Un duo toujours surprenant que celui du pianiste Matthew Bourne et du poly-anchiste Laurent Dehors. On se souvient de leurs Chansons d’amour, déjà chez Emouvance, en 2012, qui nous prenait à revers, ne détournant pas précisément de belles mélodies trop connues (à l’exception de “La Vie en Rose”).
Dans ce CD au titre étrange, entretenant un certain mystère, jusqu'à la forme définitive, qui sonne bien au demeurant, on retrouve une prédilection pour des formes courtes, libres, ouvertes, ciselées, qui s’enchaînent sur près d’une heure. Les rêves ont une voix, et la musique se crée à chaque instant, travaillée, composant avec la douce folie de l’un qui plaît toujours à la démesure de l’autre. Tous deux sur le fil, instables et touchants : leur proximité musicale les met en état d’éveil, les fait vibrer naturellement et ils utilisent le langage musical pour révéler un peu de leur vérité.
Matthew Bourne qui sait se mesurer au silence, se lancer dans des expérimentations, attise la curiosité et l’inspiration de son complice. Un thème “Outré” revient par trois fois, leitmotiv propice à l’improvisation du duo. Qualificatif qui convient bien à Laurent Dehors, volontiers excessif, qui passe souvent les bornes (prescrites par la raison) même si dans cet album, selon les notes de JP Ricard, il consent à nous livrer la part la plus sensible de lui même. Sans qu’il y ait une mélodie au sens strict, ces échappées ardentes, âpres, souvent mélancoliques qui exceptionnellement s'étirent sur près de 7 minutes dans “Voix”, élaborent un vrai dialogue entre un piano sensible et une clarinette qui chante. Une sobriété de bon aloi, poétique et singulière. Dehors ne nous livre-t-il pas en effet sa part de l’ombre, masquée souvent par ses fantaisies, élucubrations gestuelles et instrumentales, quand il se jette dans la musique, essaie tous ses instruments, sort de la cornemuse un son aigre, persistant qui vrille volontiers les tympans. Il aime se pousser dans les aigus, travaille toujours sur les textures, les timbres, les accidents sonores, et en premier, ce matériau extraordinaire qu’est le souffle comme dans cette miniature précieuse, “Soliloquy”.
Matthew Bourne utilise les cordes du piano dans un “From nature to robots” très explicite avec cette sensation de pluie qui tombe comme des cordes ( pour une fois, le français l’emporte sur le nonsensique “It’s raining cats and dogs”). Mais dans “Je pense à toi”, très simplement, se retrouve une chanson d’amour avec un thème délicatement impressionniste rehaussé de touches légères et vives de clarinette. Bourne pourrait comme Dehors qui a écrit une “ A Short history of clarinette”, en faire de même avec son instrument, un piano intelligent qu’il révèlerait dans tous ses éclats, états.
On arrive, dans une sorte de vertige, à la fin du CD et au titre éponyme, toujours aussi obscur -mais d’ailleurs que veut dire la première plage “The eight veil” (celui de l’ambigüité?) d’après la Salomé de Wilde, ou d’une composition de Billy Strayhorn pour un Duke Ellington en grande formation? Ce qui sied à ce climat résolument minimaliste, équilibré néanmoins par des échos de jazz outrés.
Michel Portal (clarinettes, saxophone soprano), Bojan Z (piano et claviers), Nils Wogram (trombone), Bruno Chevillon (contrebasse) et Lander Gyselinck (batterie).
Studio Gil Evans, Amiens, 26-29 juin 2020.
Label Bleu/L’autre distribution. Sortie le 5 mars 2021.
Quoi de neuf ? Michel Portal. Longtemps absent des bacs, le poly-instrumentiste éternel rebelle nous revient sur les deux terrains qu’il parcoure avec la même perspicacité : la musique la plus classique (Bach, Telemann, Stamitz...) où le premier prix de clarinette du conservatoire (1959) échange avec un homologue, Paul Meyer (Double. Alpha Classics - Outhere Music), et le jazz qu’il retrouve pour son premier album depuis 'Baïlador' (Emarcy-Universal.2011) avec MP85 (Label Bleu) clin d’œil à son état civil (né le 27 novembre 1935).
Tel est Michel Portal qui se caractérise par son « intranquillité » selon l’expression de son ami le photographe Guy Le Querrec.
Toujours prêt à en découdre, il conduit là une petite formation où se mêlent « anciens » camarades ( Bojan Z au piano, Bruno Chevillon à la contrebasse) et « modernes » dans le sens de complices récents (Nils Wogram, tromboniste allemand, et Lander Gyselinck, batteur belge). Et pour bien marquer son engagement, Michel Portal signe sept des dix titres présentés et insère un chant de sa terre basque natale (Euskal Kantua).
La fougue et la liberté d’expression sont au rendez-vous. L’artiste a dominé l’appréhension qui le taraudait lors de son entrée en studio en juin dernier. « Faire ce disque, déclarait-il à Jazz Magazine, m’a redonné le goût de la musique que j’avais perdu en partie, et par là-même une forme d’espoir. J’ai senti que la musique était encore possible et qu’on allait finir par s’en sortir ».
On retrouve ici l’interprète sans interdits ni frontières, le compositeur sensible (un peu méconnu) de musiques de films (‘Le retour de Martin Guerre’, ‘Max mon amour’…) dans ses envolées, dans ses joutes avec un tromboniste au sommet de son art.
Michel Portal, qui abhorre « réciter sa leçon » nous conduit sur les chemins de la spontanéité créative avec un entrain juvénile de toute beauté.
Joachim Kühn (piano Steinway), ‘Touch the Light’.
Salinas Studio, Ibiza (Espagne), août 2019-octobre 2020.
ACT - ACT 9766-2. (également disponible en vinyl, ACTLP 9766-1).
Sortie le 26 février.
Le piano solo est loin d’être une nouveauté pour Joachim Kühn. Sans remonter à sa prime jeunesse (il donna son premier concert à 6 ans dans des œuvres de Robert Schumann), son premier album sous ce format, produit en France, remonte à 1971 et plus récemment l’amateur de jazz aura remarqué deux prestations discographiques : ‘Free Ibiza’ (2011 chez OutNote Records) et ‘Melodic Ornette Coleman’ (2019 chez ACT).
Sur ce dernier label, le pianiste propose aujourd’hui un album uniquement consacré à des ballades.
Après un moment d’hésitation (« Peut-être quand j’aurai 90 ans !»), Joachim Kühn a accepté la suggestion du patron-fondateur d’ACT, son compatriote allemand Siggi Loch. Dès lors, il s’est mis au piano (un Steinway) dans sa maison d’Ibiza surplombant la mer où il réside depuis près de trente ans. « Je peux jouer et composer sept à huit heures par jour sans déranger les voisins », nous confiait-il en 2012 (in ‘Paroles de Jazz’, Editions Alter Ego).
Loin du bruit de la ville, il a ainsi enregistré une quarantaine de titres en quinze mois dont treize ont été retenus. Des pièces de courte durée (à peine 5 minutes pour la plus longue) qui forment une œuvre polymorphe, sorte de voyage rétrospectif dans la carrière d’un musicien actif sur la scène du jazz depuis un bon demi-siècle :
- Des hommages à Joe Zawinul (qui le distingua lors d’un concours à Prague en 1968), et à Gato Barbieri qui l’engagea pour la BO du ‘Dernier Tango à Paris’ (1972),
- des reprises de Mal Waldron (‘Warm Canto’) ou Bill Evans (‘Peace Piece’),
- Une excursion dans la pop (‘Purple Rain’ de Prince) ou les musiques du monde (Milton Nascimento et Bob Marley),
- Une reprise de Beethoven (Symphony No. 7, Allegretto)
... Et bien sûr des compositions personnelles dont ‘Touch the Light’, qui donne son nom au disque et évoque un coucher de soleil sur la Méditerranée des Baléares.
Pianiste fougueux dans sa période free jazz -aux côtés par exemple d’Aldo Romano, Archie Shepp ou encore Ornette Coleman- il n’a jamais trahi la fibre romantique de ses jeunes années à Leipzig. Il nous en donne ici une preuve incontestable faisant montre d’une sensibilité qui ne tombe jamais dans la sensiblerie. Une heure de grâce absolue.
Quatrième album depuis One Way, pour ce jeune batteur trentenaire, qui s’est forgé une identité musicale en devenant songwriter pour un superbe quintet autour de la chanteuse suédoise, Isabel Sörling, musicienne à part entière dans la formation. Sorti sur le label de Tony Paeleman avec lequel le batteur se sent des affinités depuis le CNSM, ce Turn the sun to green est un album-portrait original qui a un effet instantané qui ne s’estompe pas. Si le titre peut évoquer fugitivement Soleil vert, il s’agirait plutôt du Rayon Vert de Rohmer…ce qui se justifie d’autant plus par le choix de la chanteuse que la lumière ne peut qu’intéresser, vu ses origines scandinaves, mais aussi par sa réflexion sur la bioluminescence. En tous les cas, (r)éveiller l’imaginaire de l’auditeur est une qualité précieuse qui manque à beaucoup de musiques actuelles. Et fait retour ici avec un certain succès. Cet album paraît résolument pop, avec des accents folk, cette pop anglo-saxonne qui tourne autour du pouvoir hypnotique des chansons, ces petits bouts d’éternité comme le composaient à la belle époque, les Paul Simon ou Joni Mitchell.
Guilhem Flouzat porte autant de soin aux paroles et à l’écriture (“Letter” inspirée d’Henri Michaux) qu’aux musiques qui leur servent d’écrin: un équilibre entre des mots qui habitent le sens et la voix juste, qui habite la mélodie. Sept chansons portées par la voix étrange, fraîche, lumineuse et souvent haut perchée, voire irréelle de la Suédoise, une sacrée improvisatrice qui explore ici les questionnements d’une vie d’homme, qui ne fait que commencer, dans “Thirty one”. Ouverte à tous les possibles, la ballade de l’amour et du désir dans “Hold back”. Des contenus qui peuvent aussi prendre la forme d’un imaginaire d’enfant (existant ou à venir) dans “Mermaids and Marbles”, évoquant le babil de marmots, l’univers ludique de billes de toutes formes.
Une atmosphère dans laquelle on se sent à l’aise dès la peinture de Marie Larrivée sur la pochette, alors que la musique prend de plus en plus d’importance à mesure que file la voix de la chanteuse, fascinante, à laquelle on s’habitue pour se concentrer ensuite sur l’habillage musical différent de chaque pièce. L’envers du décor se précise, on prête de plus en plus d’intérêt à l’interaction entre le piano toujours élaboré et insolite de Laurent Coq (décidément trop rare), la guitare de Ralph Avital qui sait dialoguer à merveille avec lui depuis longtemps, et brosse des arrière-plans frémissants, la rythmique jamais intrusive mais solide ( le marching band dans “Colors” ) de la basse de Desmond White et du drumming souple, rebondissant du leader. Avec des dynamiques extrêmes, un sens aiguisé des silences, de l’ellipse, d’un vide qui deviendrait ainsi plein.
Guilhem Flouzat utilise pour donner plus de mystère à l’orchestration, un instrument appelé, “un prophète”, synthétiseur “emprunté”chez Isabelle Sörling. Comme s’il avait utilisé, arrangé sa musique depuis sa chambre sur sa petite table à New York, où il est resté 7 ans. Un bricolage heureux, enregistré en un jour seulement, ce qui confère à l’album une belle continuité, une texture de performance acoustique. Le résultat garde un aspect volontiers artisanal, simplement efficace, très “inviting”: voilà un album qui a la bonne longueur, d’une grande fluidité, soyeux, délicat. Une cohérence stylistique précise et précieuse. Plus que prometteur, vivement conseillé en ces temps que l’on voudrait plus confiants et printaniers!
Claude Carrière et Rebecca Cavanaugh, Montpellier 25 juillet 2014
Quand j'écris ces lignes, le dimanche 21 février, Claude est mort depuis un peu plus de 24 heures. J'ai appris la sombre nouvelle dans le métro qui me conduisait à la Maison de la Radio pour un concert à huis-clos, avec en première partie le quartette de Géraldine Laurent (une musicienne que Claude contribua largement à faire connaître au début de sa carrière), et en seconde partie le quintette d'Olivier Ker Ourio. Cette seconde partie étant en direct sur France Musique, dans l'émission 'Jazz Club', inventée en 1982 par Claude Carrière et Jean Delmas, qui la co-produisirent jusqu'en 2008. Funeste coïncidence. Me reviennent aujourd'hui à propos de Claude une foule de souvenirs, d'amateur d'abord, à l'écoute de France Musique, puis de collègue, et d'ami.
J'avais écouté avec passion, à la fin des années 70, les premières années de la série 'Tout Duke', dont Claude produisit pour France Musique quelque 400 épisodes. Et j'avais lu ses articles dans Jazz Hot, même si mes goûts et autres choix idéologico-esthétiques me rattachaient à la 'famille' de Jazz Magazine. J'ai rencontré Claude et Jean Delmas (et aussi André Francis) en juillet 1981 au festival de Nice. Je faisais des émissions de jazz sur Radio K, une radio francophone basée à San Remo. Station à la naissance de laquelle j'avais très activement participé : un ministre de Giscard avait déclaré (révélations du Canard Enchaîné) que nous étions «un poignée d'aventuriers gauchistes». Pas faux. Contact très amical avec Claude et Jean, manifestement très intéressés par notre démarche libertaire (et puis, une radio où il y a plusieurs émissions de jazz chaque semaine, ça leur parlait !).
En janvier 1982, alors que je dînais seul après mon émission dans la cuisine de notre hôtel transformé en station de radio, j'ai écouté un des premiers 'Jazz Club' sur France Musique avec Barney Wilen. Or peu avant Barney, que j'avais rencontré à Nice, et qui était venu improviser en direct pour nous pendant trois heures sur des mixages de musiques et autres divagations sonores, m'avait ouvert les portes de Jazz Magazine, conseillant à Philippe Carles de me recruter. J'étais avant cela à Lille, et je n'aurais pas postulé à JazzMag, par égard pour mon pote Gérard Rouy qui officiait déjà depuis plus de 10 ans dans ces colonnes. Encore une rencontre, encore une chance. Le mois suivant, après la fermeture de Radio K, venu à Paris rejoindre ma petite amie, je cherche du boulot. René Koering (celui-là même qui avait accepté l'idée du 'Jazz Club'), cherche de nouvelles voix pour France Musique. Fin février, je suis reçu par Koering, qui a bien aimé l'enregistrement du direct avec Barney (je lui ai bien dit que je n'avais fait que concrétiser une idée du saxophoniste....), et cinq semaines plus tard je fais mes débuts sur France Musique le samedi matin dans l'émission de Philippe Caloni consacrée à l'actualité du disque, et où je vais succéder à Lucien Malson pour traiter l'actualité phonographique de ma musique préférée. Pour le petit gars de province que très peu de gens dans la micro-jazzosphère connaissaient, encore un coup de chance.
Et l'évocation de Philippe Caloni ravive un autre souvenir. En juillet 1982, toute l'antenne de France Musique est au festival d'Aix-en-Provence, y compris les jazzeux, et je fais quotidiennement à Aix une émission que j'aurais pu faire dans les studios de Paris. Nous sommes sur une terrasse, devant l'Institut d'Études Politiques où sont nos studios provisoires, à l'heure du pastis, et nous chantons à tue-tête (à peu près juste et en place....), le thème Hot House, composé par Tadd Dameron et immortalisé par Gillespie et Parker. Joyeuse tablée avec Caloni, Claude, le réalisateur Michel Gache, Jean-Paul Beaugelet-un technicien féru de jazz-, et quelques autres dont votre serviteur....
Une foule d'autres souvenirs au fil des années, comme ce soir où deux jeunes producteurs de France Musique avaient organisé une soirée privée entre nous, hors antenne, au studio 106, où ceux et celles qui le souhaitaient (productrices et producteurs, réalisatrices et réalisateurs, technicien.ne.s, attaché.e.s de production....) étaient convié.e.s à jouer pour leurs collègues. On écouta ce soir-là un mouvement de sonate pour violon & piano de Brahms, un quatre mains sur quelques danses hongroises du même, une mélodie de Rachmaninov, et les jazzeux ne furent pas de reste, au piano : Arnaud Merlin joua en trio Israel de Johnny Carisi, Yvan Amar nous offrit un solo improvisé d'une insolente sinuosité harmonique, Claude était attendu en milieu de programme pour jouer Ellington ou Strayhorn, et votre serviteur devait intervenir en fin de soirée. Mais Claude était en retard : on me demanda d'anticiper ma prestation. Et pendant que je me livrais à une variation sauvage intitulée Le chien d'Igor aboie et la caravane passe, massacrant les accords du Sacre, et aussi un court fragment mélodique de L'Oiseau de feu, avant de glisser vers les harmonies de Caravan (une des rares tonalité où je puis, très sommairement, improviser....), Claude fit une magistrale entrée en haut du gradin du studio. Le voyant, je fus pris d'une panique insondable, comme un délinquant pris sur le fait : massacrer le Duke devant la Statue du Commandeur des Ellingtonophiles, c'était un crime de lèse majesté ! Mais le piano du studio 106 (un Steinway 'D' de Hambourg de la fin des années 90) était d'une telle qualité, c'était un tel plaisir que de le maltraiter, que j'ai accompli mon forfait jusqu'à l'ultime accord (de Fa, très altéré). Claude, toujours bon camarade, et naturellement bienveillant, ne fit aucun commentaire désobligeant à propos de mon sacrilège....
Vers la même époque un directeur de France Musique voulut faire une grande opération en direct du Jazz Club de Méridien (baptisé à l'époque 'Jazz Club Lionel Hampton') car le grand Lionel lui-même devait y donner un concert. Ce n'était pas un vendredi, mais le directeur voulait que Carrière et Delmas en fissent une soirée spéciale de l'émission 'Jazz Club'. Nous pensions tous que le grand Lionel Hampton, alors âgé de 92 ans, n'était plus à l'époque musicalement qu'un pâle reflet de son considérable talent passé. Ce ne fut donc pas un 'Jazz Club' spécial, mais une soirée exceptionnelle de France Musique. Depuis deux ans j'avais la responsabilité du Bureau du Jazz, Claude et moi avions comme activité principale, et presque exclusive, la radio. Il nous fallut donc avaler la couleuvre et faire ensemble ce direct. Le directeur savait que ce serait, médiatiquement (sinon musicalement....), un événement, et quelques jours plus tard il exhibait triomphalement un argus de la presse (photocopie des tous les articles de presse, avant et après cette soirée) de plus d'un kilo ! Manifestement lui et nous n'avions pas la même conception de notre métier. Nous fîmes vaillamment ce direct, avec des invités (donc certains 'suggérés' par la direction) qui parlèrent surtout d'eux-mêmes, et assez peu, et peu pertinemment, de Lionel Hampton. Lequel joua, comme il put. Souffrance pour une partie des présents, et des auditeurs de France Musique, et aussi manifestement pour les musiciens qui l'accompagnaient, qui tenaient à conserver un autre souvenir de ce héros du jazz. Le seul bon souvenir de cette pénible soirée, ce fut Sacha Distel, très affable, qui parla brillamment de Lionel Hampton, de ses émois d'amateur, et de l'enregistrement qu'il avait fait pour Barclay avec Hampton en 1955. Sacha fut le seul qui vint à la fin du direct nous saluer. Je ne le connaissais pas personnellement, mais pour moi il était le guitariste d'un très beau disque avec John Lewis et Barney Wilen, en 1956, et l'homme confirmait mon préjugé favorable.
Le Jazz Chamber Quintet, pendant la répétition, 25 juillet 2014
Je vais clore là cette litanie des souvenirs professionnels qui m'ont lié à Claude Carrière, alors qu'il en est bien d'autres. Mais je voudrais conclure par celui qui, peut-être, me tient le plus à cœur. Nous sommes en juillet 2014. Claude a été écarté de France Musique en 2008, et il a mal vécu cette injuste éviction. J'ai moi-même appris deux mois plus tôt que Radio France ne renouvelle pas mes contrats. J'ai encaissé mais je n'en mène pas large. Pour la programmation de jazz du festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon j'ai conçu une série de concert où figuraient le trio de Manuel Rocheman, le quartette de Boris Blanchet, beaucoup d'autres, dont Dominique Pifarély qui conclurait le festival, et qui serait mon ultime production pour Radio France après 32 ans de présence. Et le 25 juillet, veille de ma dernière prestation, j'accueillais le formidable 'Chamber Jazz Quintet' avec en invité André Villéger. Le groupe rassemblait la chanteuse Rebecca Cavanaugh, Frédéric Loiseau, Marie-Christine Dacqui, Bruno Ziarelli.... et au piano Claude Carrière. J'écris formidable pas seulement en pensant à l'adjectif que Claude utilisait volontiers, mais parce que j'aimais beaucoup ce groupe. Juste avant d'entrer sur scène, alors qu'en coulisse je m'apprêtais à faire l'annonce de présentation avant de laisser place aux artistes, Claude semblait paniqué à l'idée de jouer devant ce très nombreux public (plus de 1.500 spectateurs dans l'Amphi d'O), et les micros de notre chère radio en prime. Le doute et l'angoisse de celui qui était pourtant plus que légitime. Claude entra vaillamment sur scène avec ses amis. Le concert commençait avec une composition à lui dédiée par son ami le guitariste Frédéric Loiseau, Blues for C. Introduction par le piano seul. Claude avait vaincu le démon furtif de l'angoisse d'avant-scène. L'intro était magnifique. Le concert le fut tout autant. Il fut diffusé à la rentrée par une consœur de France Musique. C'est ainsi que l'Ami Claude fut un repère dans ma vie de radioteur occupé de jazz, de ses prémices jusqu'à sa conclusion. Merci Claude !
BLACK AND BLUE : adieu à Claude Carrière, passeur de jazz.
J’ai appris la nouvelle lors du passage d’antenne hier soir sur France Musique entre Jérôme Badini des Légendes du jazz et Yvan Amar du Jazz Club. Ce dernier a rendu hommage à Claude Carrière, journaliste et producteur, le créateur avec Jean Delmas, de la formule en 1982 avec ces concerts retransmis avec les aléas du direct.
J’ai bien conscience que toute une génération tire sa révérence et cela fait mal. Ce sens de la perte est aussi aggravé en cette période anxiogène. Comme si on perdait ses repères. Je me souviens de Claude Carrière, mon “papa de jazz” comme j’aimais à l’appeler, dont la voix si particulière ( mais il y en avait d’autres à l’antenne à l’époque, Alain Gerber, Lucien Malson, Daniel Nevers, sans parler d’Henri Renaud ou André Francis) me révéla Tout Duke dans cette formidable série, dont chaque épisode, toujours trop court, passait à 12h 05 sur les ondes, si ma mémoire ne me joue pas des tours. Heure tout à fait improbable, mais possible pour une lycéenne malade qui s’était trompée de fréquence, délaissant France Inter que sa mère écoutait toute la journée à partir du “Bonjour” tonique et décontracté de Bouteiller.
Nous étions en 1977, cela je m’en souviens parfaitement. Si j’écoutais dans la discothèque familiale Gershwin et Armstrong sur des LP Brunswick épais noir réglisse, j’allais avec les émissions de Claude Carrière et ses extraits généreux que j’enregistrais frénétiquement sur des Sony chrome vertes très résistantes que m’avait rapporté mon père, entrer dans le monde du Duke et de Billy Strayhorn, apprendre qui était le “lapin” Johnny Hodges, le voluptueux Harry Carney ( "Frustration"), le trompettiste Cootie Williams qui eut droit à son concerto, le clarinettiste Barney Bigard ou le tromboniste Juan Tizol ("Caravan")… Il n’ y avait pas internet, j’entendais des noms dont l’orthographe me paraissait approximative (Joe Tricky Sam Nanton !) et je repassais les extraits sans fin.
Ma connaissance et mon amour du jazz ont été “déformés” ainsi alors que la musique pop, rock, le free vivaient des heures excitantes. J’écoutais d’autres musiques mais quand on en venait sur le terrain du jazz, c’était le classique des grands orchestres…
Je ne lisais pas encore la presse spécialisée, et je me fichais bien de Jazz Hot, Jazz Magazine, Rock and Folk ou Best. Je lisais plutôt du cinéma. Mais je dois à la radio cet apprentissage, ce voyage initiatique dans le temps et la musique.
Plus tard, j’ai retrouvé Claude Carrière, l’homme du label CRISTAL, et je me suis régalée à lire ses livrets aux notes de pochette si érudites. Tout un art de la synthèse pour présenter une compo, un musicien, un thème. Je me suis constituée toute la série des Original Sound de Luxe, collection qu’il dirigea à partir de 2007, aujourd’hui bien rangée dans ma discothèque. Albums de référence que j’ai chroniqués sur ce site très régulièrement, par ailleurs. Claude Carrière | Un artiste du label Cristal Records
avec toutes ces pochettes merveilleusement dessinées par Christian Cailleaux, après une sélection rigoureuse en fonction de chaque thème.
Comme Claude Carrière était pianiste, il enregistra aussi sur Black and Blue deux albums :
Héraut du jazz un demi-siècle durant, producteur de radio, directeur de collection discographique, président de l’Académie du Jazz (1993-2004), pianiste, Claude Carrière décédé le 20 février à Paris d’un malaise cardiaque à l’âge de 81 ans, restera dans l’histoire de « la plus populaire des musiques savantes » comme l’infatigable admirateur de Duke Ellington.
L’une des dernières œuvres de cet aveyronnais de Rodez « monté » à Paris dans les années 50, aura d’ailleurs été la réalisation d’albums d’inédits d’Ellington pour la Maison du Duke, association dont il assurait la présidence, succédant à un autre fan du compositeur, Christian Bonnet.
Sa légitimité était incontestable. Claude Carrière avait, entre 1976 et 1984, diffusé en 400 épisodes l’œuvre intégrale de Duke Ellington sur les ondes de Radio France avec son émission simplement baptisée « Tout Duke ». Et c’est tout naturellement que Christian Bonnet et l’éditeur Slatkine lui avaient demandé de préfacer la version française de l’autobiographie du Duke (Music is my mistress, Mémoires inédits. Duke Ellington. 2016).
Mais il ne limitait pas sa passion du Duke à ces hommages de producteur et journaliste. Claude Carrière aimait à jouer la musique du Duke –et de son complice Billy Strayhorn- notamment en compagnie de la chanteuse Rebecca Cavanaugh et du guitariste Fred Loiseau (en attestent deux albums sous le label Black & Blue, ‘Looking Back' et ‘For all we know’).
Si le Duke était son idole, Claude Carrière n’aura cessé de prêter oreille à ce que le jazz pouvait apporter de vivant et surtout d’authentique et de lui donner droit de cité dans une émission unique en son genre, Jazz Club. Le tandem formé avec Jean Delmas présentera pas moins de 1150 émissions entre janvier 1982 et juin 2008 sur France Musique. Le concept, accepté par le directeur de l’époque de la station, René Koering, était révolutionnaire : inviter chaque vendredi soir pendant deux heures l’auditeur au cœur d’un club, ce « véritable laboratoire du jazz », selon l’expression de Claude Carrière.
« Sa principale qualité était que, comme il était lui-même musicien, il parlait d’égal à égal avec les musiciens, explique Arnaud Merlin, producteur à France Musique et programmateur de la série des concerts "Jazz sur le vif" à Radio France. Ce n’était pas un théoricien, il était de plain-pied avec la musique. » « Il avait une justesse de jugement sur les musiciens, j’oserais même dire une infaillibilité, qui m’étonnait en permanence » souligne Jean Delmas.
Le livre d’or de l’émission qui s’ouvrait sur un générique composé par le pianiste-chanteur Bob Dorough comprend le gotha du jazz planétaire : Dizzy Gillespie, Chet Baker, Elvin Jones, Roy Haynes, Milt Jackson, Brad Mehldau, Martial Solal, Jim Hall… Mais peut-être ce dont Carrière et Delmas étaient les plus fiers, c’est d’avoir ouvert leur micro à des jeunes musiciens, le guitariste Biréli Lagrène en 1982 (il avait 16 ans), le pianiste Manuel Rocheman en 1986 ou la saxophoniste Géraldine Laurent en 2007.
Cette passion pour le jazz, Claude Carrière la fera partager également aux lecteurs des magazines spécialisés ( Jazz Hot, Jazzman, Jazz Magazine) et aux collectionneurs de disques avec son travail pour plusieurs labels, dont RCA, Vogue, Dreyfus Jazz, Cristal Records.
« Le jazz est une musique fragile, nous confiait en 2007 Claude Carrière, il faut le soutenir » ... Mission accomplie par un amoureux du jazz, érudit (sans pontifier) et chaleureux, qui savait à merveille transmettre sa passion.
You ‘re just sort of searching for this thing, and sometimes you get it and sometimes you don’t .
John Abercrombie
C’est à la détermination du producteur français Philippe Ghielmetti que l’on a assisté à l’émergence sur la scène de jazz hexagonale de Marc Copland pour le label Sketch, avec Poetic Motion en 2006. Se livrant jusqu’alors à l’exercice délicat et parfois ingrat d’accompagnateur, la relecture des standards en trio ou en quintet, Marc Copland réinvestissait alors l’art du piano solo qui était l’une des signatures du regretté label Sketch. Marc Copland devait prendre goût à l’exercice et renouvela l’expérience à de nombreuses reprises jusqu’à ce nouvel album so(m)brement intitulé John.
S’il est un terme qui vient immédiatement à l'esprit quand on évoque le pianiste new yorkais, c’est la fidélité. L’amitié comme équipage. Il est resté fidèle à ses engagements, à sa conception de la musique, aux valeurs que lui a transmises le guitariste, à Philippe Ghielmetti qui, avec Stéphane Oskeritzian ne sont pas les derniers à entretenir un lien fort. Puisque ce sont les producteurs de ce dernier album sorti sur [ ILLUSIONS] MIRAGE, enregistré à la Buissonne évidemment, sous la houlette de Gérard de Haro, autre partenaire, complice de longue date. Gageons que Marc Copland aura reconnu la qualité du ce merveilleux Steinway, lui qui est sensible à la façon dont l’instrument résonne à chaque fois!
Fidèle à son ami de quarante ans, le guitariste John Abercrombie qu’il n’a jamais vraiment quitté depuis leur première rencontre dans le groupe du batteur Chico Hamilton quand Marc jouait du sax. Du début des seventies jusqu’au dernier quartet du guitariste en 2016, un long et fécond compagnonnage en jazz, avec un “interplay” qui trahit et traduit une écoute attentive, un niveau exceptionnel d’improvisation et de concentration.
Ce piano solo est une sorte de “tombeau”, d’un genre particulier puisqu’il s’agit de réinventer neuf compositions du guitariste depuis l’avant-gardiste “Timeless” (premier album éponyme ECM en 1974) jusqu’à “Flip Side” du dernier quartet.
Le piano se prête plus facilement peut être à l’exercice du solo mais avec l’envergure de Marc Copland, le risque est très mesuré. Comme à chaque nouvelle aventure en solo, il place l’expression, la fluidité, le développement créatif et l’improvisation dans son carnet de route. Il prend son temps au fil des morceaux, amplement développés : de ballades rêveuses “Sad Song” ( joué par le quartet de John avec le violoniste Mark Feldman), en valses tristes(“Avenue”, “School”), brisures rythmiques, glissements mélodiques en nerveuses oppositions, son phrasé volontiers flottant déroule des accents intimistes, en traduisant la fragilité de l’instant recomposé. Les notes en pluie, le martèlement audacieux du clavier composent un chant grave et précis; par ses harmoniques et son chromatisme, cette musique distille le plus souvent une mélancolie liée à un art poétique élégiaque. Marc Copland renvoie aux délicates impressions, au ressenti mémoriel. On pourra réentendre des thèmes choisis avec une attention particulière d’autant plus difficiles que ces pièces furent composés pour des duos ou des formations étoffées : ainsi d’“Isla” pour le duo avec le guitariste Ralph Towner ou de “Remember Hymn” où brillait Michael Brecker.
Cette musique pour John dresse en même temps un portrait du pianiste. Ce qui confère à cette suite de pièces une continuité assez remarquable, toute en retenue et émotion jusqu’ à la mise en danger du “Vertigo” final apparu sur 39 Steps (quelle science du titre!), hommage à Hitchcock, maître du suspense, exactement comme dans cette composition de 39 mesures, où Copland harmonise ses propres déséquilibres. Il faudra réécouter cette musique du coeur avec la plus grande vigilance pour en saisir les finesses, pour se laisser prendre par cette tendre insistance.
Troisième disque en solo de Benoît Delbecq, et même quatrième si l'on prend en compte «AJMILIVE#17», enregistré voici quatre ans à l'AJMI d'Avignon lors d'un concert, et seulement publié en téléchargement (pas un disque au sens concret, donc). On y trouvait d'ailleurs un thème qui figure sur la dernière plage du nouveau disque : Broken World. Un thème souvent joué par le pianiste dans des contextes divers (Quartette avec Mark Turner, trio avec le batteur Jonas Burgwinkel, duo avec le clarinettiste François Houle....). Si d'entrée je fais allusion à ces versions plurielles (une partie du disque, mais pas la totalité me semble-t-il), c'est qu'il y là un caractère propre au jazz, où les versions peuvent se multiplier en se renouvelant, et que c'est donc la marque d'une véritable singularité, essentielle au jazz quand il est à son plus vif. La toute première plage, The Loop of Chicago, était elle aussi sur le disque «Spots On Stripes» avec Mark Turner. Tout comme sur le récent disque du trio 'Deep Ford'. Et chaque fois s'illustre cette singularité qui fait que l'on est en pleine métamorphose. On passe d'une version collective, incarnée d'une certaine manière, à une version plus abstraite. Pourtant la musique n'est pas de pur esprit. Sa matière ici n'est pas seulement le corps musicien mais aussi le corps sonore, la stricte densité du son, sa matérialité. Ici la matière se fond à l'esprit, dans des jeux de timbres et de rythmes. Sur la pochette du disque un dessin du pianiste évoquant les mobiles qui, enfant, le fascinaient. La musique que l'on écoute est composée à partir de représentations graphiques, conçues par lui, de cercles de tailles différentes, en intersections. Et ces images vont produire un univers musical où le piano préparé, et ses effets de timbres et de percussions inouïs, alterne avec l'instrument dans sa sonorité première. Alterne d'une plage à l'autre, ou dans une même plage, les deux mains du pianiste jouant alors le rôle d'arbitre entre les deux modalités sonores. Les rythmes sont complexes et croisés, impression renforcée par des effets de polyvitesse qui nous plongent dans un vertige perceptif. En écoutant, je pense à György Ligeti, souvent cité par Benoît Delbecq, et aussi à Paul Bley, pour un certain dépouillement, des intervalles distendus et des audaces qui transgressent les frontières du jazz sans en quitter l'horizon. Le jeu rythmique de la plage intitulée Pair et impair est très représentatif de la démarche du pianiste. Vertige assuré. Comme il le dit dans le documentaire d'Igor Juget, Benoît Delbecq-The Weight of Light (lien ci-après), il choisit de «donner à l'auditeur le choix de sa pulsation». D'autres plages, plus anciennes, comme Family Trees, reposent sur les sources immémoriales des musiques traditionnelles. Parfois utilisé seulement dans son mode 'naturel' (sans accessoires de préparation), comme dans Dripping Stones, le piano révèle alors d'autres horizons. Mais la singularité du pianiste est toujours là. On est en tension permanente entre le discontinu (les irrégularités apparentes des séquences, la fragmentation) et le continu, l'unité de la plage en cours, ou du disque en son entier.
en français avec sous-titres en anglais, présente les séances de préparation puis d'enregistrement, au studio de Meudon, et les paroles du pianiste sur son travail, recueillie à son domicile, à Bondy. Documentaire où l'on entend de très larges extraits de la musique, et qui inclut également un entretien en anglais, via internet, avec Kevin Legendre demeuré à Londres. Dialogue très pédagogique, notamment sur les accessoires de préparation du piano, et sur la démarche créative nourrie d'influences. Le disque et le documentaire sont passionnants : on se précipite !
Xavier Prévost
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Un bref aperçu de la séance d'enregistrement, en anglais
Tout le week end, les hommages ont afflué pour célébrer l’une des légendes du jazz des cinquante dernières années. Il a traversé toutes les esthétiques : d'une solide culture classique, amoureux du bop (Bud Powell), il devint le héros du jazz rock et de la fusion à son acme, et il n'en a pas moins flirté un temps avec le free.
Passons sur les innombrables messages sur les réseaux sociaux, souvent dispensables, même si on pourrait me rétorquer que le ressenti ne ment pas, forcément subjectif, pas moins “communicable” et “partageable”.
Revenons plutôt sur les radios qui ont joué leur rôle, enfin surtout France Musique. Mais on n’en attendait pas moins de nos émissions préférées sur cette antenne qui sont revenues sobrement sur sa carrière, illustrées- et c’est ce qui importe, de généreux extraits musicaux.
Notre Jean Marc Gelin des DNJ a bouleversé sa programmation sur Radio Aligre FM, 93.1, pour évoquer avec aisance, en une petite heure, trop courte, le pianiste.
Les journaux de la presse nationale se sont livrés au passage obligé, le “marronnier” de la nécrologie. C’est drôlement difficile de faire une bonne nécro, cela demande talent, connaissances et de partager son sentiment, forcément subjectif. J’ y reviens décidément, un ressenti qui serait universel, ou simplement intersubjectif?
Sur le blog de Jazz Magazine, Franck Bergerot nous a livré, dans Bonus, sa recollection de Now He Sings, Now He Sobs, sorti initialement sur Solid State. Bonne pioche. Il a découvert le disque, comme il le fallait, à sa sortie, il y a cinquante deux ans mais il cite encore l’article de 1971 d’Alain Gerber que j’aimerais bien lire…. sur Jazz Magazine n°171, d’octobre 1969. C’est ça qu’est Chick. Et dont je m'inspire car je n’ai jamais su trouver de titre accrocheur!
J’ai acheté le même disque, ressorti sur Blue Note, bien des années après, mais à “mon” époque, je n’ai guère écouté de Chick Corea que l’incontournable Return to Forever, comme un torrent d'énergie avec ses espagnolades, sans nuance péjorative de ma part, je précise.
C’est la dernière émission de Laurent Valéro, “Repassez-moi le standard”, hier soir à 19h, toujours sur France Musique, qui m’a donné envie de faire le point. Il nous fit entendre les thèmes obligés devenus cultes, mais aussi les standards ( émission oblige) aux quels, comme tout grand du jazz, Chick s’est frotté avec bonheur, éternelles compositions de jazz ou de la pop. En cherchant dans mes papiers, je n’ose dire “archives”, j’ai retrouvé une chronique que j’avais écrite, en 2002, témoignage d’une époque passée, où ECM se livrait déjà à une compilation, pas “dégoutante” du tout!
Dans son anthologie ECM RARUM, 2002, Chick Corea a choisi 13 titres de 6 albums et 3 groupes dont le mythique Return To Forever. Nostalgie oblige, il choisit de commencer avec la suite de 1972, qui évoquait déjà un monde idéal “Sometime ago” et “La Fiesta”. Qu’on nous pardonne d’écouter encore avec quelque émotion ces plages datées aujourd’hui, qui mettent en évidence le talent du flûtiste et saxophoniste soprano Joe Farrell, le percussionniste Airto Moreira transformé en batteur pour la circonstance, la voix perchée de Flora Purim et l’enthousiasme contagieux de Chick Corea au piano électrique, instrument adopté à l’époque pour faire sonner cette musique d’inspiration diverse, à la fois classique, jazz et brésilienne. Changement d’ambiance avec les délicats duos piano-vibraphone avec son pote de toujours Gary Burton, ou encore un live à Zurich en 1979, “Desert Air” choisi sur le remarquable Crystal Silence.
Mais la crème de la crème reste tout de même le trio avec Miroslav Vitous et Roy Haynes, “Now he sings, now he sobs” dans certaine reprise de Monk “Rhythm-ning” ou dans le final d’un live à Willisau en 1984 “Summer night/ Night and Day”: 14’22 de pur plaisir avec le trio : swing impressionnant, rythme intense, mélodies recherchées!
Corea a une qualité rare, il laisse ses partenaires suffisamment libres dans des échanges qui prennent leur temps et tout leur sens. Immense soliste, il sait aussi être un accompagnateur de premier ordre. Constamment en recherche, il a changé de direction maintes fois dans sa vie et il faudrait plus que cette première compil pour rendre compte de toutes les influences qui l’ont traversé et qu’il a su transcender. La carrière de Corea est si fertile que l’on attend avec impatience un nouvel opus: il faut en effet réentendre le soliste des Children songs, ou des Piano Improvisations, le révolutionnaire créateur de l’ensemble Circle. Oui Corea , c'est vraiment un chic type….