EMOUVANTES 2022, le festival des musiques d’aujourd’hui
Retour aux Emouvantes, le festival du contrebassiste Claude Tchamitchian et de Françoise Bastiannelli comme chaque année fin septembre pour deux soirées, en ce qui me concerne, mais vous pourrez lire pour avoir une idée complète autant que précise Xavier Prévost avec lequel nous faisons un raccord et un passage de relais amical, depuis sa venue à présent régulière à ce festival marseillais si singulier qui a changé plusieurs fois de lieux. Du Cabaret aléatoire (il portait bien son nom) dans l’ancienne usine Seita de la Belle de Mai devenue une friche industrielle réussie, avant de trouver “son site”, la chapelle baroque des Bernardines jouxtant le grand lycée marseillais des classes prépas, le lycée Thiers. Mais avec la pandémie, les Emouvantes sont accueillies depuis 2021 au Conservatoire de Région Pierre Barbizet, hébergé par son directeur, le saxophoniste Raphael Imbert.
Jour 2 : vendredi 23 Septembre
Transatlantic Roots, le trio de Bruno Angelini, Eric Echampard et Fabrice Martinez, 19h00, salle Audoli.
Dans la salle Audoli, il fait une chaleur étouffante qui ne décourage pas le public très nombreux. Le son est parfaitement réglé grâce à Mattéo Fontaine, ingénieur son de La Buissonne.
Le pianiste marseillais Bruno Angelini déroule la spirale de ses souvenirs et raconte avec une douceur argumentée sa fascination souvent mêlée de colère pour ce grand pays qu’est l’Amérique. Il revient à ses premiers émois musicaux, les LP In a silent way de Miles, le Mingus Ah Hum! et You must believe in spring de Bill Evans.
Les figures iconiques de cinéastes, écrivains, militants engagés pour la liberté, le respect des droits civiques et plus récemment l’écologie. (“A butterfly can save a tree”) se passent le relais dans le montage du concert, mosaïque d’une Amérique digne d’admiration. Pris entre ces deux cultures, l'écritue de Bruno Anelini, inscrite dans la tradition écrite occidentale, puise dans l’improvisation et le jazz, sur un piano augmenté d’ effets électroniques et de claviers additionnels.
Il a formé un trio lyrique de tisseurs de sons, en parfaite entente avec ses deux complices. Le pianiste cherche à formuler sa mélancolie, dans des compositions en clair obscur, aidé par le son étouffé, étranglé de Fabrice Martinez à la trompette ou au bugle, et le drumming, précis, attentif et toujours stimulant d’Eric Echampard.
Un exemple parfait dans cet hommage est ce “Mal’s Flowers” pour Mal Waldron, ce maître du silence (“All alone, “Left Alone” ) qui a connu des duos d’accord parfait, de Billie Holiday à Jeanne Lee. Bruno Angelini retrouve alors ces motifs obsédants, réitérations, insistances qui colorent sombrement l’accompagnement. On n’en finirait pas de s’extasier sur les raffinements de la palette de Fabien Martinez qui avouera avec humour en coulisses après concert qu’il n’a pas trop démérité”. Et comment! S’il ne nous rappelle personne en particulier -c’est ce qui le rend précieux, impressionnante est son imagination, son aisance, la “voix humaine” de sa trompette qui pleure, crie, gémit, soupire.
Pianiste et trompettiste se partagent le jaillissement mélodique, le discours de l’un soutenant, voire prolongeant le propos de l’autre, s’autorisant des écarts, des fulgurances, surtout quand il s’agit de la violence de la ségrégation auquel répond alors le déluge de la batterie dans “Rosa and the thorns” pour Rosa Parks. On retrouve alors la force de frappe d’Echampard, pilonnant le terrain et réveillant dans nos mémoires les terribles images de lances à incendie et des chiens policiers envoyés contre les manifestants luttant pour les Droits civiques. Sensations physiques, de rage plus ou moins rentrée, dans un espace d’improvisation modale avec cet autre thème, “Peaceful warrior”, Sitting Bull le Sioux, le génocide des “natives”, du peuple amérindien, que montre le cinéma des seventies. Ainsi ce sont les ambiances, les couleurs de ces scènes que se représente Angelini dans son film imaginaire, son cinéma intérieur où il bat la campagne, les espaces de la wilderness américaine que ne renierait pas Michael Cimino.
Puzzle, création du quintet d’Hélène Labarrière, 21h00.
Hélène et ses hommes.
C’est une idée magnifique que de rendre hommage à ces pionnières, ces guerrières qui payèrent le prix fort pour “vivre leur vie”, Louise Michel, Thérèse Clerc, Jeanne Avril, Angela Davis et Emma Goldman. Pas question d’un Girl power comme dans l’octet exclusivement féminin de Rhoda Scott, entouré de sept brillantes et jeunes musiciennes de la scène jazz hexagonale. La contrebassiste Hélène Labarrière fait partie depuis longtemps de notre paysage affectif, combattant pied à pied, corde à corde pour gagner une liberté qu’elle a acquise auprès de certains hommes, les musiciens qui l’entourent, la supportent au sens anglais évidemment. Se forme ainsi un puzzle autour de cinq thèmes dédiés à ces dames, arrangés par cinq musiciens qui comptent, compagnons de route, dans l’ordre Marc Ducret, François Corneloup, Jacky Molard, Sylvain Kassap et Dominique Pifarély. Avec ce bagage musical classieux, le quintet fait entendre un chant joyeux qui explose d’une énergie communicative de jazz et rock. Des montées d’adrénaline avec des crescendos magnifiquement amenés, ou au contraire des descentes qui finissent dans le souffle.
Sur scène, à l’arrière, Hélène Labarrière danse littéralement avec sa basse , exaltée par les couleurs percutantes de Simon Goubert. En front line, les soufflants aux doux unissons, la clarinettiste Catherine Delaunay et le saxophoniste ténor également clarinettiste Robin Fincker subjuguent, capables aussi de douces violences . Stéphane Bartelt que je ne connaissais pas, apporte avec sa guitare électrique l’alliage indispensable, le son qui fait aussi la différence.
Comment s’approprier collectivement à partir d’une partition arrangée un programme et en faire un ensemble cohérent? Avec rigueur et excentricité, dans une manière unique qui rime avec urgence. Hautement recommandé à tous les programmateurs!
Jour 3 : samedi 24 septembre
Une soirée où jazz et littérature sont à l’honneur.
Love of Life le trio de Vincent Courtois, Robin Fincker et Daniel Erdmann, 19h00
J'étais à la création de ce programme à l’Ajmi d’Avignon en novembre 2018 et j’ai eu la possibilité de le revoir à Nevers, l’an dernier, alors intitulé Oakland, avec les voix de Pierre Baud et de John Greaves. Ce soir, on revient à la version en trio, Love of Life (sorti sur Vision Fugtive) qui s’insère dans une continuité idéale avec le travail de la formation : composer une nouvelle B.O, celle d’un film imaginaire, reflet de la vie de Jack London, singulière, émouvante en bien des aspects. Celui qui “a mené sa vie comme le galop furieux de quarante chevaux de front» avait cette sauvagerie en lui. Michel Le Bris l' avait bien compris en retraduisant par “L’appel de la violence” l’inepte L’appel de la forêt en reconsidérant l’ adjectif “wild”. Le projet rend compte de la part sauvage en nous, « êtres sombres dans le mystère de la fureur". Nos trois complices ont réussi à faire remonter le matériau exceptionnel de l’écrivain au cours de leurs improvisations et dans leur écriture, en tirant parti du registre troublant des timbres du milieu. Avec des thèmes traversés, retournés, qui se déversent comme une lave en fusion, on s’abandonne à leur nouvelle histoire, avec des pièces qui deviennent vite des tourneries. Ils savent se placer sur scène, les deux soufflants debout, élégants et stylés, entourant le violoncelliste assis, qui se tourne alternativement vers chacun. Résultat d’ un long compagnonnage à présent, le trio a un son propre, conjuguant lignes sophistiquées et rythmes carrés, dépouillement et violence, le registre profond et grave unifiant le tout, ouvrant des passages entre les genres, d’un jazz chambriste à une musique pop, voire folk ( gigue irlandaise) dans une tension tourmentée. Les notes remplacent les mots. De son violoncelle, Vincent Courtois peut tirer tous les effets, en jouer comme d'une guitare, du classique à l’archet au blues et s’emporter à grands traits rageurs. Chacun a écrit, inspiré par certaines nouvelles de London, Le Loup des mers pour Robin Fincker par exemple. Ou cet autobiographique Martin Eden dont le trio avec finesse adapte le premier et le dernier chapitre, le suicide par noyade. Il n’est pas nécessaire de bien connaître Jack London pour apprécier le travail du trio mais cela aide. Avec une subjectivité assumée, c’est leur London qui apparaît à l’oeil et l’oreille. Ils donnent ainsi une double version de la nouvelle très connue “To build a fire”, décidant de deux fins, sauvant ou non le malheureux trappeur parti seul avec son chien dans le froid du Yukon. Modulant jusqu’à la note finale, on s’enfonce avec lui dans le grave d’un engourdissement mortel ou on reprend vie par la chaleur du feu retrouvée. Mention particulière enfin avec cette pépite (quand il s’agit de London!), du standard de Billie Holiday «Am I blue?»(Colombia records, 1941 avec Roy Eldridge), reprise au piano par Hoagy Carmichael chantant avec Lauren Bacall dans To Have and Have Not (le Port de l’angoisse ) d’Hawks. La partie est gagnée-elle l’aurait été de toute façon mais leur manière de revoir ce standard est diablement émouvante.
Baldwin en transit Stephane Payen septet, 21h00
On continue la soirée avec une autre colère, celle de James Baldwin. J’ai encore en tête le souvenir du documentaire de l’Haïtien Raoul Peck, en 2016 I am not your negro dont le titre original était Black Lives Matter du nom du mouvement militant afro américain contre la violence et le racisme systémique envers les Noirs. On sait le chemin parcouru depuis par ces mots devenus slogan! Le cinéaste nous fait revivre les années sanglantes de lutte pour les droits civiques avec les assassinats de Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King dans les années 60.
Impatiente de découvrir le projet de ce Baldwin en transit, avec les mots plein de rage de l’écrivain. Le saxophoniste Stéphane Payen s’est attaché à le suivre dans son exil en Europe, en France, dans ses voyages divers dont un à Istanbul. Ecrivain afro-américain, Bamdwin parle de ses expériences d’homme noir aux Etats Unis mais aussi en exil, d’une non reconnaissance qu’il peut rencontrer partout “Call me Jimmy”. C’est un exemple réussi d’adaptation en musique de ces Baldwin’s Echoes, tirés de divers écrits entre les annés cinquante et soixante The fire next time, Just above my head et Giovanni’s room, annoncés en spoken word par trois voix militantes, celles de Jamika Ajalon, Tamara Singh et Mike Ladd.
La musique qui accompagne cette colère d’un homme seul et singulier est élargie aux revendications d’autres voix noires en lutte, le résultat d’une alliance originale de timbres choisis, flûtes de Sylvaine Hélary, violon de Dominique Pifarély, guitare de Marc Ducret, saxophone de Stéphane Payen, auteur de ces échanges, en résonance avec le slam balancé, projeté, répété jusqu’à l’étourdissement, chuchoté. Ce que c’est que d’être noir et homme…Le violon mène le bal de cet accompagnement chambriste subtil, d’une sobriété ébouriffante face à la force radicale des mots proférés. Violence exacerbée par la colère d'un ciel marseillais déchaîné, traversé d’éclairs, annonçant un déluge, ponctuation finale du festival.
Sophie Chambon