
Zig Zag Territories
Avec cet album Greaves Verlaine, le pianiste, bassiste, auteur-compositeur et chanteur gallois s’est lancé un nouveau défi : sortir un disque en français sur des poèmes de Paul Verlaine. S’inspirant de divers recueils très connus Chansons pour elle, Romances sans paroles, Parallèlement, Fêtes galantes, Poèmes saturniens, La bonne chanson, John Greaves a extrait dix titres auxquels il a rajouté un plus leste en final.
Dans les frimas d’Ecosse, en vacances, il a donc choisi « une poignée de diamants » qu’il a transposés en chansons et interprétées de façon originale mais fidèle tout de même à l’esprit de l’auteur : chansons d’amour éperdu et perdu, chansons charnelles aussi (l’ érotisme de « Séguedille » est plus convaincant que le « triolet à une vertu ». Le bonheur et la douleur de la possession, le temps qui passe donnent une coloration sombrement mélancolique à ce recueil.
Dans l’ interview d’Aymeric Leroy pour Citizenjazz, John Greaves avoue que le choix de Verlaine s’est avéré rapidement le seul posssible. Ses poèmes précis et structurés sont faciles à mettre en musique : « après les deux premiers vers, le reste suit assez naturellement, car la métrique est toujours parfaite. Il est assez facile d’intégrer les strophes à une structure musicale de type chanson … La musique est venue assez rapidement,dès lors que la question des textes était réglée. Restant narrateur, la dimension harmonique est portée par l’arrangement et tout ce qu’il y a autour de la voix. Et quelle voix ! Un accent anglais prégnant, une voix rauque, rocailleuse et souvent monotone (il faut parfois s’aider du livret quand on ne connaît pas les poèmes par cœur), le choix de l’interprète est troublant pour servir l’auteur « de la musique avant toute chose ». De quoi choquer peut-être les puristes. Encore que Ferré et Gainsbourg aient ouvert la route… D’ailleurs l’ensemble tient la route : avec ses ralentis traînants et ses accélérés pour garder la cadence… sans avoir le velours de Bashung , on pense parfois –et le compliment n’est pas mince- au rocker du vertige.
L’unité paradoxale de l’album réside dans l’alliance de tous les timbres musicaux qui brossent un arrrière-plan omniprésent, empreint d’une nostalgie et d’ une déprime très actuelles, écrin pour la voix de John Greaves, qui réussit alors son coup.
La découverte du répertoire, dans des orchestrations plutôt dépouillées, différentes d’un titre à l’autre selon les invités , séduit dès l’ouverture "Chanson pour elle". Plus cabaret et pop club que jazz de chambre, certains titres sont même entraînants, ritournelles de "Streets" ou "Beams". Jeanne Added que l’on entend surtout chanter, double la voix de John Greaves dans « Le piano que baise une main frêle » et le « Triolet à une vertu ».
Cet album que Leroy qualifie, fort justement, de "Superproduction artisanale", tant sa réalisation fut minutieuse et compliquée tient à la coopération bidouillée des nombreux copains musiciens invités (ils sont onze).
Le batteur et le pianiste (formidables Mathieu Rabaté et Marcel Ballot) ont fait des prises chez eux, les autres instrumentistes sont venus au fur et à mesure faire leurs parties, en jouant un ou plusieurs titres, selon l’inspiration du moment : judicieusement choisis, Karen Mantler à l’harmonica, Scott Taylor à l’accordéon, Arthur Simonin aux cordes, lancinantes à souhait, le violon solo de Dominique Pifarély parfaitement adapté, la scie (et la soie) musicale de Fay Lovsky, un ravissement ; quant aux guitares finement saturées de Jef Morin, elles donnent une résonance rock poignante à quelques titres et en particulier à « Silence silence ». .
Cette belle association de talents dans un projet très personnel souligne l’ éclectisme sensible du Gallois : cet album est révélateur de musiques actuelles qui flirtent avec toutes les musiques aimées. Intelligent ! Sophie Chambon