JJJJazz Hip Trio : « Douces Pluies »
Nocturne 2006
Le Jazz Hip trio, né au début des années soixante, de la rencontre de deux personnalités hors norme, le contrebassiste marseillais Roger Luccioni et le pianiste toulonnais JB Eisinger, témoigne d’une exceptionnelle aventure humaine et musicale. C’est une histoire d’amitié indéfectible entre deux musiciens « amateurs » chevronnés, étudiants dans le civil, futurs spécialistes de la santé, professeurs de la Faculté de Médecine. Ils vécurent cette double vie pendant une dizaine d’années, constituant une section rythmique de choc qui joua sur la Côte , dans les festivals et en clubs, avec des pointures américaines comme Art Blakey et ses Jazz Messengers, Dizzy Gillespie, Wes Montgomery, Jon Hendricks. Le Jazz Hip trio compta bientôt comme batteur Daniel Humair avec des invités plus ou moins réguliers, des solistes prestigieux comme Chet Baker, Didier Lockwood, Sonny Stitt, Lee Konitz, Dexter Gordon, et surtout Barney Wilen, qui devait devenir un de leurs partenaires privilégiés .
Le label sudiste varois Celp a ressorti récemment deux albums, l’un du Jazz Hip Trio, l’autre en quartet avec Barney Wilen, tous deux en live et à Chateauvallon. Ce «Barney Wilen et le Jazz Hip Trio», intitulé « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » (un titre magnifique de Borgès) est un témoignage précieux, souvent oublié de la discographie officielle du saxophoniste.
Comment ces deux hommes ont-ils réussi à concilier cette double vie de musicien et de médecin ? Phénomène incompréhensible actuellement où la spécialisation est valorisée, mais peut-être cela explique-t-il le relatif désintérêt de la profession pour ces « dilettantes », sudistes, au parcours dispersé et quelque peu rebelle ?
Cette présentation n’est pas inutile pour révéler la suite de cette histoire à rebondissements avec dès 1957, la création d’une revue Jazz Hip, farfelue, non académique et d’un régionalisme impertinent, aventure qui devait durer dix ans. JB Eisinger, le pianiste du groupe, atteint d’une maladie invalidante, préféra s’éloigner de la scène en 1989. Son complice Roger Luccioni n’abandonna pas la partie pour autant et reforma un nouveau groupe, après d’assez longues recherches, en intégrant le pianiste Henri Florens et le batteur Jean Pierre Arnaud, tous deux attachés à leur sud natal.
Cet album sorti chez Nocturne est un retour dans la production discographique du Jazz Hip Trio, et aussi le signe d’une continuité réelle d’esprit et de forme. Les compositions sont souvent de JB Eisinger, certaines anciennes comme « Tableau de Daniel Humair», ou Starlight starbright », gravées en 68 sur les deux premiers disques du trio, d’autres très récentes comme ce « Douces pluies »qui donne son nom à l’album, ou «L’automne est arrivé». Dans le même temps, comme s’il reprenait goût à la vie, le pianiste s’est remis à composer. Anticipant un prochain retour en scène, il s’est attelé à la création d’un Cd auto-produit, sur le label Plein Sud, enregistré chez lui, de façon artisanale, en re-recording, fort justement intitulé « Virtual Trio ». Il faudrait donc écouter les deux albums en parallèle, car ils sont bien plus que complémentaires. Ils continuent, prolongent, renforcent cette histoire étonnante de musique et de complicité, qui court sur une vie. La qualité d’interprétation du trio irrigue d’un sang neuf les compositions de JB Eisinger qui révèlent une compréhension fine et intimement vécue du jazz. L’improvisation est parfois limitée au profit de l’exposition de thèmes d’un lyrisme souvent mélancolique. « L’automne est arrivé » s’inspire d’un texte de Mimi Perrin, l’amie de toujours, clin d’œil à Early Autumn dans la version des Double Six. Pendant les années soixante, JB Eisinger se référait volontiers à la musique classique ou contemporaine (« Shéhérajazz, CelloBritten »,) il aima aussi rendre hommage à ceux qui l’ont toujours inspiré comme Johnny Griffin (« Little Giant Steps »).
La vivacité inspirée de Henri Florens, qui apporte « Thème n°1 », encouragée par une section rythmique chaleureuse- Roger Luccioni signe deux belles compositions « Hyperespace » et « Rue du Chemin Vert »- renforce l’élan et la vigueur de ce jazz que l’on écoutait autrefois dans des caves ou en club, dans le bruit des couverts et des conversations, derrière un écran de fumée, pour dissiper son ennui ou masquer ses fêlures. Un certain état d’esprit et tout un art de vivre.
Sophie Chambon