(photo © Vincent Soyez 09)
Avec la récente sortie de « Duos with Lee » chez Sunnyside, le jeune Franco-Américain Dan Tepfer a rejoint une longue et prestigieuse lignée : celle des pianistes qui, des années 40 à nos jours, ont enregistré aux côtés de Lee Konitz. Le temps d’un blindfold test, nous lui avons proposé d’écouter et de commenter à l’aveugle le jeu de quelques-uns de ses illustres prédécesseurs, au fil d’enregistrements puisés dans l’abondante discographie du grand altiste (et artiste).
Lennie Tristano Quartet feat. Lee Konitz, Ghost Of A Chance
« Lennie Tristano », 1955
Le phrasé est magnifique… Je ne sais pas exactement, cela pourrait être un très jeune Paul Bley. (Une fois informé) Tristano ? Je ne l’avais vraiment pas reconnu. J’ai beaucoup écouté « The New Tristano », mais pas tellement ce disque. En tout cas, c’est très beau. Tristano est toujours incroyable d’un point de vue formel, pour ce qui est de la construction des lignes, mais parfois, il peut sonner un peu forcé, surtout au niveau de l’accompagnement. C’est ce qui peut me déranger chez lui. Là, il est effectivement très présent derrière le saxophone, il joue des triolets pendant que Lee joue swing… Mais sur ce morceau, tout est tellement relax que pour moi, ça fonctionne. La raison pour laquelle je ne l’avais pas reconnu tout de suite, c’est qu’on entend ici un vrai lyrisme, une sorte de romantisme assez rare chez lui.
Lee Konitz/Bill Evans Quartet, My Melancholy Baby (Paris, Mutualité, 3 novembre 1965)
DVD Jazz Icons, « Bill Evans, Live 64-75 »
Ça, c’est Bill Evans ! En fait, je n’aime pas trop son phrasé à cette époque, c’est très saccadé, avec une sorte de swing stéréotypé. Mais en même temps, ça le rend immédiatement reconnaissable, et ça, c’est déjà pas mal. Et puis, ça reste un immense pianiste dans sa façon d’harmoniser les accords. Sa manière d’accompagner, ou au contraire de choisir de ne pas jouer au début du solo de Lee… Il est vraiment compositeur dans l’accompagnement. Il y a une belle citation de Paul Bley là-dessus : « Si une situation musicale n’a besoin de rien, on la laisse comme elle est. Si elle a besoin de nous, on entre. » Et là, on sent bien que Bill Evans s’est posé cette question.
Duo Lee Konitz/Martial Solal, Stella By Starlight
« Impressive Rome », 1968
Je ne connais pas cet enregistrement, mais ça ne peut être que Martial ! Ce genre d’accompagnement, c’est sa marque de fabrique. Et puis, c’est l’un des rares musiciens à toujours garder le sens de l’humour, ce côté extrêmement ludique. Il y a un autre duo avec Lee que j’adore : « Star Eyes » (enregistré à Hambourg en 1983 NDLR). Pour moi, c’est le modèle du jeu en duo : ils se complètent parfaitement, comme le yin et le yang. Quand ils jouent ensemble, ils dépassent tout de suite les stéréotypes, les clichés piano-sax. Ce sont juste deux personnes qui font de la musique ensemble. En même temps, ils sont très différents : Lee reste très constant, quel que soit le contexte ; à l’inverse, Martial est reconnaissable au fait que son jeu est sans cesse différent. Sur ce morceau, c’est lui qui crée la variété en prenant l’initiative de partir dans toute sorte de directions, mais Lee trouve toujours le moyen de rester cohérent avec lui. On n’a jamais l’impression que le piano le gène, ça reste complémentaire. Et puis, quelle virtuosité ! J’ai beau avoir beaucoup écouté Martial, ça me bluffe toujours autant. C’est vraiment quelqu’un qui maximise les possibilités du piano. Une fois, il m’a raconté que, quand il était jeune, il faisait des exercices tout en lisant des romans !
(À la fin du morceau) Je ne sais pas comment il fait, mais Martial trouve toujours la fin parfaite à chaque morceau. Quand on improvise comme ça, conclure est vraiment ce qu’il y a de plus difficile. Et comme le jugement de l’auditeur est souvent basé sur la fin…
Duo Lee Konitz/Gil Evans, Drizzling Rain
« Anti-Heroes », 1980
Gil Evans. Ce doit être « Heroes » ou « Anti-Heroes ». Ça, c’est un pianiste qui pense comme un arrangeur. Du coup, il n’a pas peur de laisser des silences. Moi, j’adore le sax, je joue mal de l’alto, et quand je suis en tournée, après les gigs, je suis toujours en train d’en jouer avec le bassiste qui passe au piano, des trucs comme ça. J’ai aussi un ami guitariste tchèque qui joue du piano comme si c’était une guitare. Gil Evans maîtrise quand même bien mieux l’instrument, mais lui non plus, il ne joue pas comme un pianiste. Il fait juste des sons, et c’est très musical. Et puis évidemment, il trouve des voicings magnifiques. Il utilise souvent la neuvième mineure, une couleur que j’aime beaucoup, mais qui est moins courante chez les pianistes que chez les arrangeurs. Ça me rappelle aussi un album de Bob Brookmeyer où il est au piano, « Holiday ». Il y a beaucoup de similitudes dans leur jeu, tout est très délibéré, très précis, sans rien d’automatique dans les doigts.
Cet enregistrement est aussi l’un des rares où Lee joue du soprano. Avec une justesse parfaite, d’ailleurs, alors même que c’est un instrument extrêmement difficile à maîtriser. Lee est très sensible par rapport à ça, car on lui a souvent dit qu’il jouait faux. Mais en fait, il est très conscient de son intonation. Lorsqu’il attaque une note par en-dessous, c’est toujours volontaire. Il y a aussi des albums où il joue tout le temps aigu, c’est juste un son à lui. Aujourd’hui, il y a toute une catégorie de saxophonistes qui essaient de sonner comme des pianistes, de jouer exactement au milieu de la note. Pour moi, c’est négliger un élément extrêmement expressif de l’instrument. À propos de notre dernier disque, un critique à écrit que Lee pouvait suggérer des mondes d’émotion dans l’intonation d’une seule note. Ça lui a fait très plaisir.
Duo Lee Konitz/Michel Petrucciani, Lovelee, puis I Hear A Rhapsody
« Lee Konitz/Michel Petrucciani », 1982
C’est un peu choquant d’écouter ça après Gil Evans, qui était tellement musical, tellement ouvert. Là, c’est un jeu très pianistique, et c’est comme si tout se refermait. (Une fois informé) Petrucciani ? J’ai eu la chance de le voir peu avant sa mort, à Marciac, c’était très émouvant. C’est quand même un très bon pianiste, mais bon, pour moi, là, ça sonne assez plat. Artistiquement, il n’apporte rien à ce thème, on ne redécouvre pas I Hear A Rhapsody à travers ce qu’il fait. C’est le genre d’enregistrement où on s’est dit : « Je suis pianiste, je vais faire un disque avec Lee, on va jouer des standards… ». On ne sent pas qu’il a vraiment quelque chose à dire, et il ne pousse pas Lee à faire autre chose que ce que ce dont il a l’habitude.
Lee Konitz Quartet feat. Fred Hersch, Nancy, puis Boo Doo
« Round & Round », 1988
Un peu au hasard : Harold Danko ? (Une fois informé) C’est Fred Hersch ? Je le connais très bien, c’est un très bon ami. Mais ça ne sonne pas du tout comme Fred Hersch, ce truc ! Je ne reconnais ni ses phrases, ni ses voicings… Pourtant je connais très bien son jeu, qui est très identifiable. Et puis, Fred est quelqu’un qui est très attaché à avoir le son de piano le plus beau, le plus mélodieux possible. Là, ça sonne assez dur. Ça date de quand ? 88 ? C’est vrai qu’il y a eu une époque où il jouait vraiment hard bop, et son style a beaucoup bougé depuis. Je ne l’aurais jamais reconnu, en tout cas.
Trio Lee Konitz/Brad Mehldau/Charlie Haden, Everything Happens To Me
« Another Shade Of Blue », 1997
Brad Mehldau. J’ai cet album, un très beau disque. Il n’y a aucune formule dans ce que fait Brad ici, il est totalement à l’écoute de Lee, et son accompagnement est très construit, très précis, sans aucune surcharge. En même temps, il joue vraiment dans l’instant, tout en restant très décontracté, bien au fond du temps. Une fois, j’ai parlé avec Brad de cet enregistrement, et il m’a dit qu’au début, ça avait été très difficile pour lui de jouer avec Lee et Charlie. Selon lui, les premiers jours, il n’était vraiment pas bon. La difficulté, c’était de s’adapter à une conception du temps vingt fois plus relax. Et on entend ici qu’il y est vraiment parvenu. Cela dit, il y a quelques instants dans ce disque où on sent qu’il perd un peu la main, qu’il devient un peu moins cool. Il faut dire que ce n’est pas facile de rester cool quand on joue avec Charlie Haden et Lee Konitz !
Ce que je trouve bluffant chez lui, c’est qu’il sonne vraiment moderne, très contemporain. Pourtant, là, ce qu’il fait est assez traditionnel. Mais c’est maîtrisé à un tel point qu’il est capable d’y insuffler une vibe très « génération X ». Parfois, il sort des choses très surprenantes, mais cela ne paraît jamais plaqué par-dessus, comme si on passait tout d’un coup dans un autre style. C’est bien le langage du jazz historique, mais il propose d’autres solutions dans ce langage. Comme Arvo Pärt, qui a étudié le contre-point de Bach et de ceux qui l’ont précédé, et qui utilise cet idiome en proposant de nouvelles directions.
Brad est un peu le Charlie Parker d’aujourd’hui, au sens où il est une référence pour beaucoup de musiciens. À l’époque, Lee a vraiment étudié Parker, il sait d’ailleurs toujours jouer ses solos, je l’ai entendu le faire. Mais il s’est dit très consciemment : « je ne veux pas sonner comme ce gars-là. » Aujourd’hui, c’est le même problème avec Brad : c’est quelqu’un de très fort, avec un style très convaincant. Et pour moi et les gens de ma génération, notre mission, c’est de faire une musique que lui n’aurait jamais faite, tout en étudiant son jeu pour pouvoir se jucher sur les épaules de ce géant.
Duo Lee Konitz/Walter Lang, Way Too Early, puis Monk’s Cottage
« Ashiya », 2007
Le début est joli… Aucune idée de qui ça peut être. (Une fois informé) Walter Lang ? Je ne le connais pas. Là encore, je savais que ce disque existait mais je ne l’avais pas écouté. Je n’ai pas grand-chose à dire là-dessus. C’est très joli, très relax, le time est vraiment super, mais en même temps, il n’y a pas la musicalité hallucinante d’un Gil Evans. Comme lui, il laisse beaucoup de silences, mais contrairement à Gil, ça donne une impression de vide. Très honnêtement, je trouve que son phrasé n’est pas très bon : il est un peu sur le devant du temps, et il ne joue pas des lignes particulièrement intéressantes. Dès qu’il commence vraiment à faire des phrases, il n’y a plus de main gauche. C’est très difficile de jouer sur la retenue, il faut qu’elle soit peuplée d’une tension incroyable dans les silences pour que ça marche. Encore une fois, c’est très joli, mais « joli » n’est pas le plus grand compliment qu’on puisse faire en musique.
Duo Lee Konitz/Dan Tepfer, Elande N°1
« Duos With Lee », 2009
(Rires) Qu’est-ce que tu veux que je dise là-dessus ? Bon, je peux en parler si tu veux… Ce dont je suis le plus fier, outre le fait que ça sonne bien, c’est que d’un point de vue artistique, il y a un défi un peu différent : faire de la musique entièrement improvisée, mais consonante. Ce n’est pas quelque chose qu’on retrouve souvent dans la discographie de Lee, alors qu’il est très fort pour ça. Et puis, c’est vraiment un disque d’aujourd’hui, qui n’aurait pas pu exister il y a vingt ans. Sur ce morceau, par exemple, c’est une approche qui, grosso modo, prend en compte l’apport du langage minimaliste dans le jazz. Pour moi, c’est très important d’innover, mais ce qui est encore plus important, c’est que ce soit beau. Là, on entend juste deux musiciens qui ont cinquante-cinq ans d’écart, et il en sort un truc qui est un peu la somme de ces deux époques.
Propos recueillis par Pascal Rozat.
Site de Dan Tepfer (http://www.dantepfer.com/)