À l’occasion de la sortie de l’album que le contrebassiste a enregistré en duo avec le pianiste John Taylor, les DNJ donnent la parole à Stéphane Kerecki pour revenir sur ses choix artistiques et sur le parcours de celui qui est en passe de devenir une des références intournables de la contrebasse en France.
Passer du sideman au rôle de leader est une trajectoire parfaitement assumée dont il nous livre ici les grandes lignes : du lied au lead.

©yves dorison
Sur tes deux derniers albums, il s’agit de rencontres, « Houria » avec Tony Malaby et « Patience » avec John Taylor. Est ce un choix systématique d’axer tes projets autour de rencontres et surtout est ce que ce sont les rencontres qui ont suscité les projets ou le contraire ?
SK : C’est plutôt le projet que j’avais en tête qui, à chaque fois m’a amené aux rencontres. J’avais déjà fait deux disques en trio et du coup pour le 3ème je cherchais autre chose. Je voulais évoluer de manière différente. D’où Tony qui m’avait beaucoup influencé dans mon travail et ce, bien avant que Daniel Humair ne nous mette en contact. J’avais beaucoup écouté le trio de Mark Helias avec Tony et Tom Rainey qui m’avait beaucoup intéressé. Le déclencheur a été Daniel Humair et on a tout de suite eu l’idée de faire un disque en l’intégrant dans le trio. Pour moi c’était logique. Je trouve qu’aujourd’hui on est un peu confrontés à l’obligation de se renouveler. Pour moi, dans ma conception de la musique, il faut que je garde le même noyau, c’est fondamental, mais en ajoutant chaque fois (ou pas) un élément nouveau. Là il y avait Tony et dans le prochain ce sera très certainement avec Tony et Bojan Z. Mais on aura toujours ce même tronc commun. Cela me permet de construire sur la durée, ce qui est important pour moi dans le jazz. Coltrane par exemple avait toujours des invités. Aujourd’hui quelqu’un comme Texier fonctionne aussi comme ça en faisant légèrement modifier le casting. Et je trouve cela malin car cela permet d’envisager avec le même groupe des choses à long terme tout en se remettant en cause.
Mais quand tu joues en duo avec John Taylor, pour le coup, cela n’a plus rien à voir ?
SK : L’album avec John Taylor est conçu comme une parenthèse. J’avais fait deux disques en trio plus celui qui est avec Tony et l’idée avait été de faire quelque chose de totalement différent avant de revenir à la formule du trio + invités.
Comment s’est passée la rencontre avec John Taylor ? C’est toi qui es allé le chercher ?
SK : Cela faisait longtemps que je voulais faire un duo. À un moment il était question de faire un duo avec Nelson Veras et cela n’a pas été possible à cause de problèmes qui nous étaient extérieurs. John c’était quelqu’un qui était venu, il y a 15 ans au conservatoire de Paris et j’avais adoré ce qu’il nous avait enseigné. Je me souviens que nous avions alors joué ensemble en duo, lui bien sûr ne s’en souviens pas du tout. Moi j’avais eu alors l’impression de plonger littéralement dans son piano. Et j’ai gardé longtemps ce projet dans un coin de ma tête.
Là aussi, une rencontre de cordes
SK : Il y a ce côté très percussif dans le jeu de John qui renforce cela. John est quelqu’un que j’ai beaucoup écouté et qui est pour moi l’un des plus grands aujourd’hui et l’une des principales influences de nombreux pianistes en Europe. C’est pour moi quelqu’un qui synthétise beaucoup. Techniquement c’est magnifique et rythmiquement c’est quelqu’un d’hyper solide. Il a surtout développé un langage harmonique très riche. Toute la musique qu’ils ont créée avec Kenny Wheeler montre combien ils ont fait avancer certaines conceptions harmoniques. Dans les pianistes français quelqu’un comme Edouard Ferlet me fait penser à lui ou Bruno Angelini ou Guillaume de Chassy. John Taylor fait partie des piliers d’ECM avec Bobo Stenson et Jarrett évidemment. J’ai entendu dire que pour Manfred Eicher il était à certains égards l’égal de Jarrett. Quand il joue en solo, c’est l’un des pianistes qui aujourd’hui me touche le plus.
Comment cela se passe lorsque l’on enregistre avec quelqu’un comme lui. On laisse plus d’espaces d’improvisation ?
SK : Non c’est quelqu’un qui a moins l’esprit libertaire que Tony Malaby. Tony recherche l’impro dans la forme, constamment. John est pour sa part un orfèvre qui cisèle et remodèle un morceau prise après prise. Du coup nous avons justement fait beaucoup de prises pour cet album. Beaucoup de choses se sont construites en studio. On a beaucoup travaillé ensemble. Mais il parle très peu et lorsqu’il le fait, il faut vite saisir toutes les informations. J’ai essayé quant à moi de l’emmener vers des espaces plus free, plus improvisés mais ce ne sont pas des espaces qu’il aime spontanément franchir.
Cela doit être difficile pour un jeune musicien d’imposer ses propres idées en studio lorsque l’on joue avec quelqu’un de cette carrure ?
SK : Il essayait de comprendre ce que je voulais et c’est incroyable la conscience qu’il a de l’interprétation. Il avait un vrai regard artistique sur tout ce qu’il fait. Ce n’est pas le musicien qui vient en studio, qui fait son truc et qui attend de pouvoir repartir. Il y a au contraire un vrai échange artistique.
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Le fait de développer tes propres projets change t-il ta conception du sideman ? Abandonnes-tu ce rôle de sideman ?
SK : En fait non. J’ai redécouvert le rôle de sideman en ayant été moi-même leader. Cela m’a aidé à comprendre ce que voulait le leader. Par ailleurs le fait d’avoir mes propres projets fait que les gens savent ce que je fais, quelle est ma musique. Et du coup les musiciens m’appellent pour « ça » plus que comme un sideman classique. Cela peut être des concepts très ouverts ou très straight, j’arrive maintenant avec ma propre personnalité et je n’ai aucun complexe à la laisser s’exprimer même au service de quelqu’un d’autre, que ce soit en concert avec Jacky Terrasson ou avec Yaron Herman.
Quelle est ta conception du bassiste ? Le bassiste qui se met sur le devant de la scène, comme Avishai Cohen n’est pas vraiment ton style et en même temps tu sais affirmer ta présence.
SK : Ce qui me gêne avec Avishai Cohen n’est pas vraiment sa musique, en plus c’est un contrebassiste énorme. Mais c’est surtout son sens du show. Je sais qu’aujourd’hui c’est ce que veulent les programmateurs mais je ne suis pas d’accord avec ça. C’est justement la position du bassiste dans son ensemble qui me gêne. Pendant le solo de piano, on voit bien que la caméra reste sur lui et qu’il fait le show en éclipsant les autres. C’est bien d’avoir une présence scénique et de ne pas regarder ses chaussettes durant le concert mais il y a une limite que, moi, je ne veux pas dépasser et qui me gêne vraiment. Par contre musicalement, le rôle que je donne à la contrebasse dépend du contexte. Lorsque je joue avec Jacky, par définition, je suis plus en retrait. Mais je sais qu’avec lui lorsqu’il te donne la parole, il te la donne vraiment et tu peux vraiment t’exprimer. Idem avec Yaron. Maintenant le bassiste qui est là pour assurer la pulse, je ne fais presque plus ça. Il me faut un minimum espace de liberté.
Tes bassistes de référence ?
SK : Il y en a 4 : Scott La Faro, Dave Holland, Charlie Haden et Gary Peacock. Ce sont 4 contrebassistes très différents mais pour qui j’ai une réelle admiration et dont je rêverais de faire la synthèse.
Tout en restant attaché résolument à la contrebasse. Pas d’électrique ?
SK : Le seul que j’apprécie à ce niveau-là c’est Steve Swallow. Il y a un disque qui vient de sortir, en trio avec Kenny Wheeler, c’est étonnant le son qu’il a !
Pas Jaco ?
SK : Jaco Pastorius est un bassiste incroyable, mais ce n’est pas quelqu’un que l’on peut avoir comme influence en tant que contrebassiste. C’est quelqu’un dont j’essaie de ne pas trop m‘imprégner. Il n’empêche que pour ma part je ne joue absolument pas de l’électrique, ni en concert ni chez moi pour m’amuser. Peut-être un jour lorsque j’aurais trop mal au dos et que je serai plus vieux ! Non, pour le moment j’aime revenir surtout à la guitare, qui était mon instrument de départ. J’essaie d’en jouer avec un petit groupe de rock.
Revenons à ta propre technique, tu parlais du son de Swallow, comment fais tu pour travailler « ton » propre son ?
SK : C’est sûr que c’est quelque chose de difficile et pour certains incroyable. Quand tu prends quelqu’un comme Charlie Haden, il a le même son quelle que soit la basse. Mais la base c’est souvent l’instrument lui-même. Moi j’ai eu la chance d’avoir d’emblée trouvé l’instrument qui me convenait. Je joue sur une « Pillement Père », c’est une basse qui date de 1820 avec laquelle j’enregistre toujours en studio. En revanche en concert, j’utilise souvent un autre instrument. Cela dit maintenant on voyage de plus en plus sans contrebasse parce que c’est devenu trop compliqué. En revanche je prends mes cordes, mon micro, tout ça pour essayer de faire sonner comme je veux. Un ensemble de grigris….
Tu es venu assez tard à jouer de l’archet
SK : Oui, c’est JF qui m’a poussé à le travailler, et Tony Malaby qui m’y a incité à l’utiliser sur scène en me disant que si je n’y mettais pas maintenant je le regretterai plus tard. En fait je m’en sers surtout pour créer des climats, moins pour accentuer la mélodie. J’aime bien prendre l’archet dans un concert parce que cela crée quelque chose à la fois quand tu le joues et à la fois quand tu le lâches pour passer à autre chose. J’ai aussi pas mal écrit pour trois voix (2 sax et archet)
Tu restes assez classique dans ta relation à la contrebasse finalement
SK : Oui c’est vrai que je ne renverse pas la basse à l’envers, que je ne maltraite pas le bois que j’essaie pas d’en faire des tonnes de trucs extravagants. Je reste assez classique dans mon approche et quand je répète je ne me lasse pas de jouer du Bach par exemple. Cela me plait de travailler des heures comme ça. Je suis aujourd’hui plus dans une phase où j’élimine le superflus et me contentant de choses simples qui me donnent, au niveau sonore, pleinement satisfaction. Et cela se travaille beaucoup par la composition et par le rôle de leader. Mais bon peut être plus tard j’essaierai des trucs. Par exemple aujourd’hui j’utilise une mailloche de plus en plus. Cela me permet d’ouvrir des choses nouvelles.
Tu es venu à l’instrument assez tard ?
SK : Oui carrément ! En fait c’était durant ma première année de fac où j’ai rencontré des copains qui m’ont fait découvrir le jazz qu’ils écoutaient. Les deux premiers disques jazz qu’ils m’ont passé c’était « Kind of Blue » et « Sunday at the Village Vanguard ». A l’époque je n’écoutais pas de jazz, surtout du rock. Le jazz était encore bien éloigné de mon univers. J’écoutais un peu Weather report mais cela n’allait pas beaucoup plus loin. J’ai quand même en mémoire un concert de Sixun en 89 donné aux Tuileries à l’occasion du Bicentenaire qui m’avait laissé par terre.
Jeune j’avais fait un peu de conservatoire mais surtout j’ai fait du chant d’assez haut niveau. J’ai fait de la basse électrique, du rock et c’est après avoir rencontré ces copains et avoir écouté ces deux disques monumentaux que j’ai loué une contrebasse. 3 mois après, j’en ai acheté une en décidant de m’y consacrer. 6 mois après je suis allé au conservatoire de mon quartier et tout a vraiment commencé dans ce conservatoire du 5ème. J’ai alors commencé à acheter tous les disques Blue Note que je trouvais et à me plonger carrément dans le hard bop, dans la période Miles chez Prestige, les premiers Coltrane etc…
Mais il faut te dire qu’en parallèle de tout cela il me tenait à cœur de finir mes études d’économie et d’aller jusqu’à mon DEA. Mais je reconnais qu’à la fin, on ne me voyait pas beaucoup parce que je passais plus de temps au conservatoire qu’à la fac. Le truc c’est que sans toujours tout comprendre, j’apprenais en revanche très vite des tonnes de cours photocopiés. Au moins cela aura fait travailler ma mémoire.
Le CNSM ?
SK : J’ai eu une chance folle car je suis arrivé dans les derniers mois de la vie de Jean-François Jenny-Clark en 1998. C’était quelqu’un d’exceptionnel. Jusqu’au bout, alors qu’il avait une grave maladie, il est resté impliqué auprès de ses élèves. Il revenait exprès de ses traitements, alors qu’il était épuisé, pour nous enseigner, tous les mercredis. Nous étions juste deux ou trois bassistes, et il était là pour nous. Durant cette dernière année de sa vie, il a tout donné aux autres. J’ai passé 6 mois extraordinaires avec lui. Et pour moi qui venais tout juste de découvrir cette période du hard bop à laquelle il avait beaucoup participé il représentait une vraie référence et une partie de cette histoire. Mais il avait ensuite participé au free avec Don cherry, et Lacy, et côtoyé la crème de la musique contemporaine comme Boulez. Il a été un passeur génial pour ouvrir vers d’autres musiques.
Tu enseignes toi-même ?
SK : Oui, à Orsay. C’est fondamental. On apprend beaucoup en apprenant. Ça aide à structurer ses idées. Mais ce que j’adore par-dessus tout c’est d’animer des master-class. On en a fait une en Allemagne avec Yaron Herman et là on se trouve face à des musiciens qui sont en demande et qui ont plein de choses à recevoir.
Tu as beaucoup joué avec Daniel Humair. Que représente t-il pour toi ?
SK : C’est une figure emblématique du jazz en France. J’ai beaucoup de chance de le côtoyer et de jouer avec lui. Il a été un des profs du conservatoire mais, au-delà de ça il fait partie des 2 ou 3 qui ont fondé le jazz européen avec le trio Humair-Jeanneau-texier ou avec Kuhn-Humair-Jenny-Clark. Mathieu a beaucoup joué avec lui. C’est un des grands batteurs aujourd’hui dans le monde. On sourit parfois avec Thomas (Grimmonprez) entre nous parce que l’on se rend compte que l’on ressort des trucs qu’il nous a appris et qui restent.
Dans le nirvana de tes batteurs ?
SK : De Johnette, Motian, Erskine (pas tout mais certaines choses), Humair. Et dans les jeunes, Nasheet Waits, Gerald Cleaver, Fabrice Moreau.
Il y a des jeunes que tu as repéré sur la scène, voire des jeunes avec qui tu aimerais bien jouer.
SK : Par exemple Anne Paceo et son quintet. Elle a beaucoup de talent et dans son groupe il y a Pierre Perchaud, Antonin Tri-Hoang et Leonardo Montana qui sont tous des jeunes talents très prometteurs. Et en ce moment je travaille aussi avec Yaron et Emile Parisien.
Qu’est ce que tu écoutes en boucle sur ton Ipod en ce moment
SK : Ecoutes, tu vas pas me croire mais c’est justement « Sunday at The Village Vanguard ». Et c’est fou parce que La Faro joue un des solos les plus extraordinaires de l’histoire du jazz que ce soit sur My Romance ou sur Gloria’s Steps et personne n’applaudit.
Si tu devais jouer avec un trio de rêve
SK : Prendre la place de Peacock dans le trio de Jarrett !!! Si tu écoutes Standard vol 1 et 2, l’intro de Jarrett sur All the things you are est quelque chose d’inouï. J’adore me lever le matin en écoutant ça.
Mais dans l’ordre du réalisable, jouer avec John Taylor et Paul Motian : un rêve !
Propos recueillis par Jean-Marc Gelin (juin 2011)
Crédit Photos : Yves Dorison (Site de Yves Dorison)
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