Ce disque prolonge des projets antérieurs (avec d’autres instrumentations), où les cordes croisaient déjà les sortilèges de l’électronique, toujours sous le sceau d’un lyrisme qui jamais ne se dément. La trompette et le violon se font vocalité et une pulsation, tantôt explicite, tantôt subliminale, parcourt cet univers intérieur qui se donne à voir en même temps qu’il se dissimule. Mystère de l’intériorité, magie de l’implicite. Bouleversante expressivité de tous les instruments. Ici la technologie, discrètement présente dans le traitement du son, est au service de «la musique de musiciens, entièrement faite à la main», comme aimait à le dire naguère l’Ami batteur-chanteur Jacques Mahieux. Tout un monde surgit de cette rencontre musicale, brassant un instant une sorte d’énergie rock dans une pulsation qui réveille le Stravinski d’avant 1914 : en cet instant ce serait presque une espèce d’électro-rock de chambre…. Comme l’expression ultime d’un projet esthétique qui est foncièrement artistique.
Le disque est dédié à la mémoire de l’Ami Denis Badault, parti en quelques semaines d’une maladie foudroyante. À quelques jours des séances d’enregistrement, le 27 juillet, au Crématorium de Sète, Régis Huby était là, avec beaucoup d’amis communs dont certains avaient traversé la France, pour un ultime hommage à Denis Badault. Encore une trace de ce monde intérieur, caché sans doute, mais qui, dans la vie comme dans la musique, nous rappelle la force du partage.
On ne va pas se lancer dans des comparaisons avec la texture du vin. Ce serait trop facile de dire de cet album qu'il en a le soyeux ou le velours. Qu'il reste à l'oreille comme le nectar reste en bouche.
Qu'il est doux à l'attaque avec des notes classiques parfaitement assumées avec le quatuor Debussy.
Mais dire en revanche qu'il flotte dans cet album comme une sorte de brume automnale comme celle que l'on voit flotter sur les vignes de Bourgogne au petit matin, ça on ose le dire.
On est loin de l'univers habituel de l'ancien patron de l'ONJ qui se lançait il y a peu sur les traces de Led Zeppelin. On l'avait aussi laissé sur un duo sublime avec la saxophoniste allemande Alexandra Lehmler et le voilà aujourd'hui sur d'autres terres. Sur ses propres terres, faites de vignes et de vin.
Et Franck Tortiller rend hommage à ces cépages qui séduisent le musicien œnologue à sa façon. Avec amour.
Cet hommage est intime, proche de la musique de chambre classique. Car en bon amateur de vin, Franck Tortiller sait bien qu’une grande partie de l’art du vin vient de l’assemblage des cépages. Et c’est en maître que le vibraphoniste assemble les harmonies de son instrument à un quatuor à cordes sur des compositions contemporaines juste sublimes.
Resultat capiteux et à deguster sans modération.
Jean-marc Gelin
Nb : Et si vous voulez aller plus loin nous vous conseillons
1. D'écouter la matinale de France Musique sur l'influence du vin sur la vinification
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/au-fil-de-l-actu/la-musique-peut-elle-influencer-les-vins-9953079
2. De lire le livre de Laure " si tu veux la paix, prépare le vin. Un éloge de la Bourgogne" (Editon Grasset) dans lequel notre vibraphoniste apparaît au détour d'un chapitre.
Astral est le sixième album de la pianiste Leïla Olivesi sorti en novembre 2022 ( Attention Fragile/ L'Autre Distribution), Prix Django Reinhardt de l'Académie du jazz en 2022.La pianiste chef d’orchestre, musicologue, pédagogue fut nommée l’artiste féminine de l’année par cette même institution, la sixième femme repérée en soixante dix ans! Ce soir pour un final très suivi du D'Jazz Nevers Festival, elle présente une suite brillante qui nous propulse dans le cosmos dans la grande salle de la Maison de la Culture de Nevers (près de 800 places).
Comme Duke Ellington, l’un de ses modèles, elle a plusieurs cordes à son arc, exerçant diverses fonctions parmi les plus importantes du jazz : pianiste, compositrice, cheffe d’orchestre et de cette petite entreprise que constitue chaque projet. Elle applique d’ailleurs dans ses créations le plan de sa thèse (consacrée au maître) qui étudiecette triple fonctiondans ses aspects les plus complets, en s’employant à “diriger à partir du piano” qu’elle considère comme un laboratoire de création. La musique évolue sur la scène à chaque concert, une performance qui se vit avec le public. Quand elle a écrit les partitions, elle savait précisément qui allait jouer, ayant réservé à chacun de ses “all stars”, merveilleux solistes de la scène jazz actuelle, des rôles adaptés à leur timbre respectif et à leur caractère singulier. Sans se dispenser des surprises des improvisations où elle laisse filer, ravie, attendant en observatrice éclairée, prête à des ajustements si nécessaire. Sa “dream team” est composée ce soir de Baptiste Herbin (alto sax, flute) Adrien Sanchez (ténor sax) Jean Charles Richard (sax baryton et soprano) Quentin Ghomari (trompette) Yoni Zelnik (contrebasse)Donald Kontomanou (batterie) Manu Codja (guitare). En invitée, la chanteuse Chloé Cailleton intervient sur les dernières compositions, des poèmes de la féministe Lucie Taïeb (“Soustraire à la Lumière” et si je me souviens bien “Au Fil des Rêves”).
Le concert s’ouvre avec la composition qui a donné son nom à l’album avec un solo tout en douceur d’Adrien Sanchez au ténor auquel se joint la guitare reconnaissable de Manu Codjia. Puis bousculant l’ordre de la set list -c’est l’un des moments les plus forts, l’hommage au grand homme de radio, producteur, créateur du Jazz Club, expert s'il en est de Duke Ellington, mon "papa de jazz" qui me fit entrer de plain-pied dans l’univers ellingtonien en 1977 dans ce formidable feuilleton radiophonique sur France Musique, la série de "Tout Duke".
La Missing CC Suite tendre et émouvante est en deux parties “Missing CC” et “Portrait" commencées deux jours seulement après la disparition de son ami et guide. Elle attaque au piano dans le plus bel exemple de fidélité à l’esprit de Duke Ellington, un hommage que n’aurait pas renié Claude Carrière. Et c’est Baptiste Herbin qui s’improvise en place du moelleux Johnny Hodges qu’il bouscule ensuite dans un jeu convulsif aux accélérations effrénées. Ce qui aurait intéressé l’alto d’Ellington qui savait aussi jouer velu dans certaines circonstances. Quentin Ghomari à la trompette sait aussi intervenir dans cette frénésie. Dans le Portrait de CC, Jean Charles Richard au baryton où il excelle se substitue à Harry Carney en plus tendu. Les solistes ne sont ils pas les nouveaux acteurs d'une Cosmic suite façon Olivesi, écho réussi de The Cosmic Scene with his Space men, un octet du Dukeen 1958 ?
Leïla Olivesi s’attaque aussi à une autre grande figure de la musique jazz américaine, la pianisteMary Lou Williams, l’une de ces instrumentistes pionnières à avoir ouvert la voie pour les musiciennes d’aujourd’hui. Leïla a composé un portrait sensible de cette femme exceptionnelle qui a traversé l’histoire du jazz, évoluant avec cette musique sur près de cinq décennies. Comme Pierre Antoine Badaroux qui vient de reconstituer la Zodiac Suite de Mary Lou avec son Umlaut Chamber Orchestra, Leïla Olivesi est allée travailler sur les archives léguées à l’Institute of Jazz Studies de Newark (New Jersey). Elle propose ce soir le mouvement dédié au "Scorpio", qu’elle aménage à sa façon avec la flûte d’Herbin et le baryton de JC Richard en liberté. Un bon choix ( thème repris aussi par la regrettée Geri Allen, autre figure d' admiration de Leïla Olivesi) qui modifie la version initiale au Town Hall en 1945 resserrée en un trio dépouillé de toute orchestration. D’autres compositions suivent comme cette “Constellatio Draconis” très cuivrée où les musiciens suivent les signes et autres indications pour intervenir. On continue ainsi le parcours entre étoiles et lumineuses constellations dans un alignement cohérent et raffiné.
Ana Carla Maza, Caribe.
Final latino-américain
La soirée continue avec un spectacle vraiment “caliente”, un show à l’américaine d’un orchestre latino qui suit une meneuse de revue survoltée, violoncelliste, chanteuse, danseuse. C’est la jeune Ana Carla Maza (au français parfait), fille de musiciens qui débuta très jeune sur scène et fait le bonheur du public dans son “Caribe” enflammé et provocant…
C’était le final de cette édition réussie et contrastée qui continue à proposer l’aventure de tous les jazz(s) et musiques affines.
Pierre Durand (g), Fred Escoffier (fender, synth), Jerome Regard (b), Marc Michel (dms,g)
Pierre Durand ou le groove sorcier.
On entre dans cet album comme dans une zone de perte de mémoire. Une sorte d'entre-deux. Dans un monde entre réel et onirique. Vous savez, c’est un peu comme lorsque vous venez de vous réveiller d'un rêve et que tout devient flou avant que, petit à petit ne se dessinent dans votre cerveau des lignes plus claires.
On savait depuis un certain temps que Pierre Durand est un guitariste insaisissable. On pourrait même l’affubler de surnoms comme« magicien », « shamane », « gourou », « sorcier », à l’instar de cette pochette du précèdent album ( toujours chez les Disques de Lily) qui semblait le voir débarquer d’une tribu mystérieuse.
Le guitariste nous avait laissé sur un magnifique album en solo. Le voilà aujourd’hui qui revient en quartet dans une formule où, par la force des choses il endosse un tout autre habit. Celui d’un metteur en espace qui organise autour de ses harmonies la musique dans son ensemble.
Fascinant et même quasi-hypnotique, Pierre Durand a cette façon de faire sonner sa guitare entre lignes mélodiques et résonances des harmonies qui envoûtent de bout en bout. Qu’il soit dans des sonorités pop-rock ou dans l’évanescence des grands espaces, Pierre Durand fascine. Jamais dans le démonstratif des guitares-héros, le guitariste apporte une musicalité rare.
Fin de partie (en)chantée : Madeleine et Salomon, Ellinoa.
Madeleine et Salomon
Théâtre Municipal 12H 30.
Eastern Spring
C’est le dernier jour du festival, le huitième. Le premier concert au Théâtre me permet de redécouvrir le duo apprécié à Arles au Mejan en mai dernier...On n’était pas les seuls à avoir aimé leur album, on apprécie encore plus le duo sur scène. Si l’heure est étrange pour les musiciens, peu habitués à jouer avant le déjeuner, elle est parfaite pour le chroniqueur encore frais et je vais savourer le premier concert du jour : la chanteuse Clotilde Rullaud(Madeleine) laisse apparaître toute son émotion mais aussi sa fantaisie etsa douceur dans cette suite de chansons, portées par des femmes le plus souvent, des histoires de vies qui se racontent en mots et musiques. Un duo piano voix qui saisit au coeur et à l’âme en reprenant des chansons pop du bassin oriental de la Méditerranée, des années soixante et soixante-dix que nous ne connaissons pas du tout pour la plupart d’entre nous. “Chansons d’amour, de mort, de révolte”, des thèmes universels qui s’inscrivent dans un espace géographique très particulier ( Israel, Egypte, Liban, Turquie, Maroc, Tunisie ). Explorer les identités choisies, vécues ou revendiquées en soulignant aussi ce que signifie être né “ici”, “être de quelque part”.
L’attraction est immédiate, loin du folklore touristique, on sent la proximité immédiate en dépit de langues différentes entre tous ces airs, ces cultures.
Après les “protest songs” de chanteuses américaines du disque précédent, ce répertoire humaniste, inscrit dans un temps révolu, où la vie était plus fluide, entre hélas singulièrement en résonance avec l’échec des printemps arabes, d’où ce titre d’Eastern Springs (No Mad music). Et encore plus tragiquement avec la violence des événements depuis le 7 octobre dernier. On est subjugué par le piano élégiaque et doucement répétitif sur lequel s’élève la voix fragile sculptant les mots du poète palestinien Mahmoud Darwich ( version initiale “Matar Naem” libanais du groupe Ferkat Al -Ard). Et que dire de cette merveilleuse ballade israélienne “The prettiest girl in the Kinder garten”? Le duo a opéré une sélection minutieuse sur plus de 200 titres pour n’en conserver que 9 et s’est livré à un travail de traduction, en anglais le plus souvent tout en gardant les mélodies et leurs rapports harmonico-rythmiques. La voix de Clotilde Rullaud est plus qu’attachante, grave avec des aigus étranges sur cette petite fiction égyptienne “Ma Fatsh Leah” du groupe Al Massrien, qu’entraîne un piano au groove hypnotique.
Les rôles sont parfaitement distribués, Alexandre Saada ( Salomon) ne fait pas qu’accompagner, emploi souvent obligé du pianiste avec chanteuse, il chante aussi et sa voix instrumentale souligne sans effort la ligne de chant, uni avec sa partenaire dans une même respiration comme dans le libanais entêtant “Do you love me?” qui s’achève en un murmure.
On est assez loin du monde originel du jazz commun à tous deux. Néanmoins le duo a travaillé des arrangements de ces versions originales en improvisant des fragments personnels, intitulés justement “Rhapsodies”, c’est à dire des pièces libres utilisant des motifs folk, des effets électroniques. Le pianiste quand il “prépare son piano” n’utilise qu’un seul petit effet qui n’est pas superflu, et cela n’arrivera qu’une fois, glissant diverses feuilles de partitions sur et entre les cordes induisant un son étrange, “sale”, de sable qui crisse ou de verre ou de plastique froissé.Une musique singulière, de la “pop expérimentale” avec des impros.
Ainsi se suivent dans un enchaînement bien construit en ronde ces textes d’auteurs jusqu’au final qui se situe en Grèce et y reste avec le rappel plus grave sur le manque, l’absence. Mais ce chant sensible et fièvreux n’arrive pas à entamer l’impresson de sérénité que laisse ce concert. Un moment de douceur et d’exaltation partagés.
Ellinoa
Théâtre municipal 17h.00
Nous enchaînons avec du chant et ce n’est pas pour nous déplaire avec le projet de Camille Durand en sextet sur la vie et fin tragique d’Ophélia. The ballad of Ophelia aurait t' elle quelque résonance avec “Ballad of Melody Nelson” de Gainsbourg ?
En jouant avec les lettres de son patronyme, la chanteuse s’est donné un nom de scène poétique Ellinoa plus adapté au sort de la malheureuse promise, sacrifiée par la folie d’Hamlet.
J’avais entendu la chanteuse dans Rituals de l’ONJ Maurin avant que, sur les conseils éclairés de Franck Bergerot, j’écoute le concert retransmis sur France Musique du même ONJ où avec Chloe Cailleton, les deux voix s’emparaient d’une partie de cette geste joycienne inadaptable Anna Livia Plurabelle (André Hodeir). Surprise de la voir enfin en “douce” Ophélie dans cet Ophelia Rebirth, nommé ainsi pardoxalement, car le projet reprend vie après avoir été brutalement interrompu par le covid.
Douze tableaux réactualisent la triste histoire de la blonde héroïne immortalisée par les Préraphaélites et John Everett Millais dans le tableau où, tel un lys à la tige brisée, elle flotte dans son voile parmi les algues auxquelles se mêle sa blonde chevelure.
Il y a de cela dans la (plus) rousse incarnation de la chanteuse aux pieds nus qui a choisi un costume de scène qui enveloppe la peau du rôle. Très pédagogique elle explique en français l’évolution de cette jeune fille qui découvre la vie, pleine de rêves et d’espoirs, un peu trop grands peut être pour ne pas subir un violent désenchantement que sa sensibilité exacerbée ne pourra surmonter . Une adolescente de nos jours et de tous temps en sa révolte et son désir d’embrasser la vie sans renoncer à ses illusions.
La voix est magnifique, pleine, bien timbrée, chaude, avec des aigus parfaitement maîtrisés. Une véritable chanteuse qui pourrait ne pas scater, même si elle sait le faire car dans ce programme acoustique de cordes frottées de musique de chambre, le chant en anglais ( british) n’impose pas de revenir au jazz….
L’accompagnement est épatant: non seulement la guitare électrique de Pierre Perchaud m’évoque les accents rock prog de ces gestes anglaises médiévales des tous premiers Genesis-on se rapprocherait même de certaines excentricités de Kate Bush avec Peter Gabriel (comme par hasard) mais les cordes délicates du violoncelle de Juliette Serrad, de la contrebasse d’Arthur Henn (très belle voix) et de la guitare (Pierre Tereygeol)offrent un écrin de choix à Ellinoa. Et en plus, ils la supportent vocalement et renforcent l’émotion dans un choeur enchanteur.
Un bonheur d’écoute même si la fatigue qui se ressent après ces jours intenses ne me permet pas de suivre dans le texte original les moments forts de ce parcours tragique jusqu’à l’abandon final… N’ayant pas écouté le CD du projet, je ne peux comprendre si ces douze tableaux sont vraiment nécessaires….Mais ne boudons pas le plaisir de cette fin d’après midi.
Pour la dernière soirée, je dois me résoudre à reporter mon dernier texte sur la suite astrale de Leila Olivesi à lundi, la journée du dimanche étant dévolue au retour (pesant) de Nevers à Marseille dont je retrouve immédiatement à l’arrivée à St Charles le bruit et les embarras...
NB : Toutes les photos des artistes à la balance et en concert sont de Maxime François.
Il faut anticiper avec la pluie menaçante qui finit par tomber au moment où je me mets en route en direction du Café Charbon, ancien dépôt de locomotives d’une ligne SNCF locale. Transformé en scène de jazz actuelle à l’année, il accueille ce jour le concert de midi au titre quelque peu grandiloquent Essor et Chute (de notre civilisation) qui fait souvenir des considérations de Diderot sur la Grandeur et décadence de l’Empire romain, évoquant sans appel la Rome antique, ses forces politiques et ses inévitables abus d’où l’inexorable chute.
Le parallèle a quelque chose de vrai entre la situation actuelle de notre planète et le discours philosophique du grand penseur dixhuitiémiste. C’est en effet un projet éminemment politique que nous présente le leader de ce quintet jazz rock, le guitariste et chanteur Romain Baret qui occupe le centre de la scène et qui est le narrateur de cette fresque épique : il a composé une suite en deux actes avec prologue instrumental et épilogue, si j'ai bien suivi, sur plus d’une heure dénonçant l’emballement vertigineux du capitalisme depuis les débuts de l’exode rural et de la première révolution industrielle jusqu’à notre course précipitée vers la catastrophe écologique, le réchauffement climatique, une plongée dans un inconnu terrifiant… La musique illustrerait un film imaginaire en un accéléré saisissant qui nous ferait revivre, même les yeux fermés, les étapes d’un désastre prévisible, la chronique de notre destruction annoncée.
Le véhicule emprunté, un quintet jazz rock prog ardent avec deux soufflants incandescents, la flûtiste Sophie Rodriguez qui se taille la part du lion avec une partition quasi ininterrompue, soutenue par le saxophoniste ténor mâconnais Eric Prost desservi par la sonorisation.
La rythmique puissante est la force de ce groupe avec une batteuse implacable Elvire Jouve qui avance avec détermination soutenue par un contrebassiste non moins solide Michel Molines qui passera sur le dernier morceau “The Rise of Hope” à la basse électrique, rappel peut être superflu après le relatif déluge de feu qui s’est abattu sur nous. Car la batteuse est un bâton de dynamite allumé quelques secondes avant explosion : quelque peu sauvage, elle allume la mèche, précise et mécanique . Ils sont cinq mais ça déménage comme un grand format et on est vite emporté dans ce flot qui nous charrie vers le vide!
Car dès le début qui acte le départ des champs, il m’a semblé entendre avec le grondement de la rythmique, l'envol des soufflants et le chant du guitariste comme un tableau précipité de notre fin. L'erreur pour le chroniqueur est de chercher dans la musique la traduction (un peu trop) littérale de cette présentation en deux parties qui suit la montée en puissance dans l'allégresse du progrès avec le machinisme, l’exploitation intensive des travailleurs et d'attendre après un climax les guerres et crises diverses...
Le groupe qui sort un très bel objet CD numéroté avec le collectif Perce-oreilles chez Inouïe Distribution reçoit le soutien du CRJ nouvelle mouture de 2016 (Centre Régional de Bourgogne Franche Comté). Cet outil de structuration du jazz, initialement créé en 2000 pour la seule région Bourgogne accompagne le développement du jazz et des musiques improvisées par la mise en réseau des acteurs sur le terrain. Favoriser la création “au pays”, aurait-on dit avant, aider au développement “durable” du territoire. Ce qui va à merveille avec le sens de la marche du groupe qui croit à son projet.
Cette bande soudée à six car il faut compter avec les lumières stroboscopiques, les feux et fumées de Romain Bouez qui prédit l’apocalypse, en met plein les yeux dès le départ. Le titre du programme peut se comprendre dans le désir de laisser affleurer les différents champs possibles, de réunir les contraires, de se déplacer, superposer les strates de sens, dérégler quand cela sonne trop juste, détourner, faire exploser les idées reçues.
Il ne laisse pas sa machine infernale assez respirer, certains thèmes semblent revenir, à moins que le traitement de chaque partie ne soit pas assez différencié mais ces musiciens vivent leur concert avec un engagement impressionnant qui plaît au public. C’est peut être cela l’essentiel après tout...
Emmanuel Borghi Trio
Théâtre 18h 30.
Changement radical avec le trio d’Emmanuel Borghi. Retour au théâtre municipal pour une conversation triangulaire subtile sans le moindre cliché, avec cette élégance dans la persistance même de l’échange, toujours rebattu. Chacun donne la pleine mesure de son talent, dans une clarté d’articulation, de phrasé. Avec une confondante aisance, le trio navigue d’atmosphères feutrées à d’autres plus éclatantes parfois au sein de la même composition.
Tous trois n’ont cessé de jouer collectif tout en s’aménageant un parcours individuel original. C’est un trio tout neuf dont les personnalités semblent fonctionner pour essayer ensemble autre chose. Leur univers a priori semblait éloigné, la rythmique étant composée de musiciens plus jeunes et prometteurs choisis par le sorcier des machines de Magma, Emmanuel Borghi dont le Watering The Good Seeds annonce un changement de cap dans la carrière. On entend une succession de thèmes prétextes à une expérimentation sur scène en constante évolution. Se remettre en question est la clé de la démarche du leader, il est vrai qu’on le voit chercher, presque hésiter avant de poser ses doigts sur le clavier, se laissant aller avec son expérience acquise au sein de multiples formations à jouer sans repères, sortir des passages balisés, refuser la facilité. Se mettre en danger avec des partenaires que l’on ne connaît pas. Ce goût du risque s’avère payant, le concert est une découverte formidablement excitante d’autant que ni le titre des morceaux ni le titre du Cd n’est annoncé par le leader qui n'a pas la même aisance pour communiquer. Rien de grave, jouer suffit : ses compositions entêtantes font monter la tension avec une rythmique diabolique, d’une précision stupéfiante, les morceaux s’arrêtant brutalement dans un accord parfait.
Le remarquable batteur Ariel Tessier que j’entends trop rarement, même s’il est passé dans deux groupes différents à l’Ajmi me stupéfie à chaque fois par sa mécanique d’horlogerie jurassienne.
Un trio sans recherche d’effets d’amplification, de machine qui produit un jazz vibrant, qui vit tout simplement. “Penser jazz en trio en oubliant la tonalité” dit fort justement Xavier Prévost dans sa chronique du disque sur ce site même. Du bruitisme parfois sur les traces du dodécaphonisme... un programme qui passe très bien. L’adhésion du public est immédiate, aucun risque avec ce trio que la formule reine en jazz, piano-basse-batterie tourne à l'académisme. Audacieuse est leur musique et pourtant accessible, du grand art. Une heure ne suffirait pas mais l’important est d’avoir découvert ce groupe qui doit absolument persister dans sa démarche.
Duo Giovanni Guidi et Luca Aquino
Grande salle de la Maison, 20h 30
Sans avoir vu le titre du programme Amore bello, chez Musica Jazz en 2021, on pouvait presque s’en douter à l’écoute de ce duo italien. Un jazz transalpin que l’on a peu d’occasion d’entendre en France alors que nous sommes si proches.
Installée confortablement en hauteur dans la grande salle de la Maison de la Culture, si bien que je ne vois pas grand chose du couple sur la scène immense, j’essaie de deviner sans y arriver d’ailleurs quel est le leader et lequel est le plus jeune. Je suis tout de suite attirée par les variations de jeu du trompetttiste qui capte toute mon attention. Il commence par siffler dans le micro . Connaîtrait-il la technique du "silbo" canarien de la Gomora pour communiquer en sifflant d’un village ou d’une île à l’autre? A moins tout simplement qu’il ne s’inspire de Morricone dans les films de Leone…Il fait encore bruiter sa sourdine dans le pavillon puis il se mettra à chanter, pratique aussi la respiration continue -c’est un autodidacte élève du Sarde Paolo Fresu. Une théâtralité dans la posture et les gestes, une technique et un son des plus captivants pour ce musicien adoubé par le maître Enrico Rava, et qui se dit amoureux de Chet Baker… La filiation est assumée. Sans connaître le titre de leur premier CD, je commence à me dire que le duo part en roue libre sans direction vers "l'art mineur" selon Gainsbourg, pourtant passé maître en la matière, du cantabile, de la canzonetta que les Italiens privilégient, puisqu' inscrite dans la forme même de leur langue.
Et quand il prend la parole pour présenter ce duo, le pianiste Giovanni Guidi confirme que leur unique objectif est de faire chanter leur instrument, qu’ils ne cherchent qu’à faire jazzer des chansons pop de leur patrimoine, méconnu ici. Selon le principe jazz de reprendre des thèmes “fossilisés” quelque peu dans leur version princeps et de les renouveller. “Amore bello” est par exemple un titre de Claudio Baglione. “Un giorno dopo l’altro” du grand Luigi Tenco . Mais ils reprennent aussi les standards de l’American Songbook gardant la ligne mélodique comme dans l’inoxydable “Over the Rainbow” d’Harold Arlen et E.Y. Harburg. Ils se saisissent aussi de “What a Wonderful World” ce qui constitue un défi pour un trompettiste, car les solos et les aigus d’Armstrong ont une force insurpassable. La fatigue me gagne car je n’ai pas reconnu le thème “I fall in love too easily”( Styne/ Cahn) qui serait logique dans la thématique de leur programme.
African Jazz Roots Seetu
Grande Salle 21h 30.
Si les Italiens ont charmé le public toujours aussi nombreux dans cette "cathédrale" des temps modernes qu'est une maison de la culture, il y aura du spirituel dans l'art avec le groupe suivant. Que dire aussi de la connivence immédiate du public avec cette formation mixte due à la rencontre de Simon Goubert avec le joueur de kora Ablaye Sissoko? Le jazz à la rencontre de l’Afrique occidentale. Un long compagnonnage de trois albums qui remonte à 2009, scellé lors du festival de St Louis du Sénégal d’ailleurs évoqué dans une composition “De Dakar à St Louis”.
Une complicité absolue, un plaisir de jouer ensemble, de vivre au Sénégal une aventure en terre africaine tout en remontant aux racines du jazz, entre des rythmiques issues du jazz américain et d’autres plus traditionnelles emmenées par les sabars (qui peuvent être percussions, style de musique et danse).
“Seetu” en wolof est le reflet, miroir de l’autre dans lequel on se mire et se réfléchit? Mélodique, rythmée, percussive cette musique a toutes les qualités et révère la tradition. Le joueur de kora, cette harpe à 21 cordes et très long manche explique posément avec toute la sagesse des griots mandingues le sens de la vie, le respect de la famille et des ancêtres. Savoir reconnaître et accepter d’où l’on vient est une notion essentielle, souvent rejetée ici. Il prend le temps de décrire la leçon révélée dans les traditionnels comme “Manssani Cisse” qu’il jouera avec Ibrahim Ibou Ndir, virtuose des calebasses qu'il manipule avec un doigté exceptionnel. On croirait parfois entendre un cliquetis de claquettes sur ces gros bols au plat.
La complicité entre le piano de Sophia Domancich et la kora d' Ablaye Sissoko est manifeste : proches sur scène et dans la vie, le son du piano se confond même avec celui de la harpe.
Jean-Philippe Viret vieux complice du batteur est le pilier du quintet, le mât auquel ils se raccrochent tous et l’écriture de Simon Goubert met en valeur chacun de ses amis dans des duos basse-percussions, piano-harpe sans oublier de driver l'ensemble avec sa frappe toujours exceptionnelle .
Il me fait penser à un page, un gentil troubadour quand il présente avec humour et allégresse cette nouvelle aventure leur aventure dans des ballades émouvantes («La Langue de Barbarie», «Réflexions du jour»). Il n’oublie pas enfin de rappeler qu’African Jazz Roots (Cristal Records – 2022) fut enregistré à l’Institut Français de Dakar en compagnie de l’ami de toujoursle contrebassiste Jean-Jacques Avenel et des musiciens sénégalais Ousmane Bâ - flûtiste peuhl - et Babou Ngom – percussionniste - tous trois disparus aujourd’hui…
A suivre….. le final du festival demain.
NB : Les photos des artistes sont de Maxime François.
De retour sur les bords de Loire avec un temps instable, une petite pluie qui crachine mais surtout en ce jeudi 16 novembre, 6ème jour du festival, un vent violent avec des bourrasques qui n’ébranlent ni la solidité du barnum du festival D’jazz Nevers planté solidement devant le théâtre et le Palais Ducal ni la bonne humeur du public fidèle et passionné .
Pour cette 37 ème édition, le programme est majestueux, 37 concerts en 8 jours -pas moins de quatre concerts par jour dont deux en soirée à la Maison de la Culture. La durée d’une heure environ est suffisante pour rendre compte du style de chaque concert, de l’éclectisme musical de toutes ces esthétiques des jazzs et musiques actuelles. C'est le choix du président du Festival Roger Fontanel qui tient à prouver que le jazz vif qu’on entend ici est tout sauf une musique élitiste, de la tradition quelque peu bousculée à l’improvisation la plus débridée, sans oublier les incursions en musique contemporaine aux sons plus ou moins "machiniques".
Jeudi 16 Novembre
Petite salle de la Maison, 12h 30
(Sur les bords de Loire).
DANDY, DANDIE
Un nom curieux que n’explicite pas immédiatement le sous-titre Hypnos et Morphéepour le quartet du saxophoniste Alban Darche qui pratique un jazz de chambre élégant, pas "blasé" pour un sou, même s'il se réfère au dandy incarné, Baudelairedont Alban Darche a mis en musique “Brumes et Pluie”. Le quartet se réclame d’une certaine parité avec un duo de soufflants à la trompette (Olivier Laisné qui remplace ici Geoffroy Tamisier) et au saxophone (Alban Darche) et une pianiste (Nathalie Darche) qu’accompagne une chanteuse Chloe Cailleton. Des poésies symbolistes, d'autres comme cet "Opium" inspiré de Poe ou encore ce “Snake” de l’Américain Theodore Roethke transposent en jazz ces clairs-obscurs, couleurs en demi-teintes, assonances et autres rythmes impairs. Un titre curieux " Encyclies" nous a fait réfléchir... Voulez vous une devinette? Le titre a un rapport avec un tube de Michel Legrand.... où il est question d'eau...
C'est en effet l'heure exquise, apéritive, de nous laisser griser par ces mélodies langoureuses, légèrement inquiétantes: il n’est pas question de se laisser distraire ni de s'abandonner au sommeil, seulement à des visions oniriques où il serait question de figures du tarot de Marseille ou du "Printemps" de Verlaine. La petite salle est un écrin parfait pour cette musique de l'instant grave et doucement élégiaque quand on voit échapper ce qu'on ne reverra plus. Les poèmes choisis ne seraient que prétextes à une recréation jazz de ces belles mélodies du début du XXème. On pense à "l’Invitation au Voyage" de Duparc me souffle fort à propos l’ami Prévost. Une musique qui glisse délicatement, soyeusement autour de la voix fraîche, bien timbrée de la jeune chanteuse.
NOCE
Théâtre municipal, 18h.30
C'est la première création du festival en collaboration avec le festival de Grenoble et Césarée de Reims.
Un dispositif esthétique et audacieux dans le délicieux petit théâtre à l’italienne. Deux “tables” dont celle surélevée des deux clustersde batterie (on ne peut plus vraiment parler de “set” à ce niveau) dominant deux pianos à queue qui se font face, soit cinq cents cordes frappées par 176 marteaux ( selon le dossier de presse ). Amusante précision qui n’est pas inutile car tout dans ce projet est cadré soigneusement semble-t-il et tient de la performance, voire du happening devant un public recueilli qui écoute religieusement, dodelinant de la tête, entrant très vite dans la transe que déclenche et entretient cette musique bruitiste, ni tout à fait"machinique" puisqu'elle utilise surtout des objets et ustensiles divers, voire des outils, ni vraiment répétitive mais qui en variant les effets, en réglant volume et intensité de tous ces bruits chics émis, entretient un relatif mystère et des interrogations sur ce qui va advenir. C’est admirablement conçu, joué avec intelligence de toutes les façons possibles dans cette partie carrée, en symétrie, en opposition, en parallèle, en continuation… Les quatre musiciens concentrés et visiblement heureux ( du moins en ce qui concerne Roberto Negro qui est dans mon champ de vision plus que son complice pianiste Denis Chouillet) connaissent et maîtrisent le programme sur le bout des doigts. L’ennui avec ce type de musique est qu’elle pourrait durer des heures, une nuit même, dans la douce et enveloppante ténèbre qui envahit le parterre. Un éclairage subtil délicat et bleuté, le son impeccable enregistré par l’orfèvre Boris Darley très à son affaire (que je retrouve ici après un long séjour en Provence ).
Un quadrilatère impeccable pour cette noce singulière (et au singulier) qui doit éviter tout excès de table qui guette pareille fête. Avec leur “cluster table” le duo de Sylvain Lemêtre et Benjamin Flament déploie un ensemble de percussions impressionnant (série de bols tibétains, gongs de toute taille, cymbales qui sembleraient presque banales, tambours et autres fûts) faisant la joie des photographes qui ne vont cesser d’évoluer au sein du théâtre, de grimper dans les loges jusqu’au paradis pour mitrailler, zoomer cet impressionnant attirail.
Je les envie d’ailleurs car même si je suis très bien placée, je me retrouve encastrée au milieu d’une rangée, et ce n’est pas la moindre des raisons qui me fait trouver le temps long... à 19h02 très exactement. Soyons précise et rendons hommage à la minutie du projet. Moi qui étais entrée très facilement dans cette transe, saisie par le vertige d’une cohérence que je pensais avoir comprise, je perds soudain les pédales ( façon de parler) et me met à penser à certaine pièce de John Cage inspirée des "Vexations" de Satie qui fait environ 7 heures en répétant la même phrase musicale 840 fois…Une performance musicale qui s’apparente aux longues nuits théâtrales du festival d’Avignon. Et dès lors il m’est impossible d' entrer en méditation.
La Maison de la Culture, Grande Salle, 20h 30
Full Solo Paul Lay
Juste à temps. Le pianiste, parti de Nantes le matin, arrive quelques minutes seulement avant d’entrer en scène, le train ne s’étant pas arrêté à Nevers mais à Bourges! Une voiture du festival est dépêchée dans l’après midi pour “l’exfiltrer”. Ah la SNCF!
Encore toute au souvenir de son concert d’août dernier à Cluny sur Deep Rivers, j’attendais avec quelque inquiétude sa version solo de tubes de Beethoven. Mais qu’allait-il donc faire dans cette galère? Voulait-il s’attirer les foudres des classiques aussi puristes parfois que certains jazzeux? Bach remporte le pompon des reprises jazz depuis Jacques Loussier, on le sait. Paul Lay non seulement a évité l’ écueil mais il s’en tire à son avantage, faisant swinguer Ludwig van B. A moins que le compositeur n'ait jazzé avant l'heure sans le savoir.
Et puis rejouer même en rappel “La lettre à Elise” massacrée par des générations de jeunes apprenants ne fait pas peur au "Marvel du piano" selon la très juste formule du producteur du label Gazebo? Laurent de Wilde qui s’y connaît en claviers. S’attaquer à l’Annapurna du romantisme “L’hymne (européen) à la joie" de la 9ème Symphonie ou à la "Sonate au Clair de Lune" (dont les premières notes me font irrésistiblement penser à l’humoriste Bernard Haller dans son sketch le Concertiste) constituent sans doute un nouveau challenge. Ce n’est peut être pas fortuit car Paul Lay seul à son piano dans le halo lumineux de la grande salle est un concertiste ...de jazz. Cette musique peut être considérée comme un standard. Et en matière de standard, Paul Lay est insurpassable. Il sait faire! Sa technique et son imagination harmonique lui permettent de faire jaillir dans l’instant de nouvelles idées.
Un solo avec lui c’est un récital qui ne tombe pas dans l' exercice de style, plutôt dans la démonstration évidente qu’il sait phraser jazz, que la musique et la danse le traversent, qu’il sait tourner et retourner chaque pièce dans tous les sens avec un plaisir non feint, qu'il aime rompre la mélodie, se lancer dans des éclats vifs d’impro, lui qui a dans les doigts tous les trucs des grands ayant bossé sérieusement toute l’histoire du jazz. Paul Lay connaît ses classiques, attiré aussi bien par Jelly Roll et Earl Hines que Mc Coy Tyner.
Tout ce qu'il joue est recomposé à un point difficilement concevable. Le processus de démolition ou de déconstruction, les grands pianistes savent faire, à commencer par Martial Solal qui a adoubé le jeune Paul Lay qui sait irriguer d’airs de blues et jazz, lieder, sonates, symphonies. Il se lance dans ses propres réflexions musicales sur la musique du maître, pas pour se comparer au compositeur mais pour lui rendre un hommage particulier à “Heiligenstadt”, quartier viennois où vécut Beethoven, puis dans ce “Blues in Vienna”, en somme son carnet de voyage en Beethovenland.
Une performance à savourer "live" évidemment. Merci à D’jazz Nevers de savoir aussi s’ouvrir à plus “classique”, à une musique populaire et exigeante.
L'autre Avishai Cohen, the trumpet player!
21h 30 Grande Salle.
Encoreun moment exceptionnel dans un programme tellement nouveau qu’il n’existe pas encore! Cette bizarrerie est due à l'autre Avishai Cohen, the trumpet Player! C’est cet autre "Avishai Cohen" qui se présente ainsi non sans humour pour que l’on ne fasse pas erreur avec son homonyme contrebassiste.
Musicien exceptionnel, né à Tel-Aviv dans une fratrie de musiciens qui a migré à New York, voilà un exilé qui ne s’est pas coupé de ses racines mais sait prolonger en la vivifiant la tradition. Avishai Cohen, sa soeur Anat, clarinettiste et son frère Yuval, saxophoniste ont d’abord entretenu la tradition familiale au sein du trio des 3 Cohens. Mais le trompettiste tourne à présent avec son propre quartet que l’on sent encore plus soudé en ces temps dramatiques, une autre "famille" qu’il s’est constituée avecYonathan Avishai au piano, Barak Mori à la contrebasse et Ziv Ravitz à la batterie.
Son approche singulière de l'espace musical est difficile à décrire, un jazz post-bop inspiré de Miles Davis certes. Mais il s'en détache par un phrasé différent, d'une douceur presqu’effrayante, tenue et même retenue, avant d’être proposée en offrande, ode à la liberté qui résonne étrangement après le jeu heureux de Paul Lay dans sa recréation de l’ode à la joie.
Tout tient peut être dans la clarté épurée d'un jeu qui intègre silence et vide -ce n’est pas pour rien qu’il a été repéré et signé chez ECM, le prestigieux et classieux label de Manfred Eicher.
Après son dernier album Naked Truth en 2022, nous avons la primeur ce soir du treizième opus à venir qui sera enregistré la semaine prochaine à La Buissonne de Pernes-les-Fontaines par Gérard de Haro, à la fin de ce tour européen commencé en Roumanie qui va ensuite de Cannes à Paris via Nevers qu’il affectionne particulièrement, Barcelone et Madrid... Le trompettiste se plaît en quelque sorte à créer une musique nouvelle sans prendre beaucoup de temps de préparation. Une prise de risque atténuée par le rodage de cette mini-tournée.
Bouleversé par les récents événements, il évoquera pendant un long préambule sa décision de continuer à jouer en dépit de tout une musique, alors qu’il pensait annuler sa tournée. Nous aurions perdu une longue suite à la mystérieuse beauté qui sans nul doute découle de son ressenti actuel. Quand il téléphone à ses enfants, il dit entendre le bruit des bombes et rockets... Il a choisi aussi de nous faire écouter sa composition de l’adagio du concerto en sol de Ravel, inspiré de “la plus belle musique qui soit”. Décontracté mais sérieux, il nous révèle pour finir qu’il a enregistré une composition de sa fille à son insu (décidément la musique est affaire de transmission dans cette famille) et que si le morceau plaît au public, il sera enregistré dans le Cd à venir. Si ce n'est pas le morceau le plus brillant, restera gravé un formidable témoignage d'amour et de tendresse.
Comment ne pas être séduit par ce quartet qui sait d’entrée de jeu éveiller notre curiosité avec un pianiste hors catégorie qui touche en blues, un batteur à la gestuelle incroyablement plastique, voire élastique. Le contrebassiste aura son "moment" plus tard dans la suite, quand il se prend à chanter à la façon d’un Paul Chambers.
Quant au trompettiste, il garde un son droit dépourvu de vibrato, phrase avec un lyrisme mesuré, le pavillon pointé vers le sol, malgré des effets de sourdine, de wah wah essentiellement, peut être dispensables, l'espace musical étant suffisamment ouvert à la circulation et aux échanges.
Gageons que pour beaucoup, ce concert aura ouvert d’autres portes de la perception.
A suivre... le marathon continue jusqu'à samedi soir.
Sophie Chambon
Un grand merci à Maxime François, le photographe attitré du festival!
Samuel Blaser (trombone), Russ Lossing (piano) + Billy Mintz (batterie)en trio pour le CD 2
Hampton (New jersey), 19 mars 2022
Jazzdor Series 19 (double CD) / l’autre distribution
Le retour du tandem qui associe le tromboniste suisse et le pianiste américain. C’est le premier CD de ce double album. Ils sont ensuite rejoints par le batteur, partenaire régulier du pianiste (c’est le second CD). L’un comme l’autre disques sont l’exacte convergence de la liberté instrumentale et musicale avec un sens, bien présent, de la forme. Il y a, dans cette musique, une très forte expressivité. Mais elle ne se manifeste pas au détriment de la forme ou des choix mélodiques, rythmiques ou dynamiques, ni du système de référence (tonal ou pas). Une musique qui se dégage de tout enfermement esthétique, et qui pourtant n’oublie pas qu’elle vient d’une foule d’univers musicaux, mêlés, juxtaposés, ou vigoureusement remis en question. Très libre, et très cohérent, au fil des plages, que ce soit en duo ou en trio : une manière exemplaire de jouer la musique d’un instant qui déjà dessine le futur. Un pur régal pour des oreilles attentives.
Provided to YouTube by IDOL Triple Dip · Samuel Blaser · Russ Lossing · Billy Mintz Roundabout / Triple Dip ℗ JAZZDOR Released on: 2023-10-13 Drums: Billy Mintz Piano: Russ Lossing Trombone: S...
Le retour d’un trio qui nous avait déjà offert un opus (chronique ici). Et c’est à nouveau un savoureux mélange de groove à l’ancienne, celui des groupes avec orgues adoubés par le grand succès, mais aussi celui, plus aventureux, de Larry Young ; et puis des audaces sans fracas, avec détour par un folk revu et corrigé façon soul music(une sorte de folklore imaginaire, en somme). Lyrique jusqu’à l’hyper expressivité, comme le faisaient naguère les trios qui associaient l’orgue, le sax et la batterie. Mais il souffle ici un vent de folie transgressive qui déborde le cadre des références passées. Beaucoup de nuances aussi, comme pour nous dire que la musique ne saurait être monochrome. Très belle interactivité des solistes dans l’improvisation : ce disque fait vivre ce qui est habituellement l’effervescence du concert. C’est riche, intense, et subtil. Hautement recommandable !
INNANEN PASBORG PIROMALLI Bar Favela, Helsinki, November 1st 2022 Mikko Innanen - sopranino, alto and baritone saxophone Cedric Piromalli - organ Stefan Pasborg - drums Audio and video recording ...
Céric Piromalli est aussi partie prenante dans le nouveau disque de l’ensemble de musique baroque ‘Consonance’, qui pour le disque «Continuo» accueille des jazzmen. À découvrir ci-dessous
EPK nouvel album "Continuo" - Ensemble Consonance Disponible le 13 octobre 2023
Enregistré les 21 et 22 février 2023 au Studio de Meudon.
Camille Productions / Socadisc.
Paru le 20 octobre.
« Pas d’esbroufe ni de virtuosité inutile et personne ne tire la couverture à soi, ce n’est pas le genre de la maison ». Qu’oserait-on ajouter à l’avis de Philippe Vincent (producteur discographique de Barney Wilen, Enrico Pieranunzi..), auteur des notes de pochette accompagnant « TIME TO DREAM », duo d’André Villéger (saxophones) et Alain Jean-Marie (piano) ?
Ces deux-là sont de la même classe, et pas seulement par l’état-civil, natifs de la même année 1945, celle de la Libération. Allégés par les ans de ces tentations d’effets, les deux musiciens se donnent, s’abandonnent au temps du rêve, pour reprendre le titre de l’album. Loin de toute précipitation, ils prennent leur temps et on ne se plaindra pas que leur producteur (Michel Stochitch) ait choisi de leur accorder 78 minutes, frôlant la limite technique du CD.
De quoi apprécier une sélection de compositions du grand répertoire (Ellington, Strayhorn, Fischer, Young, Rodgers, Van Heusen, Rowles avec l’insubmersible ‘The Peacock’s), mais aussi une (re)découverte signée d’un pianiste réputé des années 50-60, Raymond Fol ‘Aquarius Mood’, et de quatre titres dus à André Villéger, dont un brévissime ‘Blues du Caméléon’ d’une petite minute ... Tout simplement un (grand) moment de grâce et de rêve salutaires.