Wayne SHORTER: le compositeur-saxophoniste extra-terrestre (*)
Antoine Hervé (exposant, p), Jean-Charles Richard (ss). 09.02.2010 à l’Auditorium de Saint-Germain des Prés
A Franck
Le concept d’Antoine Hervé est connu, le contenu de ses leçons successives est en revanche trop rarement explicité. Car il faut un talent singulier (de pédagogue, de conteur) pour dévoiler et illustrer à un public indéterminé (combien d’initiés ? Combien de néophytes ?) la personnalité, le parcours, les conceptions musicales d’un Bill Evans, d’un Charlie Mingus, d’un Chick Corea, sans rien céder par ailleurs sur l’exigence du jazzman concertiste. Bien loin des clichés ou des raccourcis stériles qui continuent d’alimenter une version tronquée de l’histoire et, pour tout dire, un certain snobisme, la curiosité empathique, le sens de la nuance et de la formule, le décorticage humoristique et savant tout à la fois, font par exemple de la leçon consacrée à Oscar Peterson (qu’on aurait pu penser, à tort, assez éloigné des références premières d’Antoine Hervé) ou à McCoy Tyner de purs joyaux qui commencent au demeurant à se décliner dans tout l’hexagone. Le 09.02.2010, Antoine Hervé consacrait sa leçon à Wayne Shorter. Exercice redoutable tant l’œuvre, la pensée et la démarche du saxophoniste ont essaimé sur (et suscité) des continents sans autre lien évident à première approche que son génie de compositeur auquel on l’a trop souvent réduit, de Blakey à Miles, de Weather Report à la « saudade » brésilienne la plus subtile, sans parler de ses collaborations multiples (Santana, Steely Dan, Salif Keita, Joni Mitchell, Pino Daniele, etc.). Fort heureusement, Antoine Hervé avait choisi, pour illustrer cette fabuleuse trajectoire, le saxophoniste soprano Jean-Charles Richard (découvert entre autres formations en un sidérant duo complice avec la chanteuse Claudia Solal) dont la sonorité, la justesse, la sensualité, la connaissance intime de l’œuvre shorterien, ont fait merveille toute la soirée. Outre sa maîtrise pianistique et sa jubilation patente face à un répertoire aussi divers que fascinant, la sûreté de jugement et l’ampleur de vues d’Antoine Hervé ont, si l’on peut dire, fait le reste. Insistance majeure sur l’amitié et la différenciation Shorter / Coltrane, sur l’impact décisif de l’album « Speak No Evil » (véritable manifeste poétique gravé le soir de Noël 1964) dont le duo interpréta superbement les deux-tiers sans pour autant délaisser (comme c’est trop souvent le cas) d’autres jalons marquants (outre la pêche au trésor davisienne : « Fall » et autres « Footprints », « Beauty and the Beast » issu de la superbe rencontre de Wayne avec Milton Nascimento en 1974, l’album « Atlantis » et un joyau tiré de la fin de comète Weather Report : « Face On A Barroom Floor »). Reprenant / Partageant / Validant largement (1) les orientations et concepts d’un petit opuscule (que les DNJ faillirent bien chroniquer en son temps : « Les Singularités Flottantes de Wayne Shorter », éd. Rouge Profond, coll. Birdland, 2005), sur le renouvellement du traitement du matériau mélodique et la définition d’un nouvel espace musical par le saxophoniste, Antoine Hervé et Jean-Charles Richard démontrèrent amplement combien Wayne Shorter, ancré plus qu’on ne l’a cru dans le terreau du jazz américain (le blues et les racines spirituelles du hard-bop, le groove), travaillant l’exigence mélodico-harmonique jusqu’à l’extrême, avait su et continuait de transcender l’un et l’autre jusque dans son quartet actuel, débouchant sur un discours poétique éminemment personnel, virtuose dans sa vigueur la plus elliptique et qui restera, sans nul doute, majeur dans la fécondation de l’imaginaire musical du demi-siècle écoulé.
Stéphane Carini.
(1) constat aimablement confirmé par Antoine Hervé à l’auteur de ces lignes en coulisses, à l’issue de la conférence.
(*) le titre "Wayne Shorter, le compositeur-saxophoniste extra-terrestre" est celui retenu par A. HERVE pour son concert-conférence.