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12 octobre 2021 2 12 /10 /octobre /2021 17:24
FREDERIC ADRIAN      NINA SIMONE

FREDERIC ADRIAN

NINA SIMONE

LE MOT ET LE RESTE

Musiques (lemotetlereste.com)

Nina Simone (lemotetlereste.com)

A voir le nombre de critiques de la biographie de Frédéric Adrian, on mesure, près de vingt ans après sa disparition, survenue en avril 2003, la fascination qu’exerce toujours Nina Simone. A quel point Eunice Waymon contribua à forger sa légende, à devenir ce personnage tragique, cette figure iconique de la communauté afro-américaine, c’est ce que montre ce spécialiste de la Great Black Music, dans son Nina Simone, paru aux excellentes éditions marseillaises Le Mot et le ResteL’originalité de ce travail est de ne pas imprimer la légende justement mais de donner à lire un récit au-delà du mythe, de s’en tenir aux faits et aux dates, à toutes les parutions critiques lors des concerts, tournées, sorties de disques. Un travail d’archiviste-chercheur qui démêle le vrai du faux, raconte à partir de plus de mille cinq cents coupures de presse, la vie tragique de cette diva, extravagante, colérique, blessée par le racisme dès son plus jeune âge. Sans se laisser trop influencer par ce que l’on sait d’elle ni sur ses dernières années, navrantes à plus d’un titre. Oublier le mythe, les réactions imprévisibles d’un phénomène qu’on venait voir, attendant l’incident, la crise comme avec Judy Garland ou même l’actrice Vivien Leigh.

L’auteur s’est appuyé sur une documentation sérieuse, une bibliographie copieuse en anglais dont la propre autobiographie de Nina Simone I put a spell on you, parue en 1992, évitant l’écueil d’une vision trop personnelle privilégiant un angle particulier, musique ou vie privée avec anecdotes croustillantes, scandales et autres caprices de la diva. Il ne raconte pas la vie de Nina Simone telle qu’on l’imagine, il n’écrit pas de roman même si, par bien des aspects, sa vie fut un roman, de sa jeunesse dans le sud ségrégationniste à ses dernières années en France à Carry le Rouet, près de Marseille. On reste au plus près de la femme, pas du personnage, restituant la vitalité extraordinaire, le caractère bien trempé, les aspirations spirituelles, mais aussi la mélancolie, la déraison, la conviction que sa couleur et son sexe avaient été ses malédictions.

Les 231 pages se lisent d’un trait, pris au piège dès la première phrase, acte de (re)naissance de la musicienne: “ Nina Simone est née en juin 1954 dans un petit club d’Atlantic City, le Midtown Bar”. Un événement qui fera basculer toute sa vie, car “ce soir là, c’est toute l’histoire musicale de Nina, qui se confond à peu de chose près avec sa vie, qui coule sous ses doigts”. Tout est dit, le malentendu commence. Elle fut reconnue souvent pour une musique qu’elle méprisait. Consciente de sa valeur et de son talent, elle n’arriva jamais à se satisfaire de l’écart entre ce qu’elle aurait souhaité et ce qu’elle obtint. Signe de ce besoin éperdu de reconnaissance, elle reçut (ironie cruelle), un jour avant sa mort, le diplôme de Docteur du prestigieux Curtis Institute de Philadelphie ( Bernstein en est issu) qui décida de son sort, cinquante ans auparavant, en 1951, en la recalant au concours d’entrée, par pur racisme; elle aurait pu alors réaliser son voeu le plus cher, devenir la première pianiste concertiste noire classique, elle qui avait travaillé avec acharnement pour réussir. Cette blessure originelle, cet épisode fondateur allaient marquer sa vie professionnelle et privée. Elle n’aurait pas pris cette orientation musicale devenant une diva de la soul, une reine du blues avec une telle rage au coeur, comparable à celle de Mingus. Difficile d’avaler ces humiliations, de dire adieu au classique (elle garda toujours une place particulière pour sa triade Bach, Debussy, Chopin). Pourtant le succès vient vite sur scène et dans les festivals, elle triompha très vite à l’Apollo de Harlem, au Town Hall de Manhattan puis à Carnegie Hall, défiant les classifications faciles. Elle était inclassable en effet mais reconnaissable dès la première note comme Ray Charles ou Stevie Wonder : une voix unique, écorchée, rauque et un jeu de piano perlé, subtil, baroque avec des marches harmoniques, des trilles.

Incisif, passionnant, ce livre à l’écriture simple et fluide, est l’histoire d’une vocation contrariée qui donnera l’une des carrières les plus singulières. Clarifiant les points délicats d’une vie tourmentée toujours au bord de la chute, déjouant toute caricature, c'est une vraie entreprise de démolition de tous les clichés, au fil de pages qui dessinent le portrait en creux d’une icône du mouvement des Droits civiques autant qu’une femme en prise à sa bipolarité (qu’on ne nommait pas ainsi à l’époque) et à son alcoolisme. Si elle fait du jazz, c’est à sa manière. Reine de la soul, épinglée malgré elle par toute une époque pour son engagement qu’elle ne voulait pas non-violent, même si elle admirait Martin Luther King. Elle chantera Why? ( The King of love is dead) au lendemain de sa mort. Quant à Ain’t go, I got life, cette chanson, reprise de la comédie Hair, elle se l’appropria complètement, elle, l’Afro-américaine  toujours rebelle qui prit en main sa carrière, devenant une figure du Black Power. On ne peut écouter sans être ému son Mississipi “Goddam” censuré dans son titre même, pour le terme grossier( !) de goddam (“putain”) après l’assassinat du militant Medgar Evers à Jackson (Mississipi) et des quatre fillettes de Birmingham (Alabama) qui allait inspirer à John Coltrane, dans un autre style, son poignant Alabama.

A la fin du livre, on comprend mieux les errances d’une formidable artiste qui ne fut jamais heureuse dans sa vie personnelle, jamais satisfaite de son parcours artistique. La colère caractérise sa personnalité, la plupart des chansons qu’elle a écrites ou reprises expriment sans ambiguïté ce sentiment d’injustice intolérable quand on est “young, gifted and black”, titre qui aurait dû devenir l’hymne noir américain, d’après l’ amie, écrivaine et activiste Lorraine Hansberry, morte prématurément. Cette composition deviendra néanmoins le premier classique de la chanteuse. Autre titre révélateur Don’t let me be misunderstood

Si elle attaqua régulièrement l’industrie musicale, les maisons de disques qui la spoliaient (“J’ai fait trente cinq albums, ils en ont piraté soixante dix), si elle découragea souvent les bonnes volontés autour d’elle, le public lui conserva une certaine affection jusqu’à la fin. Alors que son répertoire fut peu repris de son vivant, la jeune génération s’est emparée des chansons de la grande "prêtresse de la soul", lui rendant des hommages sur scène ou en disques. Peut être serait elle apaisée de savoir que l’on parle toujours d’elle et que l’on joue sa musique.

Dernier point, non négligeable, elle peut figurer dans une histoire du jazz, auprès de Billie Holiday qu'elle rejetait tout en l’admirant sans doute. Michel-Claude Jalard ne s’y était pas trompé, au festival d’Antibes Juan-les-Pins en 1965 : Nul ne pourrait nier pourtant que Nina n’ait créé le plus grand choc émotif du festival : c’est que depuis Billie Holiday, dont elle reprit, le fameux Strange fruit, Nina Simone est sans doute la chanteuse la plus bouleversante de l’histoire du jazz, une de celles chez qui l’art se confond le plus naturellement avec un expressionnisme tragique, résigné chez Lady Day, révolté chez Nina.”

Ce n’est pas l’un des moindres mérites de la biographie de Frédéric Adrian que de citer de larges extraits des grandes plumes de l’époque, les Lucien Malson, Maurice Cullaz et autres chroniqueurs au Monde, Jazz Magazine ou Jazz Hot, secouant présent et passé dans notre mémoire à la façon d’un shaker.

 

Sophie Chambon

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9 octobre 2021 6 09 /10 /octobre /2021 15:05

Louis Moutin (batterie, composition), Jowee Omicil (saxophones alto, ténor & soprano, clarinette), François Moutin (contrebasse)

Malakoff, 1-4 septembre 2020

Laborie Jazz LJ 59 / Socadisc

 

Je dois l'avouer, la première fois que j'ai écouté Jowee Omocil sur scène, à l'EuropaJazz Festival du Mans, en 2018, j'ai trouvé que sa prestation comportait beaucoup d'ostentation et pas beaucoup de musique.... Ce disque m'a fait changer radicalement d'avis, et je crois pour longtemps. Leur musique procède d'une sorte de magie, d'un surgissement en apparence spontané qui porte, dès les premières notes, la musique à son plus haut degré. Cela tient sans doute à la personnalité musicale des trois protagonistes, qui aiment à se jeter dans le vide avant de mesurer la profondeur du gouffre. Leur histoire commence par une rencontre fortuite de François Moutin et Jowee Omicil sur un tournage pour une série de Netflix, où ils profitent des pauses pour improviser ensemble. Retrouvailles à Paris chez Louis, le frère de François, et sans préparation la découverte d'une cohésion immédiate. Le disque reflète ce mélange de spontanéité et d'expérience. Ces déjà vieux routiers possèdent au plus haut degré l'art d'avancer sur le fil, sans peur du gouffre qui n'est ici que l'aiguillon de la créativité collective. L'enfance de l'Art en somme, d'un Art que l'on continue d'appeler le jazz, au fil de ses infinies métamorphoses. Chaque titre paraît être le prolongement d'un chorus joué (hier, ou demain si j'en crois Julio Cortázar et son Homme à l'affût), c'est comme une entrée de plain pied dans l'ivresse à la seule vue du flacon, ou simplement de son évocation. Magnifique !!!

Xavier Prévost

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Sur Youtube le récit, par les intéressés, de la genèse de ce trio

https://www.youtube.com/watch?v=0_iD6Kj_Bg4

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Le trio est en concert à Paris (New Morning) le 11 octobre, puis le 14 à La Rochelle et le 16 à Limoges

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7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 15:40

Kenny Garrett (saxophone alto, piano, piano électrique, voix), Vernell Brown Jr (piano), Corcoran Holt (contrebasse), Ronald Bruner (batterie) Rudy Bird(percussions)

et aussi Maurice Brown (trompette), Lenny White (caisse claire), Johnny Mercier (claviers), Pedrito Martinez & Dreiser Durruthy (percussions & voix), Dwight Trible, Jean Baylor, Linny Smith, Chris Ashley Anthony & Sheherazade Holman (voix).

Mack Avenue MAC 1180 / Pias

 

Une sorte de retour aux sources pour ce saxophoniste que Miles Davis fit connaître à la terre entière. Un disque qui parcourt les multiples sources de la musique afro-américaine, sans effet de catalogue, mais avec un sens de l'appropriation et de la singularité qui force le respect. Très beau son d'alto, lignes virevoltantes, très bons arrangements de percussions, et nombreux invités, dont le trop rare Dwight Tribble. Et des hommages aux compagnons de route : Roy Hargrove, Art Blakey, Tony Allen.... Une rythmique d'une souplesse féline qui pousse les feux sur toutes les plages avec une grande finesse. L'esprit du jazz souffle dans ce disque, mais aussi l'atmosphère enfiévrée des églises baptistes, le son des caraïbes, les sortilèges de l'Afrique et, pour une plage, ce jazz d'ambiance qui fit naguère la popularité de Sonny Criss, Donald Byrd ou Ramsey Lewis avant d'envahir les radios du monde entier. Cette concession furtive au smooth jazz n'empêche évidemment pas le CD (aussi double LP) d'être hautement recommandable.

Xavier Prévost

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Kenny Garrett est en tournée française, en quintette : le 10 octobre 2021 à Reims, le 12 à Toulouse et le 22 à Clermont-Ferrand

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Des avant-ouïr sur Youtube

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4 octobre 2021 1 04 /10 /octobre /2021 13:42

Pierre-Antoine Badaroux (saxophone alto, direction), Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinette), Pierre Borel (saxophone ténor, clarinette), Geoffroy Gesser (saxophone ténor, clarinette, clarinette basse), Benjamin Dousteyssier (saxophones baryton, alto & basse), Brice Richard, Pauline Leblond, Gabriel Levasseur, Emil Strandberg (trompettes), Michaël Ballue, Alexis Persigan, Robinson Khoury (trombones), Judith Wekstein (trombone bass), Matthieu Naulleau (piano), Romain Vuillemin (guitare, banjo), Sébastien Béliah (contrebasse), Antonin Gerbal (batterie)

et sur certaines plages

Liselotte Schricke (flûte), Sylvain Devaux (hautbois), Ricardo Rapoport (basson), Nicolas Josa (cor), Hugo Boulanger, Aliona Jacquet, Clémence Meriaux, Stéphanie Padel, Manon Philippe, Lucie Pierrard, Émilie Sauzeau, Léo Ullman (violons), Issey Nadaud, Elsa Seger (alto), Félicie Bazelaire, Elsa Guiet (violoncelles)

Paris, 22-27 janvier 2021

Umlaut Records UMF R-CD 34-35 / l'autre distribution (double CD)

 

L'hommage du big band à la pionnière Mary Lou Williams. Mais pas un hommage compassé et formolé : un vrai travail de recherche, effectué par Pierre-Antoine Badaroux et Benjamin Dousteyssier dans les archives recueillies par l'Institute of Jazz Studies de Newark, sur des partitions autographes et parfois inachevées. Des inédits, de multiples versions de son légendaire Mary's Idea (dont un arrangement pour big band de la dernière version, 1947, baptisée Just An Idea), un thème inauguré par l'orchestre d'Andy Kirk (dont elle fut longtemps la pianiste) dans les années 30. Et ses arrangements pour Duke Ellington, qui ne les joua pas tous, et la paya avec parcimonie.... Et aussi des arrangements pour l'orchestre de Cootie Williams. Sans oublier des extraits de sa Zodiac Suite, et trois extraits de son History of Jazz for Wind Symphony, composée pour l'orchestre de Duke University et laissée inachevée. Bref une véritable somme, à inscrire dans les repères patrimoniaux du jazz (on devrait plutôt dire matrimoniaux, en référence au matrimoine, corpus des œuvres conçues par des femmes). Une fois de plus, ce grand orchestre, qui rassemble une encore jeune génération (qui pratique aussi le jazz contemporain et les musiques improvisées les plus hardies), fait preuve d'une insatiable curiosité, et d'un talent à la hauteur de l'enjeu. Bravo !

Xavier Prévost

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Le disque à été enregistré à la Philharmonie de Paris, coproductrice de ce formidable projet. Et l'Umlaut Big Band jouera ce programme à la Philharmonie le 9 octobre 2021 en première partie du Lincoln Center Jazz Orchestra. Et l'Umlaut Big Band jouera ensuite à Brest le 14 octobre pour l'Atlantique Jazz festival

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Un avant-ouïr sur Le Grigri

https://www.le-grigri.com/blog/2021/6/23/premiere-umlaut-big-band-chunka-lunk-marys-ideas-umlaut-records

 

Sur Youtube, une vidéo inspirée par le film du photographe Gjon Mili en 1944

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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 21:44

Deuxième concert de la saison Jazz sur le Vif, et affiche contrastée autour du saxophone. Un petit tour en milieu d'après midi au studio 104 de Radio France, pour découvrir que la balance du groupe de Steve Coleman se fait avec les seuls bassiste et batteur. Le manager de tournée teste aussi les retours pour les absents, mais il faudra manifestement une balance à l'entracte, là où l'usage prévoit un seul éventuel raccord....

Pendant que le groupe de Sophie Alour effectue sa balance, la saxophoniste-flûtiste est dans la salle, devant la console de sonorisation, pour évaluer la progression des opérations.

Elle sera sur scène, avec son groupe, moins de deux heures plus tard

SOPHIE ALOUR «Joy»

Sophie Alour (saxophone ténor, flûte, composition), Raphaëlle Brochet (voix), Abdallah Abozekry (saz, voix), Damien Argentieri (piano), Philippe Aets (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie)

Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 2 octobre 2021, 19h30

 

Le groupe est celui du disque «Joy», publié début 2020. Sans percussionniste, mais augmenté de la voix de Raphaëlle Brochet, funambule des traditions vocales de tous les mondes. Et en lieu et place du oud, et du oudiste Mohamed Abozekry, c'est désormais son frère Abdallah, qui joue sur saz, dont il est un virtuose. Le répertoire est celui de ce disque, augmenté d'un ou deux titres venus du suivant, «Enjoy», publié en mai dernier. La musique mêle les sources moyen-orientales et le mouvement inflexible du jazz ; ses sonorités aussi. Et la typicité de ses improvisations. On est porté par cette allégresse qui parcourt les langages musicaux avec ferveur. Large espace d'expression pour chaque membre du groupe : la saxophoniste-flûtiste est loin de 'tirer la couverture', à l'écoute, et manifestement toute à sa joie de coordonner cette effervescence. Au troisième titre elle prend la flûte, et son improvisation évolue entre deux rives, orient et jazz. Elle nous offrira aussi avant le dernier morceau une courte ballade, avec la basse, et insertion douce du piano. Et après Joy, le bien nommé, qui conclut cette première partie, un rappel chaleureux nous vaudra Fleurette égyptienne, avec une pensée pour Duke Ellington. Je dois avouer que, si les disques ne m'avaient pas totalement convaincu, le concert en revanche m'a conquis

Après l'entracte, c'est le moment d'accueillir Steve Coleman. Alors que le public commence à regagner ses fauteuils, le vocaliste, le trompettiste et le saxophoniste procèdent à la balance qu'ils avaient éludée en milieu d'après-midi. Public étonné.

L'un des musiciens précise que c'est le 'soundcheck'. Rapidement et bien fait, mais un peu cavalier peut-être : on imagine un groupe français faisant de même aux USA, au Canada ou en Allemagne pour un concert également capté pour la radio : impensable !

STEVE COLEMAN «Five Elements»

Steve Coleman (saxophone alto), Jonathan Finlayson (trompette), Kokayi (voix), Anthony Tidd (guitare basse), Sean Rickman (batterie)

Paris, Maison de la Radio (et de la Musique), 2 octobre 2021, 21h

C'est presque rituel : des cellules mélodico rythmiques obstinées mais mobiles, jouées par l'un de musiciens, reprises par les autres, et des bribes de phrases qui se télescopent jusqu'à l'envol des solistes, en solitaire ou en escadrille. Le tandem basse-batterie nourrit une pulsation qui n'a rien de schématique : sous la force pulsatoire s'épanouit tout un univers d'accents, de rythmes pluriels et entrecroisés. Nos pieds bougent sur le temps qui est en même temps hors du temps. Et à la faveur d'une salve d'applaudissements qui conclut une première séquence, Steve Coleman repart en douce mélancolie : derrière le faux-nez de Jitterbug Waltz, qui est en fait le couplet de Stardust, on va vers ce standard.... jusqu'à ce que la machine rythmique reparte de plus belle. Kokayi, plus qu'un rappeur ou un slameur, est un chanteur à l'ambitus volontairement restreint qui déploie une prosodie (très) syncopée qui tient de la harangue et du manifeste poétique. Il s'y entend pour attiser les braises ! Et le concert continue, de surprise en rebond, nous tenant en haleine. Plus loin le sax et la trompette lancent des fusées parkéro-gillespiennes. Je crois aussi entendre un souvenir coltranien. Bref c'est plus que vivant : haletant, débordant d'énergie et peuplé de pensée musicale, en toute urgence. Cela fait longtemps que j'écoute Steve Coleman en concert et, une fis de plus, je jubile....

Xavier Prévost

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Les deux parties de ce concert seront diffusées sur France Musique le samedi à 19h dans l'émission 'Jazz Club' d'Yvan Amar : Steve Coleman le samedi 30 octobre 2021, et Sophie Alour le samedi 15 janvier 2022 

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1 octobre 2021 5 01 /10 /octobre /2021 23:22


Dave LIEBMAN / Richie BEIRACH, "EMPATHY". Avec Dave Liebman (saxophones ténor, soprano, flute), Richie Beirach (piano) et en invités : Jack DeJohnette (batterie), Florian Van Volxem (synthétiseur), Léo Henrichs (gong, timbales).
Coffret de 5 cds.
Enregistrements de 2016 à 2020. Jazzline/Socadisc.
Parution le 27 août 2021.

Entre Dave Liebman et Richie Beirach, c’est une vieille histoire. Une complicité née voici un demi-siècle à New York dont la première manifestation fut le groupe ‘’Lookout Farm’’, et qui s’épanouit un peu plus tard dans ‘’Quest’. En tête à tête, ou côte à côte, Dave, le saxophoniste-flutiste et Richie, le pianiste, nous avaient donné pas moins de quatre disques en duo, ‘Double Edge’, ‘The Duo Live’, ‘Omerta’ et en 2011, ‘Unspoken (Out There/Out Note).

 

Ces dernières années, l’empathie, pour reprendre le titre du coffret, s’est encore consolidée entre ces deux contemporains (Liebman, né en 1946, Beirach, 1947). « Quand nous avons entamé notre séance en duo, en 2018, rien n’était programmé, nous avons simplement joué et vu ce qui allait arriver », confie Richie Beirach dans le livret.

 

Entretien


Tout est dit sur leur connivence. Le coffret permet d’en juger : cinq albums enregistrés entre 2016 et 2020 dont trois qui donnent à entendre les comparses dans différentes configurations (duo, trio avec Jack DeJohnette, ou quartet avec synthétiseur et percussions) et deux en solo intégral.  Nous tenons là une œuvre magistrale, témoignage d’une sensibilité, d’une authenticité tutoyant les sommets. Une forme suprême de l’improvisation qui constitue l’essence même du jazz.

 

Jean-Louis Lemarchand.

 

 

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27 septembre 2021 1 27 /09 /septembre /2021 10:14

Premier concert de la saison 'Jazz sur le Vif' à la Maison de la Radio (.... et de la Musique). Le samedi 25 septembre 2021, à trois jours du trentième anniversaire de la disparition de Miles Davis, Arnaud Merlin a choisi d'inviter au studio 104 le sextette «Urbex Electric» du batteur (et compositeur) belge Antoine Pierre. Avec lui Jean-Paul Estiévenart (trompette), Renier Baas (guitare électrique), Bram De Looze (piano), Félix Zurstrassen (guitare basse) & Frédéric Malempré (percussions).

Urbex désigne habituellement l'exploration de sites urbains délaissés. Ici c'est plutôt la visite fervente d'un monument historique. Le groupe avait publié en 2020 un disque très remarqué, intitulé «Dispended» (Out Note Records), et inspiré par la musique du «Bitches Brew» de Miles. Un hommage au trompettiste, sans servilité aucune, mais qui se nourrit des métamorphoses alors opérées par cette œuvre phare. Le concert, comme le disque, esquive l'imitation mais offre une très belle synthèse de l'esprit, artistique et musical, qui prévalait alors. L'instrumentation est un peu différente (pas de sax, et un piano acoustique).

Pendant la première partie, le groupe joue trois titres du disque «Suspended», puis deux compositions issues du disque précédent intitulé «Sketches of Nowhere» (l'ombre de Miles, décidément, n'est pas loin). Et il conclut le set en revenant au plus récent album, avec Obsession. La musique circule entre les musiciens. Certes la trompette de Jean-Paul Estiévenart occupe une place privilégiée, sans surjouer le modèle ; mais quantité d'événements surviennent, dialogues entre les instrumentistes, reprise au vol d'un fragment d'improvisation pour évoluer vers un unisson.... Le guitariste, qui nourrit la pulsation d'accords au son très mat, sort régulièrement de sa réserve avec éclat. Le percussionniste, entre dialogue et soulignement, alimente en permanence le caractère vivant de la musique. Le batteur, en parfait chef d'orchestre, conduit le débat, mais sans envahir l'espace musical. Et le pianiste participe constamment aux échanges, même s'il ne pratique pas l'ostentation. Il faudra attendre la fin du concert pour qu'une partie du public (la plus distraite) prenne conscience de l'importance de sa contribution. Les auditeurs ont hélas parfois besoin que l'on surligne le message pour le porter à leur pleine conscience....

Après l'entracte, retour en quintette, pour un thème sans le trompettiste, et qui nous vaudra un beau dialogue entre piano et percussion, ainsi qu' un solo de guitare étincelant. Puis le sextette se reforme. Si au fil du concert, fidèle à l'esprit de l'univers évoqué (le Miles de 1969) le solos étaient intégrés dans le flux permanent de tuilages et d'échanges, le groupe offrira vers la fin un déroulement plus conforme au rituel du jazz : solos successifs bien balisés. Une partie du public, qui tendait à applaudir à tout moment sur des propositions inachevées, se trouve soudain plus à son aise. Cela dit l'écoute fut fervente et l'enthousiasme très explicite. Et votre serviteur partagea l'euphorie du public.

En rappel le groupe quitta les compositions d'Antoine Pierre pour une reprise : une composition de Joe Zawinul que Miles avait enregistrée en 1968, et beaucoup jouée dans ses tournées de 1970-71, mais dont l'original ne fut publié qu'en 1981 avec une foule de séances étalées de 1960 à 1970. Il s'agit de Directions, thème issu de l'album éponyme. Très belle conclusion pour un concert vraiment épatant !

Xavier Prévost

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Ce concert sera diffusé en deux parties sur France Musique, dans le Jazz Club d'Yvan Amar à 19h, les samedis 2 octobre et 6 novembre

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25 septembre 2021 6 25 /09 /septembre /2021 10:48
PASSAGE  à MARSEILLE, aux EMOUVANTES, septembre 2021.

PASSAGE à Marseille aux EMOUVANTES (Suite)

 

Festival Les Emouvantes - Marseille (festival-emouvantes.fr)

Ce festival marseillais si singulier a changé plusieurs fois de lieu, du Cabaret aléatoire (il portait bien son nom) dans l’ancienne usine Seita de la Belle de Mai, devenue l’une des friches industrielles réussies, avant de trouver “son site”, la chapelle baroque des Bernardines jouxtant le grand lycée marseillais des classes prépas entre autres, le lycée Thiers où étudièrent conjointement Marcel Pagnol et Albert Cohen. Après des péripéties dignes de la cité phocéenne, le festival des Emouvantes a dû se replier au dernier moment, juste un peu plus haut sur la colline, place Carli au Conservatoire de Région Pierre Barbizet, accueilli, hébergé par le nouveau directeur, le saxophoniste Raphael Imbert.

Façade XIXème du CONSERVATOIRE place Carli

 

Jeudi 23 et Vendredi 24 Septembre

 

Notre ami Xavier Prévost a rendu compte finement des deux concerts de la soirée de jeudi, la vision personnelle de l’opéra de Laurent Dehors et la relecture de certaines de ses compositions par le pianiste Jean Marie Machado en quartet MAJJAKA ( “phare” en finlandais).

 

MAJJAKA JEAN MARIE MACHADO QUARTET

Jean-Marie Machado : piano & compositions
Jean-Charles Richard : saxophones
Vincent Ségal : violoncelle
Keyvan Chemirani : percussions

Des pièces  sont reprises, retravaillées, elles ont pour nom “Um vento leve”, “Les pierres noires”, “la lune dans la lumière” ( titre particulièrement adapté, après la nuit d’équinoxe du 22 septembre), “Slow Bird”. Ces titres sont suffisamment poétiques pour nous entraîner dans une séquence imaginaire de voyage, autant lusitanien que breton, scandinave évidemment où la musique conduit la promenade au phare! Des tableaux sonores où résonnent, enflent les saxophones de Jean Charles Richard au soprano et baryton, le violoncelle de Vincent Segal et les duos percussifs de Keyvan Chemirani avec le piano préparé du leader, dans la bibliothèque Billioud aux lambris acajou, aux étagères vidées des livres.

Ancienne entrée rue de la Bibliothèque

C’est à la fin de la soirée suivante, après deux séries de concerts intenses, à 19h et 21h, que je m’interroge sur les passages possibles, la démarche souvent opposée mais en un sens complémentaire entre La petite histoire de l’Opéra, opus 2, revue et corrigée à la façon de Laurent Dehors avec sa troupe de fidèles ( ils ne sont que six mais assument brillamment toutes les fonctions d’un grand orchestre) et le programme ambitieux, assez inattendu de David Chevallier Emotional Landscapes, en septet, sur des chansons de la star islandaise Björk croisées, intercalées de thèmes baroques joués sur instruments d’époque!

UNE PETITE HISTOIRE DE L'OPERA, OPUS 2

LAURENT DEHORS

 

Tineke Van Ingelgem : voix
Laurent Dehors : saxophones, clarinettes, guimbarde, cornemuse, direction musicale, compositions & arrangements
Michel Massot : tuba & trombone
Gabriel Gosse : guitare, guitare électrique 7 cordes, banjo, batterie & percussions
Matthew Bourne : piano, piano préparé
Jean-Marc Quillet : marimba basse, vibraphone, xylophone, glockenspiel, batterie

Je suis depuis longtemps le travail de cet énergumène qui a nom Laurent Dehors et de sa compagnie Tous Dehors, incluant sa participation au grand format du Mégaoctet d'Andy Emler avec le contrebassiste Claude Tchamitchian, fondateur et directeur artistique des Emouvantes avec Françoise Bastiannelli.

Quel diable d’homme, ce Normand poly-instrumentiste qui joue de la guimbarde, de la cornemuse, avec autant de jubilation que des clarinettes et saxophones. Mais il n’est jamais meilleur que quand il canalise sa folie, se livrant à un dérèglement des sens tout à fait contrôlé : il détourne des thèmes connus, standards ou arias dans une démarche volontiers démocratique, rendant la musique savante et sérieuse accessible au plus grand nombre. Il s’empare de tous ces airs connus avec délectation et les transforme sans en perdre le suc, “la Reine de la Nuit” de la Flûte enchantée, une trilogie de Carmen avec “la Habanera”, l’air des enfants, "la garde montante" “Nous sommes les petits soldats”, “l’Amour est enfant de Bohême”, mais il va voir aussi du côté de “La Mort de Didon” de Purcell, la Toccata de l’Orfeu de Monteverdi au balafon qui commence le spectacle, Lully et son tube des “Indes galantes”, Vivaldi …

Avec sa géniale équipe de déjantés (l’impayable Jean-Marc Quillet, aux différentes percussions, Gabriel Gosse à la guitare électrique, au banjo et à la batterie, l‘émouvant Massot au sousaphone et trombone, Laurent Dehors évidemment à la flûte à bec rose plastique, Matthew Bourne au seul piano mais suffisamment préparé), il nous enchante. Car tous chantent (plus ou moins bien) avec la formidablement drôle et aventureuse soprano Tineke Van Ingelgem, Castafiore flamande allumée et allurée, éblouissante quand elle tente de résister au fracas de l’orchestre ou quand elle se lance dans un rap en jouant des prunelles. J’ai une seule réserve, j’aurais tellement aimé entendre sa belle voix sans micro, mais dans une salle non adaptée où tourne rapidement le son, avec ses petits copains qui tapent dur, que faire?

J’ai pensé soudain à Rossini et à une émotion éprouvée un soir, tardivement, en comprenant, après une captation de l’Italienne à Alger, comment le compositeur, horloger maniaque, à la mécanique diabolique, était semblable en sa folie à la théâtralité de Georges Feydeau.

Et la version débridée mais très juste de la fameuse “Danse symphonique” du West Side Story de Berntein, valait bien le mambo échevelé du jeune orchestre vénézuélien de Gustavo Dudamel. L’intervention de Dehors rendait la musique dans ses nuances, tout en ayant transformé dans une version bizarre, le thème initial. De toute façon, de la version de Broadway à celle du film de Robert Wise, sans oublier la tentative intéressante du maestro lui même dirigeant les grands chanteurs lyriques Kiri te Kanawa et José Carreras dans les rôles principaux, on mesure l’écart que l’on peut faire faire à une partition. Plus de barrières entre les styles et les genres, un décloisonnement recherché passionnément.

 

DAVID CHEVALLIER SEPTET EMOTIONAL LANDSCAPES

David Chevallier : Direction, théorbe, guitare baroque & arrangements
Anne Magouët : soprano
Judith Pacquier : cornet à bouquin & flûte à bec
Abel Rohrbach : sacqueboute basse
Volny Hostiou : serpent & basse de cornet

Martin Bauer : basse & dessus de viole
Keyvan Chemirani : zarb & daf

 

Laurent Dehors adopte cette démarche particulière, politique au sens noble, avec la volonté de tout mêler, formes et instruments, de les travailler de façon à faire entendre la voix dans tous ses états et de rendre sa musique inclassable. Le travail de David Chevallier n’est pas inclassable mais il a une science particulière de l’arrangement ( bon sang ne saurait mentir, son père, Christian Chevallier était un orfèvre en la matière, dans un tout autre style, musicien de jazz, travaillant pour la chanson ou les musiques de films).

David Chevallier se passionne pour la musique ancienne baroque depuis une quinzaine d’années, tout en étant capable de jouer de la guitare jazz électrique (ou non) et de revoir à sa façon les Standards de jazz. Mais ici, en compagnie de sa femme, la chanteuse soprano Anna Magouët et de formidables comparses, il reprend fidèlement les thèmes baroques dans leur version princeps. Avec ces curieux instruments, originaux à tous les sens, comme les cuivres étonnants et puissants du cornet à bouquin et de la sacqueboute basse, sorte de trombone coulissant, ou de la basse de cornet. Mais différence majeure avec la musique de Dehors, tous les instruments jouent leur rôle attendu sans être déplacés, bouleversés dans leur fonction. Des alliages qui sonnent magnifiquement avec les percussions sur peaux et fûts de Keyvan Chemirani ou le théorbe au long cou, manche manoeuvré avec dextérité par le guitariste leader qui jouera aussi de sa guitare baroque.

N’étant aucunement spécialiste de baroque ni même de la musique de Björk, je ne peux qu’écouter avec attention, ce mix curieusement cousu, qui ma foi, raisonne et résonne. Regard plus qu’intéressé par les formes bizarres de ces instruments d’époque-il est essentiel là encore de voir les musiciens jouer, en s’appropriant l’espace difficile de la bibliothèque aux rayonnages vides, où le son tournoie ( prodige des ingé-son comme Gerard de Haro la veille avec Majjaka).

David Chevallier aime la musique et les compositions de la chanteuse islandaise, il est tombé sous le charme de son album Vespertine et de différents tubes que je reconnais, comme “Bachelorette” de l’album Homogenic.  On aura aussi “Unravel” de l’album éponyme, “Isobel” à la guitare baroque, “Who is it?” que le compositeur arrangeur croise avec Monteverdi ou Purcell “Ode à Sainte Cécile” (la patronne des musiciens). Le rappel sera poétique avec “Sun in my mouth” d’après des paroles de E.E.Cummings. Etrange expérience donc à laquelle nous avons assisté avec un public aux anges, manifestement venu pour entendre les baroqueux à l’oeuvre.

 

CREATION  QUARTET MOLARD/CORNELOUP ENTRE LES TERRES

Jacky Molard : violon & composition
François Corneloup : saxophone baryton & compositions
Catherine Delaunay: clarinette
Vincent Courtois : violoncelle

Et en cette soirée de week end, on débutait avec le quartet de Corneloup/ Molard, dédié à la musique celte, bretonne bien sûr mais aussi cousine, irlandaise et teintée comme dans tous les folklores, d’influences diverses, ici quelques effluves balkaniques. Gigues, danses trad, et cet éblouissant “Plinn de la mort” final, danse macabre qui fait frissonner et transporte dans l’Ankou des Bretons traduit dans les monuments funéraires, les enclos paroissiaux sculptés dans le sombre granit.

J’ai tout de même été sensible à l’une des compositions de François Corneloup “le Guerz d’autre part”, lui aussi étranger à la celtitude de par ses origines mais qui se saisit d’une mélodie lente bretonne et la tourne à sa façon. Des pièces qui s’enchaînent inexorablement, frénétiques dans la transe qu’elles procurent, échevelées avec les crins des archets du violon de Jacky Molard et du violoncelliste Vincent Courtois. Répondant en contrepoint à la basse du baryton, la clarinette de la toujours impeccable Catherine Delaunay nous entraîne dans le pays marin, envolées d’oiseaux dans la brume marine, loin de la cité phocéenne, notre port d’attache. Mais avec ces musiques diverses, on embarquait vers d'étranges contrées musicales, des pays lointains, “hic et nunc” jouant volontiers à aller se perdre dans “autrefois et ailleurs”. Il est tout de même assez remarquable d’entendre des musiques originales, plus forcément “actuelles” au sens premier, retravaillées aujourd’hui, réarrangées d’après des partitions d’un autre âge.

Sophie Chambon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 septembre 2021 5 24 /09 /septembre /2021 23:07

Escapade marseillaise pour le chroniqueur, et plongée dans les deux premiers jours (22 & 23 septembre 2021) du festival 'Les Émouvantes'. Année compliquée, après l'édition 2020 qui proposait des duos et un solo issus de la programmation conçue autour des imaginaires. Cette année nous retrouvons les groupes au complet, et la musique telle qu'elle a été conçue. En mars le festival a connu des sueurs froides : le Théâtre des Bernardines, qui l'avait accueilli jusque là, déclarait forfait pour cause de travaux. Providentiellement Raphaël Imbert, nouveau directeur du Conservatoire Pierre Barbizet, a proposé pour les concerts ses locaux. Depuis plusieurs années les Master Classes du festival se tenaient déjà en ces murs.

C'est donc le cœur léger que le chroniqueur sortait de la Gare Saint Charles, admirant la Cité Phocéenne sous le soleil de (et du) midi. Direction le conservatoire Pierre Barbizet, pour découvrir les lieux pendant la balance du quartette de Jean-Pierre Jullian.

Et à 19h, c'est la salle Billioud, ancienne bibliothèque, qui accueille «Chiapas II», une création de Jean-Pierre Jullian qui conclut un triptyque consacré à cet état du Mexique, aux luttes politiques qui s'y déroulent, et à l'imaginaire qui s'y déploie. Le batteur est entouré de Guillaume Orti aux saxophones (alto & baryton), Étienne Lecomte aux flûtes (flûte traversière en do & flûte basse), et Tom Gareil aux vibraphone et marimba.

La musique mêle écriture (riche, serrée et d'une très grande qualité) et improvisation. Les solistes font merveille : Guillaume Orti, qui m'épate depuis maintenant plusieurs décennies, Tom Gareil, mêlant fougue et sobriété avec intelligence, et Étienne Lecomte, que je découvre. Le flûtiste manifeste une grande maîtrise des modes de jeu les plus variés, avec une grande pertinence musicale et une indiscutable inventivité.... La musique évolue à partir de segments répétitifs vers ces effervescences dont le jazz a le secret. C'est formellement très convaincant, et c'est profondément vivant : le jazz, en somme !

 

À 21h le concert se tient à l'étage du dessous, salle Henri Tomasi. Il accueille le trio de la flûtiste, vocaliste et compositrice Naïssam Jalal. Le trio, et son programme, s'intitulent «Quest Of The Invisible». Leonardo Montana est au piano, et Claude Tchamitchian à la contrebasse. La musique se déplie autour de l'invisible : mystique ou sacré, qu'il s'agisse de foi ou d'art, mais aussi de tous les sentiments humains qui construisent la relation à autrui, à la nature, au monde.... Intensité de la musique et de son interprétation, bel espace donné à ses deux partenaires, expression vraiment collective. On se sent un peu en lévitation, entre paradis perdu et espoir retrouvé dans la relation humaine : on est ensemble, dit la musicienne au public pour conclure. C'est beau comme une utopie quand elle se réalise.

Le lendemain, 23 septembre donc, la salle Billioud accueille le quartette de Jean-Marie Machado et son programme «Majakka». Il l'a enregistré sur un disque éponyme publié au début de l'année. C'est une relecture par le pianiste de certaines de ses anciennes compositions, tendance lyrique et mélancolique. Il s'est entouré d'orfèvres en art musical, élaboré autant qu'expressif : Jean-Charles Richard aux saxophones (baryton & soprano), Vincent Ségal au violoncelle, et Keyvan Chemirani au zarb et autres percussions. La musique circule, les rôles se déplacent, tous solistes, tous accompagnateurs stimulants. Les improvisations sont bluffantes, l'énergie est explosive, et dans les moments de recueillement, c'est beau comme du Schubert. Grande classe !

À 21h, translation du public, après une pause à la buvette-restauration, vers la salle Henri Tomasi. Finis la rigolade et les émois d'esthètes : ici l'on tacle et l'on cogne, on passe à la moulinette l'histoire de l'Opéra, avec le consentement de la soprano Tineke Van Ingelgem, figure remarquable de la scène opératique européenne.

Laurent Dehors, compositeur-arrangeur et multi-instrumentiste (clarinettes, saxophone, cornemuse, guimbarde, etc....), a dessiné le second volet de sa «Petite histoire de l'opéra». Il est entouré de ses complices de longue date : Jean-Marc Quillet (percussions à claviers et autres instruments), Michel Massot (trombone et soubassophone), et de partenaires réguliers depuis quelques temps déjà : Matthew Bourne au piano (et piano préparé) et le jeune Gabriel Gosse (guitare, banjo, batterie, percussions à claviers....

Monteverdi, Bizet, Vivaldi, Purcell, Donizetti, Bernstein et Mozart sont métamorphosés en objets musicaux 'désindentifiés' : c'est vivant, malin, 100% musical et assez pataphysique. La soprano fait merveille, même si l'acoustique de la salle, rétive à la sonorisation d'un tel tohu-bohu, ne l'aide pas toujours. On passe par un hypothétique opéra flamand (partition du directeur musical, livret de la cantatrice) qui tourne au rap, et cela finira en apothéose avec un air de La Flûte enchantée version free punk : jouissif !

Les jours suivants, le festival accueillera François Corneloup/Jacky Molard, David Chevallier, Christophe Monniot/Didier Ithursarry et Caravaggio Quartet. Sophie Chambon vous en donnera d'autres échos.

Le chroniqueur, heureux, a salué une nouvelle fois, dans une lumière différente (8h30, avant le TGV 6112 de 9h02), le parvis de la Gare Saint Charles. Arrivé à Paris Gare de Lyon, sur le quai, une drôle de surprise : des malabars harnachés opérant pour une société privée contrôlent les 'pass sanitaire' (on aurait donc voyagé avec des gens non vaccinés ni contrôlés ?). Malabars très polis (bonjour madame-bonjour monsieur), mais cette fantaisie militaire pré-fascisante fait un peu froid dans le dos....

Xavier Prévost 

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16 septembre 2021 4 16 /09 /septembre /2021 14:20
 DOMINIQUE PIFARELY   "SUITE : ANABASIS"

 

Dominique PIFARELY  "SUITE : ANABASIS" 

 

Dominique Pifarély, violon, composition
Valentin CeccaldiBruno Ducret, violoncelles
Sylvaine Hélary, flûtes
Matthieu Metzger, saxophones soprano et alto
François Corneloup, saxophone baryton
Antonin Rayon, piano, synthétiseur moog
François Merville, batterie

 

Jazzdor Series #10 | Jazzdor

Production Jazz d’or/ Philippe Ochem

Contact/booking | Dominique Pifarély (pifarely.net)

 

Anabasis, dernier projet du violoniste Dominique Pifarély, est une suite inspirée du poème de Paul CELAN, source profonde aux mots desquels le violoniste s’abreuve. Cette musique dense, montée de façon complexe, saisit dès l’ouverture. Cinq longues compositions, jamais faciles qui prennent le temps d’installer ce climat fiévreux, familier mais néanmoins accessible si on prête l’oreille, dans une attention “flottante” qui n’est pas rêverie, mais plutôt attente de ce qui va advenir. Pifarély poursuit son infatigable travail d’écriture et d’improvisation : sa musique ardente, au-delà de la sensibilité et du lyrisme attendus, répond à une mécanique de grande précision, intellectuelle et pourtant sensible.

La mise en place redoutable donne une grande lisibilité à l’ensemble malgré la variété des textures et la finesse des tuilages. Une musique de chambre contemporaine, plus qu’un jazz de chambre, où l’improvisation prend toute sa place avec gourmandise. Des lignes nettes sans être tranchantes.

Anabasis commence par une note, un “si” joué de façon insistante au piano avant que n’entre en scène le sax baryton de François Corneloup, précédé de frottements, crissements, bruissements d’ailes. Puis c’est le tour des cordes. L’ambiance est tendue,  énigmatique. Et totalement passionnante dès ce son obstiné inaugural. Une réjouissante austérité où rien ne s’installe longuement, entrées et sorties, tutti vibrants, contrepoints délicats. Deux autres titres de compositions, après “Anabasis”, “Grille de paroles” et “Radix” sont aussi du poète, vrai déclic de l’inspiration : une grille de paroles comme en jazz, nerveuse, débridée où les cordes sont des voix effrayées, précipitées avant que le clavier ne les calme et réajuste l’ensemble, aidé de chants d’oiseaux flûtés, drôles de volatiles qui partent à tire d’aile.

Chacun a son rôle taillé sur mesure, et s’en acquitte avec élégance et virtuosité, le casting étant royal. Ce nouveau groupe de Dominique Pifarély poursuit en le renouvelant le travail mené de 2005 à 2015 avec l'ensemble Dédales. Dans le format resserré d’un octet, on retrouve la rythmique puissante et fidèle de François Corneloup, François Merville, Antonin Rayon mais de nouveaux complices Sylvaine Hélary, Matthieu Metzger, Valentin Ceccaldi et Bruno Ducret, rejoignent les rangs, autour du violoniste.

Les traits souvent exacerbés du violon, le jeu pertinent du piano, la percussion colorée de la batterie, toutes ces composantes entrent dans cette partition subtile. Quelque chose qui ressemble à l’écriture à vif, qui jamais ne se pose et qui fait sens. Il faut beaucoup écouter pour se bâtir un répertoire mental de sons et les conjuguer. Les associations de timbres comme de saveurs partent souvent d’une histoire, d’alliances ou alliages parfois contre-nature ou à contresens qui cherchent l’accident, l’artefact. Des fulgurances peuvent pousser loin les curseurs de l’ouïe, brouillant les frontières. Les dissonances ne font pas peur.

L’écriture musicale donne à la fois une géographie précise (parties écrites instrumentales) et plus instable ( improvisations) qui s’inscrit dans une certaine durée, comme en 2014, le singulier Time geography. Mais avec Anabasis, c’est un temps circulaire, proustien qui fait retour :

L’anabase, c’est la remontée de la mer vers les terres (…) et la sortie d’exil. Cette montée est aussi un retour, qui paradoxalement s’effectue dans l’avenir.”
Martine Broda, “Dans la main de personne, essai sur Paul Celan”.

Au caractère fragmentaire de la phrase célanienne répond en correspondance la musique de Pifarély, encore que ce mot soit trompeur; le compositeur s’appuie sur les rythmes et syncopes, et d’autres éléments musicaux pour avancer dans ce passage du texte aux sons. La transdisciplinarité est de mise : l’écriture et la musique sont liées depuis si longtemps mais rarement menées conjointement de façon satisfaisante : Et puis toujours ce truc qu’on ne règle pas, entre les programmateurs littéraires qui trouvent ça quand même un peu trop contemporain et les tourneurs musiciens qui ne pigent pas les textes, écrit  le complice François Bon.

Il ne s’agit pas d’illustration, ne cherchons point de lien de sens entre le poème et la musique, ni de rapport de contenu, de traduction de forme artistique en une autre. Chacune est pleine, surgissant hors d’elle même, presqu’incontrôlable. Et l’on ne peut qu’apprécier la performance collective, la direction de cette suite jusqu’à la clôture, sur un “si” dans “Sans bruit, les voyageurs”.

 

Sophie Chambon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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