Ed Grasset
366 p. ; 19,50 €
Aurait-on pu imaginer avant de lire ce livre de Pierre Briançon que la prison, en l’occurrence celle de Saint Quentin en Californie, l’une des plus dures des États-unis, ait pu dans les années 60 être un véritable lieu de jazz ? Et pas de n’importe quel jazz puisque dans ce pénitencier se sont côtoyés à la même période, des jazzmen de la west coast de la dimension de Art Pepper, de Franck Morgan de Dupree Bolton, Franck Butler ou Jimmy Bunn (le pianiste du fameux Lover man de Parker) pour ne citer qu’eux. Ces musiciens exceptionnels ( et détenus en l’occurrence) se sont en effet produits à partir de 1962 dans l’orchestre de jazz « maison », le Saint Quentin Jazz Band promu par le directeur de l’établissement pénitentiaire de l’époque qui leur donna l’occasion inespérée d’y donner pendant quelques années des concerts tous les samedis soirs.
Pour le journaliste Pierre Briançon, ancien Directeur du journal l’Expansion, le point de départ de cette enquête incroyablement documentée, est la découverte à la sauvette chez un disquaire d’un enregistrement vynil de Earl Anderza (« Outa Sight » – Pacific Jazz 1962), saxophoniste alto totalement inconnu, qui n’apparaît dans aucune encyclopédie de jazz, qui n’a rien enregistré d’autres et dont le disque, véritable objet pour collectionneur ne laisse de sidérer notre auteur. Pierre Briançon est tellement impressionné par ce saxophoniste « fantôme » qu’il se met rapidement en quête retrouver sa trace. Avec une pugnacité sans faille de grand journaliste enquêteur, Pierre Briançon enquête sur ce saxophoniste et en trouve finalement la trace dans les archives de la prison de Saint Quentin où le jeune homme a passé le plus sombre de son temps. Découvrant l’existence de ce Jazz Band improbable, Briançon épluche alors avec minutie les archives de la prison et relate l’histoire dans et hors les murs, de ces musiciens qui se sont côtoyés dans cet orchestre. Et découvre qu’en prison ils jouaient, présentaient parfois leur travail et leurs compostions devant des jurys extérieurs, donnaient régulièrement des concerts dans les murs de St Quentin.
Les tranches de vie de ces musiciens célèbres ou anonymes sont ainsi replacées avec beaucoup de subtilité dans le contexte social et jazzistique de cette époque où le jazz de l’après bop connu, après Charlie Parker les dérives les plus tragiques des héroïnomanes irrémédiablement conduits et ramenés sans cesse dans les griffes d’un système terriblement répressif. A partir de là et de cet angle de vue inédit, c’est une véritable approche originale de cette petite histoire du jazz que l’on suit telle une enquête captivante au gré des séjours passés en prison et des sorties sous conditionnelle. Avec Pierre Briançon on rentre au cœur d’un système rarement (voire jamais) exploré. Face à cet engrenage infernal apparaît un système répressif californien qui ne laisse que peu de chances de rédemption à ceux qui immanquablement se font prendre. Il faudra attendre longtemps avant que la machine judiciaire ne comprenne la dimension du mal et l’absurdité de la réponse répressive au détriment de toute démarche thérapeutique.
Dans cette prison extrêmement dure qui accueille des délinquants condamnés parfois pour des peines au terme non fixé (un condamné léger peu se voir infliger une peine allant de 6 mois à 10 ans sans qu’il ne sache précisément le terme de sa peine), les détenus côtoient les condamnés à la chambre à gaz. Et dans cet îlot de violence, le jazz parvient à naître à survivre. Certains même deviennent musiciens de jazz en découvrant les instruments à l’atelier. Le jazz alors devient une un lien symbolique et vital avec le monde extérieur.
Et si nous savions que le jazz était une musique libre, la lecture de cet ouvrage passionnant nous ramène à une autre évidence, celle que le jazz pouvait être aussi dans cet univers impitoyable, une musique de la liberté. Jean-Marc Gelin