de l’émission Jazz Club mais ce sera sans public ! Dans le même temps, je n’ai pas de commande pour des festivals mais je me suis « auto-commandé » trois projets. Mon père me disait toujours qu’il fallait avoir des projets en tête pour faire évoluer sa musique. Alors, je me mets à ma table chaque matin et je compose. Bien sûr, je me demande si je vais pouvoir apporter quelque chose de neuf. Yusef m’a dit un jour : « la musique ne nous appartient pas, elle n’appartient à personne, elle appartient à tout le monde ». Aussi je me lance (rires).
*Belmondo Quintet, ‘Brotherhood’, avec Lionel Belmondo (saxophones ténor et soprano, flûte), Stéphane Belmondo (trompette et bugle), Eric Legnini (piano), Sylvain Romano (contrebasse) et Tony Rabeson (batterie).
B-Flat, Jazz & People / PIAS..
Studio Gil Evans, Amiens, 20-22 janvier 2020.
Sortie le 12 mars.
A écouter également : Belmondo Family Sextet, ‘Mediterranean Sound’ (B-Flat/PIAS. 2013) comprenant notamment Lionel, Stéphane et Yvan.
Concert de présentation en direct du Sunside (75001) le 3 avril à 19 h dans l’émission d’Yvan Amar, Jazz Club, sur France Musique.
André Hodeir aurait eu 100 ans le 22 janvier dernier.
Jazz sur le Vif et l'Orchestre National de Jazz ont eu à cœur de célébrer ce grand musicien (également penseur de la musique, romancier, chroniqueur....). Patrice Caratini, qui avait créé sur scène en 1992 la partition d'Anna Livia Plurabelle (partition de 1966 exclusivement destinée à l'origine à un enregistrement de radio, pour l'ORTF), s'entend suggérer par Francis Capeau, membre très actif de l'Académie du Jazz, de créer un événement pour le centenaire du compositeur. Il faut se rappeler qu'André Hodeir fut le premier président de cette Académie à sa création en 1955. Patrice Caratini est l'homme de la situation : il avait collaboré activement avec le compositeur pour la création sur scène, en 1992, de cette partition, et pour un nouvel enregistrement l'année suivante, en 1993. Il avait également travaillé avec le compositeur, l'année de ses 90 ans en 2011, pour préparer un concert autour des pièces des années 50 et du début des années 60. J'avais eu le plaisir d'accueillir ce projet en décembre de cette année-là au studio 105 de Radio France, dans le cadre des concerts Jazz sur le Vif dont j'étais alors responsable. Hélas André Hodeir disparut début novembre et ne put assister à cet événement, mais son grand ami Martial Solal était au premier rang, revivant avec une vive émotion ces moments historiques dont il avait été le pianiste.
Patrice Caratini a donc su fédérer les énergies de l'ONJ, en la personne de son directeur artistique Frédéric Maurin, et de Radio France, incarné par Arnaud Merlin, responsable depuis 2015 des concerts Jazz sur le Vif, pour que cette partition revive à nouveau. Et après de studieuses répétitions, l'orchestre, le chef et les solistes se retrouvaient au studio 104 de la Maison de la Radio (et de la Musique) le 5 mars 2021 pour une répétition générale.
C'est dans ce studio (où Monk, Gillespie, Bill Evans, Stan Getz, Ahmad Jamal, Martial Solal, Hampton Hawes, Keith Jarrett et beaucoup d'autres ont joué) que le concert de 1992 avait eu lieu. Et c'est à quelques dizaines de mètres, dans le studio 106, que la version princeps, pour la radio (en partie francophone) puis pour le disque (intégralement en anglais), fut enregistrée. Le vent de la mémoire souffle dans les parages. Outre Patrice Caratini, artisan en 1992 de la première renaissance de cette partition, l'Orchestre compte en ses rangs Denis Leloup, déjà présent alors, et aussi sur le disque enregistré en 1993. Et la saxophoniste Christine Roch, qui officie également, à différents moments de la partition, à la clarinette, joue sur un instrument qui appartenait à Hubert Rostaing, compagnon de route de Django Reinhardt, mais aussi d'André Hodeir, avec lequel il enregistra au fil des années, de 1949 jusqu'aux années 60. Et Hubert Rostaing jouait sur la version princeps de 1966. : vertige de l'histoire....
Les Mécanos de la Générale
Pendant la balance du vendredi soir, qui précède la répétition générale, les techniciens s'affairent pour régler la sonorisation de façade, le son pour la diffusion radio en direct, et aussi la qualité et le niveau des retours sur scène, pour que les artistes puissent s'écouter avec le maximum de confort. Instrumentistes et chanteuses sont aussi dans la mécanique de haute précision : on travaille les dynamiques, les nuances, l'expressivité ; on jongle avec les vertiges rythmiques de la partition. Tout le monde est au cœur du mystère, qu'il faut rendre limpide. Cette œuvre est une sorte de cantate profane où les voix occupent le centre du propos musical. Voici comment André Hodeir décrivait leur mise en œuvre dans le texte de la première édition française sur disque, en 1971.
Il fait référence aux deux vocalistes de cette première version : Monique Aldebert, ancienne membre des Double Six de Mimi Perrin, et qui allait ensuite faire carrière aux USA avec son mari Louis Aldebert avec un duo intitulé 'The Aldeberts' ; quant à Nicole Croisille, si elle va connaître à cette époque une grande notoriété avec le cha-bada-bada du film de Lelouch, elle livrera aussi peu après une chanson d'une belle intensité soul sous le pseudonyme de Tuesday Jackson....
La répétition générale va commencer devant un public limité par les règles sanitaires : des professionnels, qui sont aussi souvent des amis : Philippe Arrii-Blachette, qui avait suscité la reprise de 1992 avec son ensemble de musique contemporaine Cassiopée, et le renfort d'une tribu de gens du jazz ; Pierre Fargeton, qui a consacré sa thèse à la musique d'André Hodeir, et a publié une somme intitulée André Hodeir,le jazz et son double (éd. Symétrie, 2017) qui fait référence et nourrit la passion des amateurs (dont je suis) ; Martine Palmé, qui accompagna durant de longues années l'activité professionnelle de Patrice Caratini ; et quelques autres ami.e.s.
C'est maintenant la répétition générale : tous et toutes en concentration maximale, sur scène comme dans la salle. C'est parti ! Les versions sur disque (l'originale comme la reprise) commençaient en anglais : «O tell me all about Anna Livia». Cette fois est donnée la version radiophonique, bilingue, telle que diffusée à la fin de l'hiver 1967-68, en simultané sur France Musique (en stéréo) et sur France Culture (en mono). Le texte de présentation du speaker de l'époque, diction Comédie Française garantie (telle qu'elle s'était figée à la fin des années 40....), est d'ailleurs reproduit sur le programme qui nous est remis, et qui sera aussi distribué demain aux happy few conviés pour le direct (lien en bas de l'article).
Un accord de La majeur (si mon oreille très très relative n'est pas en panne.....) et «O-O, dis moi tout.... d'Anna Livia» : le voyage commence. Je vous le raconterai plus en détail après le concert de demain. Pour l'heure sachez que, n'ayant volontairement pas réécouté ces dernières semaines les versions phonographiques de cette œuvre que j'ai souvent écoutée, j'ai eu l'impression à la générale de découvrir une nouvelle musique, une impression de fraîcheur, de première fois : le Bon-heur ! Puis j'ai couru vers le métro Ranelagh. Le RER qui me ramène habituellement dans ma banlieue pas si lointaine est supprimé ce soir après 22h30. Alors c'est ligne 9 jusqu'à République, Ligne 5 jusqu'à Bobigny, puis bus 303 pour gagner le bercail. Je suis venu en début de soirée en une heure. Il me faudra près de deux heures pour rentrer. Ainsi va la vie.... et l'amour de la musique !
Retour à la Maison de la Radio le lendemain pour le concert à huis clos, dont la seconde partie sera en direct sur France Musique
Orchestre National de Jazz
Direction artistique Frédéric Maurin
Patrice Caratini (direction) «Autour du Jazz groupe de Paris»
Julien Soro & Rémi Sciuto (saxophones altos), Fabien Debellefontaine & Matthieu Donarier (saxophones ténors), Thomas Savy (saxophone baryton), Claude Egea & Sylvain Bardiau (trompettes), Denis Leloup, Bastien Ballaz & Daniel Zimmermann (trombones), Robin Antunes (violon), Stéphan Caracci (vibraphone), Benjamin Garson (guitare), Raphaël Schwab (contrebasse), Julie Saury (batterie)
Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 6 mars 2021, 17h30
Retour au studio 104, vers 15h30, pour la balance de la première partie. En effet, avant le direct de 19h pour Anna Livia Plurabelle, le programme prévoit un florilège du répertoire d'André Hodeir pour son Jazz Groupe de Paris, formation à géométrie variable qui joua sa musique au fil des années 50.
Là encore, on peaufine le son, les détails musicaux, et après une pause le concert commence. Quatre pièces du Jazz Groupe de Paris, plus un thème de Monk (musicien cher à Hodeir) et deux variations sur un standard qu'André Hodeir avait métamorphosé sous le titre On a Standard. Le set commence avec On a Blues (forme chère au compositeur), un arrangement assez West Coast sur la forme blues. On est tout de suite dans le bain, le plaisir de jouer transpire à chaque mesure : non seulement les musiciens aiment la musique qu'ils jouent, mais ce concert est aussi une bouffée d'air frais en temps d'embargo sur la musique vivante. Puis c'est Evanescence, enregistré deux ans plus tard par le Jazz Groupe. C'était pour Hodeir un hommage à Gil Evans. Les couleurs sont là, et les nuances qui les font vivre. Le groupe s'est légèrement modifié. Au fil du programme la nomenclature évolue, et les solistes vont se relayer, d'un titre à l'autre. Voici maintenant, issu du Kenny Clarke's Sextet (millésime 1956), Oblique. L'original était avec piano mais, comme l'explique avec humour Patrice Caratini, Martial Solal n'était pas libre ce soir. Ce sera donc un sextette avec vibraphone. Là encore on n'est pas dans la musique embaumée : l'hommage est plus que vivant, et inventif. Pour compléter ce programme, Patrice Caratini a prévu une sorte d'interlude, un duo qui associe deux musiciens qui constituent la jeune garde émergente du jazz : le violoniste Robin Antunes et le guitariste Benjamin Garson. Le thème choisi est Think of One, de Thelonious Monk, merveille de forme déstructurée (ou déstructurante) : le duo s'en donne à cœur joie, accentuant autant qu'il est possible le goût du discontinu et de l'imprévu. Et pour conclure cette première partie de soirée, ce sera une promenade autour de Night and Day : deux variations que conclura On a Standard d'André Hodeir, bâti précisément sur la structure de Night and Day. Grand envol improvisé de Matthieu Donarier au ténor, suivi d'une déambulation sophistiquée de Denis Leloup entre les différents tropismes du jazz. On se régale. Le guitariste va dans son solo jouer 'dedans-dehors', une partie de cache-cache avec les harmonies avec une très créative cohérence. Nouvel échange entre sax et trombone, et un solo de contrebasse qui commence, me semble-t-il, par l'évocation très furtive (phantasme de jazzophile névrosé ?) du démarquage d'un autre standard, Bird of Paradise, formé sur le canevas de All The Things You Are. Et un solo de batterie nous ramène vers Hodeir et son On A Standard, où l'amateur retrouve sans peine la trace de Night and Day : c'est un peu comme lorsque l'on entre dans un club pendant un chorus. La ligne harmonique porte le souvenir du thème, et l'auditeur se sent chez lui après quelques mesures.... Fin de la première partie : une demi-heure de pause et l'on reviendra pour le re-création d'une œuvre mythique
Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 6 mars 2021, 19h
Branle-bas de combat, c'est l'heure du direct. Et la Ministre de la Culture est venue écouter la phalange jazzistique nationale, qui pour la circonstance rassemble des musiciennes et musiciens de diverses générations et divers univers esthétiques. Plaisir de voir que Catherine Delaunay, qui ne connaissait pas Julie Saury est ravie de partager la scène avec elle. On retrouve là cette pertinence du directeur artistique Frédéric Maurin qui, loin de monopoliser l'outil à son profit, a dès le départ accueilli des compositeurs et des chefs pour donner à l'outil son plein sens, variant aussi le recrutement en fonction des programmes. Il confère ainsi à cette institution sa pleine légitimité. L'orchestre est étoffé à la mesure de ce qu'exige la partition : 22 instrumentistes, un chef invité et deux chanteuses bien choisies, autant pour leurs qualités vocales que pour leur sens de l'interprétation et leur connaissance de l'idiome.
Le choix est de revenir à la version originelle, celle diffusée à la radio, qui associait texte francophone et texte original en anglais. La participation prévue à l'époque pour participer au Prix Italia exigeait qu'une partie se fît dans la langue de la radio participante (l'ORTF). Une distraction bureaucratique fit que la France, membre du jury, ne pouvait présenter un projet, et la commande passée au compositeur ne put concourir comme souhaité.... L'enregistrement eut lieu en 1966 (l'orchestre d'abord, et les voix ensuite), et André Hodeir, déçu de voir le projet sans prolongement, sollicita son ami John Lewis, lequel pouvait favoriser une édition phonographique états-unienne, mais en anglais exclusivement. Les chanteuses enregistrèrent donc à nouveau les passages qui étaient en français, cette fois dans leur idiome d'origine. Et les éditions ultérieures, ainsi que la reprise en 1992-93, firent de même.
Cette nouvelle mouture retrouve donc le bilinguisme. Avec le texte de la traduction publiée par Gallimard en 1962, aux côtés d'autres extraits de Finnegan's Wake traduits par André du Bouchet. La traduction utilisée, s'efforçant de transcrire dans notre langue les inventions lexicales de James Joyce, était le fruit de la collaboration de Samuel Beckett, Eugène Jolas, Adrienne Monnier et quelques autres, sous la supervision de Joyce lui-même.
Le concert commence à l'heure dite pour le direct. Dès les premières mesures, je jubile. Je retrouve le plaisir de la veille, augmenté peut-être par l'urgence de la première et du direct. Les deux chanteuses, dans ce début en une sorte de parlé-chanté, interprètent, et qui plus est incarnent, le dialogue des lavandières. Les jeux de rythmes sont permanents. Tantôt la musique épouse la prosodie du texte, tantôt les rythmes s'opposent, se syncopent avec audace et virtuosité. On est happé. Les musiciens sont pleinement investis. Le chef est au cœur de la musique. Les interventions solistes des instruments, qui sont en dialogue permanent avec le texte, ses accents, son rythme, sont d'une expressivité folle. Les séquences se suivent, parfois dans des liaisons abruptes, principe même de cette œuvre qui n'aspire pas au confort mais à la jubilation. Comme la veille, je goûte les joies de l'inconnu sur ce terrain qui m'est un peu familier, à l'affût d'une pépite ignorée dans le passé par mon oreille distraite, mais aussi révélée par la force de cette interprétation collective. Orchestre impeccable, chanteuses en quasi lévitation. Pendant quelques instants j'ai senti chez la mezzo la fatigue d'une voix éprouvée la veille par une générale très généreuse, mais en un clin d'œil son diapason retrouva ses marques et son timbre sa densité. Très grand moment de musique collective, avec mention spéciale aux deux chanteuses, et aux instrumentistes solistes, notamment Catherine Delaunay qui nous enchanta par son expressivité déjà légendaire. Quant à Patrice Caratini, il fut l'âme de ce projet. Son art consommé de fédérer dans l'intensité et l'excellence, avec une précision toujours amicale et bienveillante, force plus que le respect : l'admiration. Du fond du cœur, merci pour ce grand moment de musique qui devait se conclure dans l'extrême intensité d'une invocation à la nuit.
A lire les notes de pochettes rédigées par Jonathan Orland lui même, on comprend ce qui constitue la force de la musique de son quartet: un jazz sans affèterie, asssez loin de ce que l’on entend dans le registre des musiques actuelles. Avec ce quatrième album depuis l’inaugural Homes en 2012, on remarquera qu’il n’ a pas souvent enregistré avec la même formation, comme pour marquer une étape dans son évolution, de sa quête musicienne. Mais il a su se constituer des partenaires complices au fil du temps et dans ce “Something joyful” qui se voudrait “something else”, le groupe soudé a un tel plaisir à jouer ensemble que cela s’entend au long de l’album d’une grande fluidité.
Une bande-son que l’on écouterait bien volontiers dans un club, qui démarre en fanfare, avec “Someting joyful”. Car enfin, le titre de l’album et de la première compo fait référence à la joie de jouer du jazz avec des musiciens amis, le jazz étant la musique qui advient “hic et nunc”. Ce qui tranche avec l’atmosphère pesante de cette année de pandémie. Un jeu instrumental clair, où, si la virtuosité n’est pas essentielle, la musique n’a de simple que l’apparence. Les dix compositions s’enchaînent en variant les rythmes et les couleurs, déroulant un fil narratif précis. Ce qui permet d’admirer la classe de Yoni Zelnik à la contrebasse et d’Ariel Tessier aux drums et le talent pianistique d’ Olivier Hutman qui a composé un morceau entraînant, lors d’une tournée en Chine du sud à Zhuhai “A night in Zhuhai”. Sans approcher la folie du bop de “A night in Tunisia”, ça swingue drôlement bien! Le phrasé langoureux et lyrique de l’altiste est soutenu par l’énergie rythmique du pianiste, parfait contrepoint. Assez énigmatique avec (“Oops” ), on retrouve le sens et le goût de ballades atmosphériques, comme ce “Petit ballon” qui roule sans se presser, en laissant advenir la beauté des textures et du timbre du saxophoniste alto, mordant, précis, limpide.
Si le jeune saxophoniste n’a pas perdu ses repères, pourtant écrasants, Ornette Coleman et Cannonball Adderley, il leur tire sa révérence et travaille à son propre style, sans maniérisme. On l’attend justement au tournant des standards-il n’ y en a que deux sur les 10 titres qu’il a composés majoritairement). Que ce soit “How about you?” du grand Burton Lane (comédies musicales et films) créé pour une comédie de 1940, Babes on arms avec le couple d’enfants-vedette Judy Garland et Mickey Rooney, repris aussi par Sinatra à ses débuts avec l’orchestre de Tommy Dorsey ou l’immortel “Day Dream” de Billy Strayhorn, l’alter ego du Duke, le quartet les reprend avec une science des standards de la grande époque et une maîtrise rare en changeant le tempo, l’atmosphère sans dénaturer la mélodie chantée à l’époque. Sans cliché où le swing constant n’est jamais forcé. Un album et un groupe recommandé vivement!
Un duo toujours surprenant que celui du pianiste Matthew Bourne et du poly-anchiste Laurent Dehors. On se souvient de leurs Chansons d’amour, déjà chez Emouvance, en 2012, qui nous prenait à revers, ne détournant pas précisément de belles mélodies trop connues (à l’exception de “La Vie en Rose”).
Dans ce CD au titre étrange, entretenant un certain mystère, jusqu'à la forme définitive, qui sonne bien au demeurant, on retrouve une prédilection pour des formes courtes, libres, ouvertes, ciselées, qui s’enchaînent sur près d’une heure. Les rêves ont une voix, et la musique se crée à chaque instant, travaillée, composant avec la douce folie de l’un qui plaît toujours à la démesure de l’autre. Tous deux sur le fil, instables et touchants : leur proximité musicale les met en état d’éveil, les fait vibrer naturellement et ils utilisent le langage musical pour révéler un peu de leur vérité.
Matthew Bourne qui sait se mesurer au silence, se lancer dans des expérimentations, attise la curiosité et l’inspiration de son complice. Un thème “Outré” revient par trois fois, leitmotiv propice à l’improvisation du duo. Qualificatif qui convient bien à Laurent Dehors, volontiers excessif, qui passe souvent les bornes (prescrites par la raison) même si dans cet album, selon les notes de JP Ricard, il consent à nous livrer la part la plus sensible de lui même. Sans qu’il y ait une mélodie au sens strict, ces échappées ardentes, âpres, souvent mélancoliques qui exceptionnellement s'étirent sur près de 7 minutes dans “Voix”, élaborent un vrai dialogue entre un piano sensible et une clarinette qui chante. Une sobriété de bon aloi, poétique et singulière. Dehors ne nous livre-t-il pas en effet sa part de l’ombre, masquée souvent par ses fantaisies, élucubrations gestuelles et instrumentales, quand il se jette dans la musique, essaie tous ses instruments, sort de la cornemuse un son aigre, persistant qui vrille volontiers les tympans. Il aime se pousser dans les aigus, travaille toujours sur les textures, les timbres, les accidents sonores, et en premier, ce matériau extraordinaire qu’est le souffle comme dans cette miniature précieuse, “Soliloquy”.
Matthew Bourne utilise les cordes du piano dans un “From nature to robots” très explicite avec cette sensation de pluie qui tombe comme des cordes ( pour une fois, le français l’emporte sur le nonsensique “It’s raining cats and dogs”). Mais dans “Je pense à toi”, très simplement, se retrouve une chanson d’amour avec un thème délicatement impressionniste rehaussé de touches légères et vives de clarinette. Bourne pourrait comme Dehors qui a écrit une “ A Short history of clarinette”, en faire de même avec son instrument, un piano intelligent qu’il révèlerait dans tous ses éclats, états.
On arrive, dans une sorte de vertige, à la fin du CD et au titre éponyme, toujours aussi obscur -mais d’ailleurs que veut dire la première plage “The eight veil” (celui de l’ambigüité?) d’après la Salomé de Wilde, ou d’une composition de Billy Strayhorn pour un Duke Ellington en grande formation? Ce qui sied à ce climat résolument minimaliste, équilibré néanmoins par des échos de jazz outrés.
Michel Portal (clarinettes, saxophone soprano), Bojan Z (piano et claviers), Nils Wogram (trombone), Bruno Chevillon (contrebasse) et Lander Gyselinck (batterie).
Studio Gil Evans, Amiens, 26-29 juin 2020.
Label Bleu/L’autre distribution. Sortie le 5 mars 2021.
Quoi de neuf ? Michel Portal. Longtemps absent des bacs, le poly-instrumentiste éternel rebelle nous revient sur les deux terrains qu’il parcoure avec la même perspicacité : la musique la plus classique (Bach, Telemann, Stamitz...) où le premier prix de clarinette du conservatoire (1959) échange avec un homologue, Paul Meyer (Double. Alpha Classics - Outhere Music), et le jazz qu’il retrouve pour son premier album depuis 'Baïlador' (Emarcy-Universal.2011) avec MP85 (Label Bleu) clin d’œil à son état civil (né le 27 novembre 1935).
Tel est Michel Portal qui se caractérise par son « intranquillité » selon l’expression de son ami le photographe Guy Le Querrec.
Toujours prêt à en découdre, il conduit là une petite formation où se mêlent « anciens » camarades ( Bojan Z au piano, Bruno Chevillon à la contrebasse) et « modernes » dans le sens de complices récents (Nils Wogram, tromboniste allemand, et Lander Gyselinck, batteur belge). Et pour bien marquer son engagement, Michel Portal signe sept des dix titres présentés et insère un chant de sa terre basque natale (Euskal Kantua).
La fougue et la liberté d’expression sont au rendez-vous. L’artiste a dominé l’appréhension qui le taraudait lors de son entrée en studio en juin dernier. « Faire ce disque, déclarait-il à Jazz Magazine, m’a redonné le goût de la musique que j’avais perdu en partie, et par là-même une forme d’espoir. J’ai senti que la musique était encore possible et qu’on allait finir par s’en sortir ».
On retrouve ici l’interprète sans interdits ni frontières, le compositeur sensible (un peu méconnu) de musiques de films (‘Le retour de Martin Guerre’, ‘Max mon amour’…) dans ses envolées, dans ses joutes avec un tromboniste au sommet de son art.
Michel Portal, qui abhorre « réciter sa leçon » nous conduit sur les chemins de la spontanéité créative avec un entrain juvénile de toute beauté.
Joachim Kühn (piano Steinway), ‘Touch the Light’.
Salinas Studio, Ibiza (Espagne), août 2019-octobre 2020.
ACT - ACT 9766-2. (également disponible en vinyl, ACTLP 9766-1).
Sortie le 26 février.
Le piano solo est loin d’être une nouveauté pour Joachim Kühn. Sans remonter à sa prime jeunesse (il donna son premier concert à 6 ans dans des œuvres de Robert Schumann), son premier album sous ce format, produit en France, remonte à 1971 et plus récemment l’amateur de jazz aura remarqué deux prestations discographiques : ‘Free Ibiza’ (2011 chez OutNote Records) et ‘Melodic Ornette Coleman’ (2019 chez ACT).
Sur ce dernier label, le pianiste propose aujourd’hui un album uniquement consacré à des ballades.
Après un moment d’hésitation (« Peut-être quand j’aurai 90 ans !»), Joachim Kühn a accepté la suggestion du patron-fondateur d’ACT, son compatriote allemand Siggi Loch. Dès lors, il s’est mis au piano (un Steinway) dans sa maison d’Ibiza surplombant la mer où il réside depuis près de trente ans. « Je peux jouer et composer sept à huit heures par jour sans déranger les voisins », nous confiait-il en 2012 (in ‘Paroles de Jazz’, Editions Alter Ego).
Loin du bruit de la ville, il a ainsi enregistré une quarantaine de titres en quinze mois dont treize ont été retenus. Des pièces de courte durée (à peine 5 minutes pour la plus longue) qui forment une œuvre polymorphe, sorte de voyage rétrospectif dans la carrière d’un musicien actif sur la scène du jazz depuis un bon demi-siècle :
- Des hommages à Joe Zawinul (qui le distingua lors d’un concours à Prague en 1968), et à Gato Barbieri qui l’engagea pour la BO du ‘Dernier Tango à Paris’ (1972),
- des reprises de Mal Waldron (‘Warm Canto’) ou Bill Evans (‘Peace Piece’),
- Une excursion dans la pop (‘Purple Rain’ de Prince) ou les musiques du monde (Milton Nascimento et Bob Marley),
- Une reprise de Beethoven (Symphony No. 7, Allegretto)
... Et bien sûr des compositions personnelles dont ‘Touch the Light’, qui donne son nom au disque et évoque un coucher de soleil sur la Méditerranée des Baléares.
Pianiste fougueux dans sa période free jazz -aux côtés par exemple d’Aldo Romano, Archie Shepp ou encore Ornette Coleman- il n’a jamais trahi la fibre romantique de ses jeunes années à Leipzig. Il nous en donne ici une preuve incontestable faisant montre d’une sensibilité qui ne tombe jamais dans la sensiblerie. Une heure de grâce absolue.
Quatrième album depuis One Way, pour ce jeune batteur trentenaire, qui s’est forgé une identité musicale en devenant songwriter pour un superbe quintet autour de la chanteuse suédoise, Isabel Sörling, musicienne à part entière dans la formation. Sorti sur le label de Tony Paeleman avec lequel le batteur se sent des affinités depuis le CNSM, ce Turn the sun to green est un album-portrait original qui a un effet instantané qui ne s’estompe pas. Si le titre peut évoquer fugitivement Soleil vert, il s’agirait plutôt du Rayon Vert de Rohmer…ce qui se justifie d’autant plus par le choix de la chanteuse que la lumière ne peut qu’intéresser, vu ses origines scandinaves, mais aussi par sa réflexion sur la bioluminescence. En tous les cas, (r)éveiller l’imaginaire de l’auditeur est une qualité précieuse qui manque à beaucoup de musiques actuelles. Et fait retour ici avec un certain succès. Cet album paraît résolument pop, avec des accents folk, cette pop anglo-saxonne qui tourne autour du pouvoir hypnotique des chansons, ces petits bouts d’éternité comme le composaient à la belle époque, les Paul Simon ou Joni Mitchell.
Guilhem Flouzat porte autant de soin aux paroles et à l’écriture (“Letter” inspirée d’Henri Michaux) qu’aux musiques qui leur servent d’écrin: un équilibre entre des mots qui habitent le sens et la voix juste, qui habite la mélodie. Sept chansons portées par la voix étrange, fraîche, lumineuse et souvent haut perchée, voire irréelle de la Suédoise, une sacrée improvisatrice qui explore ici les questionnements d’une vie d’homme, qui ne fait que commencer, dans “Thirty one”. Ouverte à tous les possibles, la ballade de l’amour et du désir dans “Hold back”. Des contenus qui peuvent aussi prendre la forme d’un imaginaire d’enfant (existant ou à venir) dans “Mermaids and Marbles”, évoquant le babil de marmots, l’univers ludique de billes de toutes formes.
Une atmosphère dans laquelle on se sent à l’aise dès la peinture de Marie Larrivée sur la pochette, alors que la musique prend de plus en plus d’importance à mesure que file la voix de la chanteuse, fascinante, à laquelle on s’habitue pour se concentrer ensuite sur l’habillage musical différent de chaque pièce. L’envers du décor se précise, on prête de plus en plus d’intérêt à l’interaction entre le piano toujours élaboré et insolite de Laurent Coq (décidément trop rare), la guitare de Ralph Avital qui sait dialoguer à merveille avec lui depuis longtemps, et brosse des arrière-plans frémissants, la rythmique jamais intrusive mais solide ( le marching band dans “Colors” ) de la basse de Desmond White et du drumming souple, rebondissant du leader. Avec des dynamiques extrêmes, un sens aiguisé des silences, de l’ellipse, d’un vide qui deviendrait ainsi plein.
Guilhem Flouzat utilise pour donner plus de mystère à l’orchestration, un instrument appelé, “un prophète”, synthétiseur “emprunté”chez Isabelle Sörling. Comme s’il avait utilisé, arrangé sa musique depuis sa chambre sur sa petite table à New York, où il est resté 7 ans. Un bricolage heureux, enregistré en un jour seulement, ce qui confère à l’album une belle continuité, une texture de performance acoustique. Le résultat garde un aspect volontiers artisanal, simplement efficace, très “inviting”: voilà un album qui a la bonne longueur, d’une grande fluidité, soyeux, délicat. Une cohérence stylistique précise et précieuse. Plus que prometteur, vivement conseillé en ces temps que l’on voudrait plus confiants et printaniers!