À l'intérieur du CD, une phrase de René Char, et un poème de Robert Desnos. Au verso cette maxime de Mai 68, cueillie sur les murs dotés de parole(s), et qui serait détournée d'un certain Donatien Alphonse François que l'on appelait Sade : «La liberté est le crime qui contient tous les crimes. C'est notre arme absolue ! ». La couleur est clairement annoncée : libres comme l'air, comme l'instant irrépressible, comme le désir et le goût d'aller chercher, au delà de la limite, ce que certains croiraient impossible.
Deux instrumentistes-improvisateurs-compositeurs, deux musiciens hors norme, et prêts à toutes les aventures. Des aventures, le guitariste, qui a une génération d'avance, en a vécu des palanquées, mais son jeune confrère violoncelliste n'est pas en reste, car il met les bouchées doubles. Ici l'on improvise. Une note, une phrase, sont lancées comme une bouteille à la mer, et dans l'instant l'idée musicale fructifie, s'évade et se métamorphose par la grâce du dialogue. Si j'osais, sans crainte du cliché, j'écrirais «C'est magique ! ». C'est écrit, et j'assume, mais au delà de la commode formule qui permet de tenter d'exprimer l'indicible, c'est simplement l'expression d'une évidence : dans cette rencontre, il se passe ce que parfois (aussi souvent que possible !), l'improvisation sans filet produit de bonheur musical, aussi immédiat que résistant à l'analyse de multiples écoutes. Un vrai grand moment de musique improvisée !
Xavier Prévost
Le duo jouera le lundi 8 octobre à 19h30 au Théâtre de L'Alliance Française, 101 Boulevard Raspail, à Paris (75006) pour l'enregistrement public de l'émission 'À l''improviste' de France Musique (en première partie le duo Élise Dabrowski-Sébastien Béranger)
Kurt Rosenwinkell (g), Jan Praz (sax), Rémi Fox (sax), Carl-Henri Morisset (p), Tomasz Dabrowski (tp), Riccardo del Fra (cb), Jason Brown (dms)
Le légendaire contrebassiste Riccardo del Fra, actuel responsable du Département Jazz du CNSM a toujours été un musicien sans frontières et sans barrières, qu’elle fussent géographiques ou musicales. On l’avait laissé avec un très bel hommage à Chet Baker dont il fut compagnon de route, on le retrouve ici avec une musique d’une formidable ouverture, entouré de musiciens venant de tout horizon et de tout âge. C'est un album qui se mérite et sur lequel il faut revenir et revenir encore. A la première écoute on est surtout frappés par les éblouissantes envolées de Kurt Rosenwinkell, le grand guitariste américain prompt à allumer la braise à coup de sons distordus et de reverbes enveloppantes (parfois très Metheniennes comme sur The sea behind), véritable orfèvre virtuose de l’improvisation. Et tout l’art de Riccardo Del Fra est d’avoir réussi à intégrer le guitariste à l'ensemble dans un entremêlement de chorus et d'insertion dans la masse orchestral, en totale fusion comme sur ce petit chef d’oeuvre d’écriture, Wind on a open book. Au fur et à mesure des écoutes successives, des pépites surgissent. De véritables tapis volant sur lesquels prennent place des musiciens de haut vol. Deux saxs magnifiques que se répartissent le puissant Jan Prax ( Allemagne) et le jeune Remi Fox ( France) . C’est sur des casse-tête rythmiques ( Street scene) ou des méandres harmoniques sur lesquels émergent de splendides solis comme sur ces envolées d'oiseau sur the Sea behind qui révèlent une écriture splendide d'une grande richesse harmonique. Et que dire de la brillance de Tomasz Dabrowski (Pologne) qui apporte une puissance éclatante à l’ensemble.
"Moving people" où se mêlent un jazz très américanisé et moderne ( on pense parfois à la musique de Chris Cheek p.ex) à une pop épurée est un album généreux et ouvert. Résolument Open Mind.
Prochains concerts 22 novembre : Les Trinitaires (Metz( 29 et 30/11 et 1/12 : Sunside feat.Kurt Rosenwinkell ( Paris) 2/2 : Radio France (Paris)
Moins qu’un chien Charles Mingus, traduction de Jacques B.Hess. collection Eupalinos. Editions Parenthèses. 272 pages. 12 euros.
Voici une réédition qui s’imposait. Le classique des classiques Moins qu’un chien, autobiographie hautement romancée et fortement engagée de Charles Mingus (1922-1979) n’était plus guère disponible. Publié pour la première fois en 1982 l’ouvrage a fait l’objet de cinq rééditions et s’est déjà écoulé à plus de 20.000 exemplaires, précisent les Editions Parenthèses. Les lecteurs retrouvent la rage du contrebassiste traduite avec talent par un contrebassiste Jacques B.Hess (1926-2011) au fait des subtilités du jazz (Hess-O-Hess. Chroniques. Editions Alter Ego) et de la langue américaine. Dans un avis aux lecteurs, Mingus remercie celui qui a collaboré à la rédaction de l’ouvrage, Nel King « probablement le seul Blanc qui en était capable ». Le ton est donné : Moins qu’un chien est un ouvrage qui mord. Charles Mingus piquait toujours une colère quand on l’appelait Charlie : je me dénomme Charles, Charlie c’est un nom de chien ! Sorti aux Etats-Unis en 1971, Beneath the Underdog (éditions Alfred A.Knopf) n’a rien perdu de sa puissance, pamphlet contre les oppressions de tous genres. Une œuvre littéraire majuscule à la hauteur du génie créateur d’un compositeur toujours révéré: ces derniers mois, pas moins de trois albums d’hommages ont été publiés par des jazzmen français, Géraud Portal, Jacques Vidal, Philippe Chagne. Jean-Louis Lemarchand
Toujours un plaisir de retrouver cet orchestre hors norme, dans lequel de jeunes musiciens très impliqués dans le jazz d'aujourd'hui (voire de demain !), et dans la musique improvisée, s'investissent tout autant dans cette aventure pilotée par le saxophoniste-chef d'orchestre Pierre-Antoine Badaroux. Ce passionné d'histoire du jazz, aux talents remarquables comme instrumentiste-improvisateur, mais aussi dans le domaine du relevé et de la transcription de documents sonores du passé (se rappeler les arrangements des big bands européens des années 30 exhumés en 2015), a cette fois puisé dans les compositions du formidable arrangeur que fut Don Redman. Le choix couvre 3 décennies, de 1927 à 1957, et des partitions écrites par Redman pour Fletcher Henderson, les McKinney's Cotton Pickers, Cab Calloway, Count Basie, et pour son propre orchestre. Sans oublier 7 œuvres inédites au disque, que le musicien-chercheur est allé débusquer (avec la complicité d'Alix Tucou, tromboniste français établi à New York), sous forme de partitions manuscrites, dans le fonds Don Redman d'une bibliothèque états-uniennes. Belle occasion pour l'amateur que je suis de longtemps (et demeure) de me replonger dans les versions princeps (une vingtaine sur 28 plages, 7 n'ayant pas été enregistrées), et de jauger la valeur de la restitution : pour moi, pas de problème, l'esprit et la lettre sont là, l'articulation, le désir de faire sonner, l'effervescence, et le plaisir aussi. J'adhère sans réserve à cette exhumation qui fleure bon la curiosité, la joie de jouer, et le goût de plonger dans la culture d'une musique dont le passé nourrit notre présent. J'attends avec gourmandise les débats qui ne manqueront pas d'animer la prochaine assemblée de l'Académie du Jazz, au moment d'établir le palmarès des CD parus cette année : je suppose qu'il va y avoir de l'ambiance, mais je n'ai pas eu le mauvais goût de titiller les dépositaires de la tradition pour connaître leur sentiment. On en reparlera, et d'ici là mon conseil est sans équivoque : on se précipite !
Il est de retour le festival du label marseillais EMOUVANCE et les souvenirs affluent, du temps où je collectionnais, chroniquais les albums de ce label indépendant créé en 1994 à Marseille par le contrebassiste Claude Tchamitchian, Gérard de Haro (La Buissonne) et Françoise Bastianelli : je découvrais alors ces musiques affines, improvisées, plutôt éloignées du jazz classique que j'affectionnais et aime toujours au demeurant. J'ai pu rencontrer ainsi des musiciens emblématiques du label (40 albums à ce jour) : Claude Tchamitchian créateur, âme vive du label et du festival, mais aussi le clarinettiste Jean-Marc Foltz ("Virage facile", mon premier coup de cœur du label), le pianiste Stephan Oliva, les guitaristes Philippe Deschepper, Raymond Boni qui, avec Eric Echampard jouait l'extraordinaire "Two Angels for Cecil", le saxophoniste Daunik Lazro....Hommage aux cultures méditerranéennes (bien avant le Mucem) et pas seulement, avec d'autres voix, d'autres frères de son, à défaut de sang.
Evoquons aussi les pochettes abstraites du label, sa charte graphique unique (police Bodoni) qui se marie si bien avec la ligne musicale d'Emouvance.
Toujours voir la musique en action et cette année plus que jamais, la thématique de cette édition étant la poétique du mouvement avec des croisements féconds entre les différentes disciplines, texte, danse, vidéos, graphismes. A chaque fois, des concerts mis en lumière, en espace, en son, avec de l’imprévu, de l’improvisation, des musiques troublantes, réglées au cordeau, vivantes.
Singulière proposition que ces EMOUVANTES, dont c’est la sixième édition. Le festival a commencé en 2012 à la Friche de la Belle de Mai, autre lieu emblématique et branché de la cité phocéenne et depuis l'an dernier, pour le plus grand plaisir de tous, dans la chapelle néoclassique du lycée Thiers, côté prépa, la chapelle des Bernardines, au coeur de la ville, à côté du cours Julien, de la Canebière, non loin de l’Alcazar et du Vieux Port . Un festival désireux de s'ancrer dans la région SUD (on ne dit plus PACA) et de faire découvrir des musiques inouïes ici.
L'ami Xavier Prévost a rendu compte des concerts des deux premières soirées. Je partage son enthousiasme pour les deux concerts de jeudi soir (ma première soirée) le formidable "The Emovin Ensemble" qu'Andy Emler nous présenta avec son humour et sa pédagogie particuliers. Création, musique commandée par l'ami et partenaire "Tcham" du Mégaoctet. Un hommage au mouvement, dynamique fondamentale de la vie. Avec l' é motion évidemment.
Un nouveau groupe est né avec ces 5 superbes solistes autour du pianiste : Dominique Pifarély, Eric Echampard, Mathieu Metzger et Sylvain Daniel.
Quant au concert de la première partie, il s'articule autour de la musique du compositeur allemand Hans Werner Hemze, c'est à un travail d'arrangement pour son quartet, The Henze Workshop" que s'est livré le saxophoniste Stéphane Payen, à partir des neuf pièces ou courts mouvements originaux, "Sérénades". Un concert en miroir avec la contrebassiste Charlotte Testu, révélation de la soirée.
Samedi 29 septembre
AUTOUR DE JOHN CAGE
LE QUAN NINH SOLO (19h00)
Voilà bien une musique que je n'écoute pas naturellement, programmée ce soir dans le cadre de la chapelle des Bernardines à l'acoustique exceptionnelle. Quand on évoque la musique contemporaine, on tombe vite dans des clichés, inaudibles ces sons frottés, nouveaux, mystérieux? Sérielle, répétitive, concrète, minimaliste, comment la qualifier? Il y a tellement de variétés possibles qu'il est sans doute utile d'avoir quelques éclaircissements.
Pendant une heure environ, quatre pièces seront présentées par le percussionniste qui ne dit mot, que l'on sent extrêmement concentré, autour d'un dispositif centré autour d'une grosse caisse, d'un triangle monté sur un axe muni de deux micros et d'une caisse claire.
Comme à chaque fois que je suis confrontée à ces musiques expérimentales et contemporaines (pièces de la fin des années 80), j'essaie de suivre les mouvements du musicien, de comprendre ce qu'il fait, d'analyser ses gestes, la façon dont il bouge et anime ses instruments (cymbales, baguettes, pommes de pin, bols), de définir ce que j'entends: crissements, chuintements, frottements, stridences, effleurements, froissements, frémissements....variant en intensité, en volume, fréquence, durée. Il me semble paradoxalement que j'entends mieux les yeux fermés, immergée dans ce son qui ne me paraît pas naturel pour autant. Il ne provient pas de la rue, il n'est pas fabriqué par accident mais construit par un processus que je ne comprends pas. Qui correspond cependant à une performance, un voyage au coeur du son plus que du souffle (je repense à Scelsi par exemple).
La pièce autour du triangle me frappe, elle dure très longtemps me semble t-il : je me demande comment le musicien arrive à jouer sans s'arrêter, en frappant de petits coups secs avec une sorte de stylet, sur l'un des côtés du triangle, l'autre main maintenant immobile l'autre côté. Ce bruit répété nous immerge dans des harmoniques étranges qui restent supportables cependant.
Le concert fini, je me prépare à sortir alors que des spectateurs passionnés venus pour entendre du Cage, s'approchent de la scène et commencent à poser des questions au percussionniste. Je les rejoins et j'ai alors la réponse à certaines de mes interrogations.
La pièce qui m'a fascinée est une composition d' Alvin Lucier (1988), pionnier dans le domaine de la performance instrumentale, avec notamment une notation rigoureuse des gestes des instrumentistes. Il brode ici une variation très précise autour d'une évocation d'un tramway. Soudain, je visualise ces bruits secs, tintements précis et incessants, j'entends Judy Garland évoquer la cloche dans "TheTrolley Song"de Meet me in Saint Louis de Vincente Minelli. Etrange rapprochement de temps et de musiques.
La pièce de LUCIER qui dure 15 minutes est dirigée selon un mode opératoire très précis qui dicte et impose des contraintes : jouer sur l'alternance de 5 paramètres, en n'en variant qu'un seul à la fois, toutes les 20 ou 25" : il s'agit du temps, de la vitesse (320 à la minute), de l'étouffement ou amortissement du son ("damp" en anglais), du "damp location" (à savoir l'emplacement des doigts pour étouffer le son), du "beater location" (la position de la batte). Pour jouer du triangle, le percussionniste dispose d'une batte, court stylet précis, oblique à un bout. Travail qui demande une concentration extrême, un calcul mental incessant pour effectuer les changement imposés. Il nous avoue d'ailleurs s'être trompé sur la fin d'une pièce, introduisant ainsi une entropie tout à fait regrettable. Évidemment, lui seul a pu le noter... Cette musique sérieuse suit des règles implacables, "oulipo" transposé où la fantaisie pourrait se glisser, tout en restant sensible au son en tant que phénomène physique. S' il s'agit de jouer avec les contraintes pour créer des résonances et sensations inédites, l'improvisation ne peut-elle pas suivre divers chemins, donnant place à un autre univers de possibles?
Lē Quan Ninh sort aussi la partition de John Cage intitulée Composed improvisaton for Snare Drum Alone (1990) et un coup d'oeil rapide montre la complexité du modèle.
Seules les pièces sur la grosse caisse sont des improvisations qui sont élaborées avec soin, selon une gymnastique parfaite. Où le musicien devient athlète du geste. Et non plus seulement artiste peintre du son.
REGIS HUBY BIG BAND
"THE ELLIPSE" (21h00)
Quel plaisir de retrouver le violoniste Régis HUBY avec ce nouveau projet, présenté pour la première fois à Malakov l'an dernier, au Théâtre 71, Scène Nationale! Il a réuni une troupe, un big band de 15 partenaires formidables, qu'il a pu apprécier ces dernières années dans divers projets. C'est en effet en pensant à ces rencontres, ces bouts de vie partagés, ce cheminement commun qu'il a conçu cette pièce de près d'une heure quinze, gigantesque travail de composition architecturé avec le plus grand soin. Sa direction possède ce qu' il faut de tension, de passion pour emporter celle des spectateurs.
Pour ces retrouvailles qui s'enrichissent de toutes les expériences traversées, il a envisagé des regroupements en unissons éclatants, des montées en puissance enivrantes jusqu'au vertige mais aussi des parcours fragmentés, lignes de fuite comme dans les solos si différents des deux guitaristes (sur les bords supérieurs de la scène en amphithéâtre), le délicat travail "folk" qui raconte toujours une histoire, de Pierrick Hardy sur guitare acoustique et les sorties de route toujours intenses, précises de Marc Ducret, que Régis Huby qualifie de "soliste concertiste".
Tous se retrouvent avec un plaisir évident pour servir la musique qu'ils aiment, celle de Régis Huby en l'occurrence, le grand ordonnateur de cette ellipse musicale. Une forme circulaire, en tension et détente, avec reprises, variations, répétitions subtilement décalées...Il est "très reichien" me confiera backstage Guillaume Séguron, tout en soulignant la vitalité, le lyrisme de cette écriture pleine, dense, presqu'opératique (on peut penser à des envolées verdiennes) qui travaille sur l'épuisement des motifs rythmiques entre écriture continue et giclées d' improvisation. Un travail soigné, cohérent, édifié sur la recherche des timbres, couleurs et textures qui s'emboîtent selon la forme d'une suite en trois mouvements, avec un scherzo au centre. De toutes les manières, Régis Huby a pensé à chacun, leur laissant ainsi donner la pleine mesure de leur talent.
Quand on entre dans la salle, on est saisi par la taille de l'orchestre et la disposition particulière des pupitres étudiée pour que tout converge vers les basses, le grave et une certaine frénésie rythmique : ainsi pour la première fois, le tromboniste Matthias Mahler est au centre du plateau.
Seul cuivre de l'ensemble, il apporte la chaleur, l'opulence et le moelleux de la chair, serré de près par la clarinette basse, profonde (Pierre François Roussillon). Derrière lui, le vibraphoniste et marimbiste Illya Amar joue un rôle moteur dès l'ouverture, s'élançant d'un instrument à l'autre, plus impressionnant encore que le batteur Michele Rabbia, renfort puissant. Au dernier registre, les deux contrebasses côte à côte, solidaires et complémentaires jouent alternativement en pizzicati et à l'archet (Guillaume Séguron et Claude Tchamitchian). Doubler certains instruments pour étoffer les graves, assurer l'assise, le socle de l'orchestre. Mais étoffer n'est pas répéter, les guitares ne jouent pas le même rôle, la clarinette claire et joueuse de Catherine Delaunay ne se confond jamais avec le son insolite du flûtiste Joce Mienniel modifié par les effets contrôlés aux pédales. Il agit souvent en interaction avec Bruno Angelini, souple transformiste au piano, fender et litlle phatty, dans des duos poétiques, privilégiant fluidité et énergie.
Si on peut penser à un orchestre symphonique, la répartition est originale, les cordes étant limitées aux seules présences vibrantes du violon, alto et violoncelle, respectivement Régis Huby, Guillaume Roy et Atsushi Sakaï (compagnons du quatuor IXI).
Vous l'aurez compris, on ne saurait trouver meilleure façon de terminer le festival avec ce concert euphorisant. On n'a pas pu quitter le plateau des yeux et l'on sort un peu sonnée, mais totalement réjouie. Comme dans toutes les fins de festival, nous nous attarderons longtemps autour de petites tables, en un salon improvisé, dans la nuit douce qui remue, à parler du concert, les musiciens improvisant de petites "masterclasses" décontractéees pour nous tous, public, photographes, rédacteurs, organisateurs, amateurs. Un "debriefing" amical et chaleureux : il y eut dans cette oeuvre, quelque chose d'insaisissable, de libre et de créatif, quelque chose de contagieux dont les musiciens se sont emparés avec délectation.
Un de ces moments rares que l'on aime à partager. Vivement l'édition prochaine...
Vincent Peirani (accordéon, accordina & voix), Émile Parisien (saxophone soprano), Tony Paeleman (piano électrique & autres claviers), Julien Herné (guitare basse, guitare), Yoann Serra (batterie), Valentin Liechti (électronique sur une plage)
Bruxelles, mars 2017
ACT 9858-2 (Pias distribution)
Après la première aventure, et le premier CD, de 'Living Being' (paru voici trois ans), Vincent Peirani récidive, mais au lieu d'y faire figurer seulement deux reprises (Jeff Buckley, Michel Portal), il élargit le champ en direction du groupe Led Zeppelin (qui inspire trois plages en associant Kashmir et Stairway To Heaven), et de Henry Purcell (avec l'air le plus célébre de King Arthur, celui où le Génie du Froid aspire à la congélation éternelle : «let me freeze again to death»), sans oublier en ouverture l'inoxydable Bang Bang, immortalisé par Nancy Sinatra (et importé sous nos climats par Sheila....). Et ce Bang Bang n'est pas anodin : nos deux experts en expressivité (Vincent Peirani, et son alter ego Émile Parisien) en font une belle page de musique, avec ce soin jaloux que l'on mettrait à interpréter un lied de Schubert.... et ça marche (en tout cas moi je marche, à fond !). Le formidable lyrisme des deux compères ne se dément pas dans Led Zep' ou Purcell : Vincent et Émile sont habités par la musique, et portés par leurs sidemen. Les compositions originales de l'accordéoniste (huit, ce n'est pas rien -dont un clin d'œil à un thème d'Émile Parisien-, et dans des climats différents) ne pâlissent pas devant les reprises. Cousues-main pour le groupe, elles sont fidèles à cette obsession de faire chanter la musique, dans les exposées comme dans les improvisations : belle réussite que ce disque, vraiment !
Le groupe fait une longue tournée cet automne : Mulhouse le 2 octobre, Vendôme (41) le 12, Nancy Jazz Pulsations le 13, Festival de Tourcoing le 17, Rumilly (74) le 19, Marnach (Luxembourg) le 26, et en novembre la Suisse (Berne le 4, Zurich le 6, Lausanne le 7), puis Paris, Café de la Danse le 8, Nevers D'Jazz Festival le 12, Cenon (33) le 15, Mériel (95-Jazz sur Fil de l'Oise-) le 17, Meylan (38), le 22, Fontainebleau le 23, et Monaco le 24 !
Pour le banlieusard francilien, l'aventure sudiste commence souvent Gare de Lyon. Aventure plus que modeste, mais toujours divertissante. Le TGV 6107 est annoncé avec 20 minutes de retard Hall 2. J'y cours. Puis on annonce le train Hall 1. Là je constate que le piano droit a disparu, et qu'il est remplacé, à quelques mètres de là, par un tout petit piano à queue d'une autre marque japonaise : la concurrence des industries du piano fait rage, même dans les gares....
Finalement le train partira avec 28 minutes de retard. Comme il ne s'arrête pas avant Avignon TGV, on peut envisager un rattrapage partiel, mais un train en panne sur les voies quelques dizaines de minutes plus tard portera le handicap à 49 minutes ! J''espère arriver assez tôt pour déjeuner comme prévu avec mon vieux pote (nous avons le même âge, et nous nous sommes rencontrés à Lille au début des années 70) Philippe Deschepper, natif de Roubaix, et devenu Marseillais voici quelques années.
Un repas amical avec Philippe, Cours Julien, pour parler du bon vieux temps, mais aussi du présent, et des Amis (dont le très regretté Jacques Mahieux, qui nous enchanta l'un et l'autre par ses talents de batteur et de chanteur, sa culture et sa verve poétique). On se retrouvera au concert du soir, aux Théâtre des Bernardines, dans la chapelle de l'ancien couvent édifié au XVIIIème siècle.
Le festival Les Émouvantes est un festival très singulier, et même unique : programmé par Claude Tchamitchian, un musicien de haut vol (et qui ne se sent pas obligé de s'auto-programmer). Il place la création et l'exigence musicale au centre du débat. Le thème de l'édition 2018, c'est le mouvement, source de l'émotion. Il va se décliner, en toute musicalité durant 4 jours. Et votre serviteur eut le grand plaisir d'assister aux deux premières soirées.
DUO BARRE PHILLIPS (contrebasse) & JULYEN HAMILTON (danse)
Marseille, Les Bernardines, 26 septembre 2018, 19h
Avec ce premier concert-spectacle, on entre dans le vif du sujet, le mouvement. La contrebasse ouvre l'espace musical avec un pizzicato affirmé, mais aussitôt le danseur surgit, ouvrant le terrain de jeu, restreint pour l'instant à un cercle de lumière tombant droit des cintres. Le danseur est au centre, et le bassiste dans la marge bordurière (comme on dit au Québec, dans le Jura suisse, et dans les anciens baux ruraux de ma Picardie natale). Le contrebassiste californien aura bientôt 84 ans, le danseur britannique a quelques années de moins, mais ils sont comme du vif argent, sans que l'on sache jamais qui mène la danse : la danse ou la musique ? Voici le contrebassiste qui entre dans l'espace lumineux, désormais élargi. Corps du danseur en mouvements lents, comme une prière ou une offrande, puis course poursuite entre la basse bruitiste et le corps. C'est tout un jeu de dialogues, rythmés par le surgissement de triangles de lumière ou de couleur : humour, profondeur, poésie et fantaisie se mêlent, c'est un pur bonheur pour les yeux et les oreilles, pour l'intelligence et l'émoi. Ces deux là ont derrière eux vingt années de connivence. Cela se sent, cela se voit, cela s'entend : public conquis, émerveillé, chroniqueur inclus !
DOMINIQUE PIFARÉLY SEPTET «Anabasis»
Dominique Pifarély (violon, composition), Bruno Ducret (violoncelle), Sylvaine Hélary (flûte, flûte alto, piccolo), Matthieu Metzger (saxophones soprano et alto), François Corneloup (saxphone baryton), Antonin Rayon (piano, synthétiseur), François Merville (batterie).
Marseille, Les Bernardines, 26 septembre 2018, 21h
Ici encore, le mouvement est au plus vif du sujet. L'anabase, c'est le parcours depuis la mer vers l'intérieur des terres, la remontée pour la conquête. Dominique Pifarély, grand amateur de poésie profonde, ne fait référence ni à Xénophon ni à Saint-John Perse, mais au poète Paul Celan, sur les textes duquel il travaille et crée depuis plus d'une décennie. La dramaturgie musicale est finement élaborée. Le concert commence par une note obstinée du piano, lequel est finalement rejoint par le sax baryton, puis la batterie, par petites touches, jusqu'à un tutti progressif. Dans le bec de son saxophone, François Corneloup éructe une diction fragmentée qui pourrait être un poème broyé par la moulinette de l'urgence. Sylvaine Hélary nous entraîne dans un solo très libre, avant que Matthieu Metzger, parcourant au maximum l'ambitus de son saxophone alto, ne nous égare par son expressivité confondante. Une fin concertante, abruptement suspendue, m'a presque déconcerté.... Il en ira ainsi tout au long du concert, où les tensions harmoniques hardies, les lignes croisées, les contrepoints aussi subtils que parfois hétérodoxes, et les affirmations du rythme, nous entraînent vers l'effervescence et la paroxysme. Il nous faut plonger dans cette musique pour (tenter de) la suivre. François Merville distribue des accents inattendus, et Bruno Ducret, qui remplace Valentin Ceccaldi retenu ailleurs par d'autres groupes, nous emporte dans différents univers de son instrument, entre une séquence vive en pizzicato et une autre, chantante et articulée plus typiquement violoncellique. Dominique Pifarély laisse parler son lyrisme sans altérer la clarté de son propos, François Corneloup stimule l'expression et Antonin Rayon nous livre, au piano, un solo d'anthologie, avant qu'une déconstruction progressive ne nous conduise vers la logique de la forme, et une coda apaisée : nous sommes tout secoués de bonheur musical.
Au matin du jour d'après, mes pas m'ont conduit à la Vieille Charité, hospice du dix-septième siècle aujourd'hui centre culturel et musée. Après une visite à la collection de Pierre Guerre, avocat, collectionneur d'art africain depuis la prime adolescence (et amateur de poésie.... et de jazz !), je me dirige vers les salles de l'exposition 'Jazz &Love', initiée par le festival 'Marseille Jazz des cinq continents' et conçue par Vincent Bessières (qui avait imaginé notamment les expositions 'We Want Miles' et 'Django Reinhardt, swing de Paris', à la Cité de la Musique (et ailleurs).
L'expo est présentée depuis le 13 juillet, elle va e terminer à la fin de la semaine, et comme je n'avais pas eu l'occasion de venir à Marseille cet été, je me hâte de la voir pour vous en parler. On y présente des œuvres graphiques et plastiques de Basquiat, Rancillac, Arman, Nicolas de Staël, Niki de Saint Phalle, Hervé Di Rosa, Ouattara Watts, mais aussi Rico Gatson, avec une série de 12 tableaux avec collage, feutre et crayon de couleur, selon moi légèrement surévalués....
Et aussi de photos de Francis Wolff, Jimmy Katz, Art Kane, Carole Reiff, Guy Le Querrec.... des pochettes de 33 tours de la collection Jean-Paul Ricard, des partitions, et des objets de collections reflétant l'amour du jazz.
En quittant la Vieille Charité en direction de la mer, je traverse la quartier du Panier, qui s'épanouit sous le soleil et sous les graphes....
…. puis je m'en vais prendre des nouvelles des balances pour les concerts du soir.
The Henze Workshop, pendant la balance
THE HENZE WORKSHOP invite CHARLOTTE TESTU
Stéphane Payen (saxophone alto, arrangements), Olivier Laisney (trompette), Guillaume Ruelland (guitare basse), Vincent Sauve (batterie) & Charlotte Testu (contrebasse).
Marseille, Les Bernardines, 27 septembre 2018, 19h
Encore une histoire de mouvement, entre deux univers. Mouvement du cœur, qui incite le saxophoniste Stéphane Payen à accompagner sa femme contrebassiste qui en a assez d'être seule quand elle joue les neuf mouvements de la Sérénade (écrite pour violoncelle, puis adaptée pour contrebasse) du compositeur allemand Hans Werner Henze. Mouvement dans la musique qui le conduira à écrire pour son quartette des parties qui se superposent à la partition de contrebasse, dialoguent avec elle, en conversation ou en miroir, et à convier une autre contrebassiste pour jouer cette partition détournée. Le résultat est étonnant de cohérence. Cette musique écrite du XXème siècle, dite contemporaine, est parfaitement en phase avec le jazz contemporain, qu'il soit écrit ou improvisé, selon les instants. Musique profonde, parfois lyrique, parfois emportée par des rythmes très accentués. Un instant on croise une atmosphère de valse lente qui vire à la habanera, au boléro ou au tango, selon le souvenir de chaque auditeur. Le dialogue est fructueux entre le quartette et la contrebassiste, tantôt de soliste à groupe, tantôt de soliste à soliste : dialogue entre la guitare basse et la contrebasse, à partir d'un unisson ; réponse du groupe à un solo très lyrique, presque déchiré, de la contrebassiste, qui tourne à l'effusion presque free après surgissement d'un rythme marqué en tutti. C'est vivant, subtil, les deux souffleurs nous emportent dans leurs improvisations, ici dans la fluidité du jazz, là dans le vertige des complexités rythmiques chères aux jazzmen d'aujourd'hui. Une fois encore, nous sommes conquis par l'originalité et l'intensité de ce nouveau projet : les Émouvantes sont décidément le lieu où se risquent de telles aventures, pour faire advenir une forme inédite de beauté.
ANDY EMLER «The Emovin’ Ensemble» (création)
Dominique Pifarély (violon), Matthieu Metzger (saxohones soprano et alto), Andy Emler (piano, composition), Sylvain Daniel (guitare basse), Éric Échampard (batterie)
Marseille, Les Bernardines, 27 septembre 2018, 21h
Le festival a passé commande à Andy Emler d'une musique pour un groupe inédit, un quintette où se croisent un partenaire fidèle du pianiste-compositeur, le batteur Éric Échampard ; un violoniste qu'Andy Emler avait croisé voici près de 35 ans dans la 'Bande à Badault', mais avec lequel il n'avait jamais partagé de projet, Dominique Pifarély ; et deux jeunes musiciens, parmi les plus remarquables de leur génération : le saxophoniste Matthieu Metzger (présent la veille dans le groupe du violoniste) et le guitariste basse Sylvain Daniel. «The Emovin' Ensemble» correspond parfaitement à la 'poétique du mouvement' revendiquée par Claude Tchamitchain dans sa présentation du festival. Ici l'on va glisser du lyrisme de la seconde école de Vienne à une sorte de jazz fusion chambriste en passant par toutes les contrées visitées par le jazz depuis trois bonnes décennies. Après que le violon et le saxophone soprano ont fait chanter avec intensité des lignes d'une beauté mélancolique, un break musclé va me rappeler l'époque où Dominique Pifarély jouait dans le 'Celea-Couturier Group'. Et le voyage ne fait que commencer : le piano va faire baisser la pression tandis que sous ses notes s'affairent basse et batterie, version binaire. La musique est très élaborée, et pleine de surprises. La connivence est complète, et les improvisations sont de haut vol. Extrême expressivité jointe à une profonde musicalité, chez le violoniste comme chez le saxophoniste. Le voyage dans les langages musicaux se poursuit : phantasme d'auditeur transporté, ou réelle -et furtive- référence : ici je crois entendre un violon tzigane, là un thème de la meilleure tradition celtique.... Tout est d'une absolue cohérence, et pourtant il semble que le compositeur-pianiste et ses partenaires se jouent des codes et des langages, sans soucier d'une forme qui est pourtant limpide : du Grand Art !
Après le concert les un(e)s et les autres disent aux musiciens leur bonheur d'écoute. Et nous admirons de près le T-shirt de Matthieu Metzger, rapporté de l'un de ses voyages en Finlande.
Le lendemain matin à l'hôtel, au petit déjeuner, je croise Andy Emler, et je lui redis mon enthousiasme. Andy a beaucoup aimé réaliser ce programme avec cette équipe. Il se dépêche de terminer sa collation, qui n'est pas frugale : Andy est une force de la nature ! Le travail l'attend : un atelier d'improvisation au Conservatoire de Marseille, partenaire du festival Les Émouvantes. Dominique Pifarély est aussi de la partie. Merci les gars, nous avons passé de formidables moments à vous écouter. Je quitte à regret Marseille avant les deux dernières soirées. Vous qui, comme moi, n'y étiez pas, il faudra vous en remettre à mes ami(e)s – confrères-consœur et collègues. Le train m'attend, je cours vers la Gare Saint Charles
Laurent FICKELSON : « In the street » Jazz Family 2018
Laurent Fickelson (p), Eric Porst (ts), Thomas Bramerie (cb), Philippe Soirat (dms)
Si vous vous posez la question de savoir si le jazz a une identité, à l’heure où l’on entend des musiques où tout est mélangé, matinées de rock, de pop et de world avec l’ultime argument que vous assènent leurs défenseurs « on s’en fout si c’est du jazz ou pas ! », Laurent Fickelson lui, offre un démenti clair, net sans bavure : oui la jazz à une identité et je vais vous le démontrer.
Le pianiste qui a côtoyé le jazz venu d’Amérique et, de ce côté-ci de l’Atlantique les frères Belmondo, voue un culte sans mesure à ces racines bien ancrées de qui vont, comme le rappelle Vincent Bessières dans ses liners notes de Duke Ellington à John Coltrane. Laurent Finckleson, pianiste virtuose s’il en est, trace sa route dans ces sillons vinyliques habitée de fantômes majestueux comme Mc Coy Tyner, Sonny Clark, Peterson et j’en passe. On l’a dit sa musique est Ellingtonnienne ou Coltranienne (Edda) , n’hésite pas à revisiter quelques standards ( dont le Strayhornien Lush life revu deux fois dans deux versions différentes ou encore un ‘Round Midnight magique qui prend des airs de déambulations nocturnes et de digressions subtiles. Et lorsqu’il ne visite pas les standards, il s’en inspire et lui fait des clins d’oeil comme sur The Promise dont les premières notes ont un air de Summertime. Laurent Fickelson, sur cette terre fertile porte haut les couleurs du jazz. Sa virtuosité n’est jamais clinquante, toujours dans le mouvement de la musique et dans le balancement qu’elle provoque. L’esprit au bout des doigts. Aux cotés du pianiste, trois tueurs en série. Eric Prost au souffle inspiré et inspirant attise les braises avec un son énorme ( In the Street ou encore Distorsion) que l’on croirait tout droit sorti du Small de New York. Philippe Soirat quant à lui, c’est le maître du swing , du groove délicat, précis dans ses relances et gardien de la flamme ( et Soirat c’est aussi, là encore un SON !). Quand à Thomas Bramerie toujours fabuleux, il faudra bien songer un jour lui offrir un genre de « ballon d’or » même si je sais bien qu’on ne le donne toujours qu’aux attaquants et jamais aux défenseurs. Pourtant Bramerie traverse le jazz d’aujourd’hui avec la bagage chargé (mais quand même léger) de toute la tradition du jazz. Amoureux du jazz, du qui ne triche pas, du qui ne renie pas ses origines, du qui affirme son sens du rythme qui fait dodeliner la tête et battre le tempo, du qui s’orgasme sur des envolées de sax et des échappes de clavier, ce disque est assurément pour vous. Jean-Marc Gelin
Un "sans faute", telle pourrait être ma conclusion à l' écoute de cette musique. Mais dès l'ouverture, ne ressent-on pas cette familiarité avec la musique d'un ensemble de musiciens aimés et ainsi retrouvés? On avait laissé CUONG VU avec The music of Michael Gibbs et aux DNJ nous sommes plus qu'amateurs :
Ce qu' on aime dans ce nouvel album du quartet du trompettiste Cuong VU, c'est la parfaite homogénéité entre les compositions qu'apportent à part (quasi) égale chacun des membres du groupe : 3 compositions pour le leader qui avoue ne jouer qu'un rôle de "secrétaire" en assurant la logistique au sein du quartet, 3 pour l'immense Bill Frisell qu'on a toujours plaisir à retrouver, et 3 pour le batteur Ted Poor (infiniment plus précieux que son patronyme pourrait laisser supposer). Le seul qui apporte dans son escarcelle une seule pépite mais concentrée d'énergie "Must concentrate" est le bassiste Luke Bergman.
Et puis dire aussi l'immense plaisir à glisser le CD dans la chaîne (eh oui j'écoute toujours ainsi) et à se laisser embarquer immédiatement par une musique qui coule, non sans aspérité, mais qui revient toujours à l'essence d'une musique aimée. Mélodique et rythmique, où chacun se répond et surtout s'écoute, laisse de la place aux autres ce qui est la meilleure façon de créer une dynamique de groupe et non une adjonction de solistes même merveilleux. Chacun joue et maîtrise son instrument délicatement comme dans ce "Lately" du batteur qui donne aussi "All that's left of me is you" qui a le mérite de faire interroger sur le nom de ce standard. Alors que c'est un original, mais quelle intelligence de la composition qui donne au trompettiste l'opportunité de s'élancer et aux autres de l'accompagner et de compléter. Bill Frisell avoue, et nous avons toute raison de le croire que Cuong Vu a été le catalyseur de ce quartet de musiciens de la scène de Seattle ( Emerald city) et laissons lui les dernières notes ou compositions....avec ce friselis guitaristique que soutiennent les volutes enrubannées de Cuong Vu.
Enthousiasmant, sans esbroufe aucune, juste l'évidence toujours lumineuse et immédiate. Quel talent et quelle énergie doucement assumés dans cette musique d'un film rêvé, bande son parfaite pour un road trip dans cette Amérique profonde, au climat crépusculaire. Car le titre, Change in the air, révèle l'inquiétude bien compréhensible du trompettiste sur la façon dont le monde, les choses évoluent sur différents plans, tous politiques. Et l'on aimerait avec lui que sa peur de l'avenir ne soit que la représentation d'une certaine paranoïa...
LARS DANIELSSON & PAOLO FRESU : « Summer wind » ACT 2018 Lars Danielsson (cb), Paolo Fresu (flgh)
On le sait, c’est d’une évidente banalité, il faut dans l’exercice du duo une grande complicité et surtout une grande proximité. Un regard qui vise au même endroit et une écoute partagée. Dans l’exercice auquel se livrent le contrebassiste suédois et le trompettiste sarde, il y a de tout cela et plus encore. Car dans leur duo il est aussi question de souffle et d’espace. Tous les deux sont des musiciens attachés à la mélodie. Tous deux capables de faire surgir de leurs notes les émotions les plus douces. Mais encore faut t-il qu’en s’associant ils parviennent aussi à faire respirer la musique. Jamais l’un sur l’autre, jamais l’un contre l’autre mais toujours à bonne distance, ils laissent chacun passer le vent et caresser l’air. Que leurs échanges soient acoustiques ou enveloppées de nappes électriques. C’est une rencontre empreinte d’une douce mélancolie où les mélodies s’envolent portées par par la magnifique sonorité de Paolo Fresu, ample et soyeuse, relevées par Lars Daniellson qui montre qu’à la contrebasse ( et l’archet où il excelle) il n’est pas seulement question d’ancrage terrien dans le sol et dans le tempo mais aussi de prendre les airs et donner à la musique le flottement qui suit l’envol. Les mélodies, les airs, les chansons sont toujours présents comme fil conducteur et les versions d’Autumn Leaves ou encore de cette brève cantate 140 de Bach, possèdent une grâce touchante et caressante. Avec Lars Danielsson et Paolo Fresu le son qu’ils façonne à des allures de dessin dans le ciel. Jean-marc Gelin