La suite de «Pique-nique au labo 1/2», qui rassemblait des enregistrements échelonnés entre 2010 & 2019. Avec des partenaires nouveaux, sauf Mathias Lévy, récidiviste. Pour chaque plage Jean-Jacques Birgé rencontre un ou deux partenaires. À l’origine, avec chaque combinaison, il existait un album virtuel complet, accessible en mp3 sur le site drame.org. On les retrouve en suivant ce lien : http://www.drame.org/2/Musique.php?MP3. Et une plage est extraite de chaque album virtuel pour peupler cette compilation. La thématique de chaque pièce était tirée au sort avant de jouer. Le florilège qui nous est offert présente tous les possibles (et l’impossible même) d’une improvisation ouverte. Le résultat est étonnant, parfois confondant, toujours libre. Une visite s’impose dans ce bestiaire des images sonores. Plongez, vous ne le regretterez pas !
Clément Janinet (violon, composition), Élodie Pasquier (clarinettes), Bruno Ducret (violoncelle)
Budapest, 24-26 mai 2022
BMC CD314 / Socadisc
Comme dans le précédent disque publié en 2021 (chronique ici), ce jazz un peu chambriste accueille la musique afro-américaine, en intégrantun blues a cappella de Sophronie Miller Greer. L’inspiration puise à toutes les sources, du jazz de Pharoah Sandersaux musiques répétitives en passant par les métamorphoses de la musique africaine. Densité musicale des compositions et des improvisations, liberté stylistique toujours en action, mais dans une cohérence esthétique remarquable. Les solistes, extrêmement investis, avancent avec une fougue et une force qui nous emportent. Décidément cet inclassable trio nous submerge de sa singularité et nous entraîne loin de nos bases. Et c’est sans doute le propre de l’Art, au vrai sens du terme, de nous envahir de ce grand vertige.
Xavier Prévost
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Le trio est en concert le mardi 10 octobre à Paris, Studio de l’Ermitage ; puis le 17 novembre à l’Abbaye de Corbigny (Nièvre), le 8 décembre à Belfort et le 9 décembre au Galpon de Tournus (Saône-et-Loire)
Dès les premières notes de ce nouvel opus signé de l’ONJ, on sait qu’il va se passer quelque chose de fort.
En effet pour l’occasion, l’Orchestre National de Jazz a décidé de mettre en lumière l’exceptionnel saxophoniste Steve Lehman comme invité vedette. Et ce choix apparaît d’emblée alors comme d’une limpide évidence tant l’émule d’Antony Braxton et de Steve Coleman semble se retrouver dans la musique de Fred Maurin.
Tout est ici affaire de textures, de tuilages et d’imbrications sonores. Mais cela ne serait pas assez s’il n’y avait aussi une véritable narration onirique, futuriste et carrément radicale.
Où l’on se sait plus trop qui se met au service de qui : le saxophoniste New-yorkais joue pour le big band qui en retour lui déroule le tapis comme un échange de bons procédés. Steve Lehman avec sa science de l’improvisation, du placement et de la phrase ciselée s’engage alors avec une énergie galvanisante. En face ( ou derrière. Ou devant c’est selon) c’est l’ensemble du big band qui propulse le soliste sur des motifs complexes (de fou !) et qui échange avec Steve Lehman ( Los angeles imaginary) jusqu’à ce que les deux ne fassent plus qu’un et sans que les ‘ formidables) solistes de l’ONJ ne disparaissent, au contraire.
Les paysages changent et se meuvent comme une lumière qui se refléterait sur des mobiles suspendus ( Chimera) et c’est passionnant de bout en bout. Cet album nous bouscule. Bouscule nos habitudes d’écoute assagie. Bouscule nos repères pour nous embarquer dans une sorte de voyage Carrollien au pays des merveilles.
Cette drôle de machine a vraiment de drôles de rouages et de drôles de délires.
Pianiste rare, et pas seulement parce qu’il publie peu, Guylain Deppe a enregistré ces solos sur un piano hybride (mécanique de piano acoustique et échantillonnage haut de gamme), Yamaha modèle AvantGrand N3X. Le rendu sonore est bluffant (peut-être un spectre qui tire un peu trop, globalement, vers l’aigu). Le pianiste est tout aussi étonnant. J’ai le souvenir de l’avoir écouté dès les années 80 du côté du Mans, et il m’avait, à cette époque, déjà impressionné. Avec une très grande liberté de langages et de ‘styles’, il parcourt une sorte d’arc-en-ciel des possibles en matière de piano-jazz. Libre, audacieux, mais toujours en vue de l’idiome originel. Une série de compositions originales (où affleurent de temps à autre l’écho de standards, ou un arpège qui nous ramène furtivement au dix-neuvième siècle) aux titres fourbis avec les armes de l’humour culinaire (Tartare de Demi-Thon Chromatique, Farandole Des Trilles aux Pointes d’Arpèges….). Le chef Guy Savoy signe un court commentaire musico-culinaire, mais c’est surtout le bonheur de retrouver la plume d’Alain Gerber qui fait tout le sel du livret. Gerber était naguère chroniqueur gastronomique, et la musique de ce disque enchante ses oreilles comme autant de mets précieux. Ça chante, ça bout et ça bouscule -en pleine maîtrise évidemment-, et les nuances sont légion, comme les éclats. À découvrir, déguster, goûter et regoûter, jusqu’à satiété !
Deep from Deppe / Guylain Deppe / Klarthe Records https://www.klarthe.com/index.php/fr/deep-from-deppe-detail @klarthe4611 @GuySavoyOfficiel Le simple mot de " piano " exprime d'emblée la ...
JAMES BRANDON LEWIS & histoire Red Lily quintet : " For Mahalia with love" Tao forms 2023 James Brandon Lewis (ts), William Parker (cb), Chad Taylor (dms), Kirk Knuffke (cnet), Chris Hoffman (cello)
Nous nous sommes émus récemment dans ces colonnes du nouvel album de Joshua Redman tout en rondeur Lesterienne. Dans notre gotha des saxophonistes qui nous éblouissent à chacun de leur album, il y a un autre saxophoniste ténor qui ne cesse de nous prendre aux tripes à chacune des ses parutions c'est James Brandon Lewis dans une veine qui, pour le coup le rapprocherait plutôt d'un Albert Ayler.
Effectivement chaque album du saxophoniste nous laisse abasourdis comme après un choc au plexus. Cela avait été le cas après son Jesup wagon absolument magistral. C'est encore le cas avec cet hommage qu'il rend à Mahalia Jackson, accompagné de son quintet. Comme pour l’album de Joshua redman, on est dans la tradition mais plutôt dans celle que nous nommions jadis « l’avant-garde » New-yorkaise qui sortait à l’époque du free jazz tout en conservant sa liberté et ses impulsions tripales.
James brandon lewis est de cette trempe-là. Avec lui et ses acolytes ( au premier rang desquels l’incomparable Knirk Knuffe), l’hommage à Mahalia Jackson est une sorte de cri d’amour libre, farouche et sauvage.
Et dans cet hommage, c’est l’énergie qui règne avec une forme d’urgence. Il y a aussi chez James Brandon Lewis une sorte d’urgence à dire. Les cinq acteurs semblent comme transcendés par le propos tels des prêcheurs d’église haranguant les foules de ceux venus en pèlerinage à la mémoire de la grande chanteuse de Gospel.
L’association de James Brandon Lewis et de Knirk Knuffe, s’il évoque parfois Ornette Coleman/Don Cherry, porte le propos à un niveau d’incandescence et de lâcher prise qui vient vous prendre corps et âme.
Un objet musical-et-textuel très singulier. Les textes font écho à la personne et à l’œuvre de l’écrivain James Baldwin, et la musique fait écho à ces textes (ou parfois l’inverse?). C’est un dialogue autant qu’un discours choral, une sorte de polyphonie où texte(s) et musique(s) se croisent, s’escortent, voire s’affrontent, en une sorte d’art multiple (et total d’une certaine manière) dont les contours sont difficiles à cerner. C’est donc à prendre (à écouter, à aimer) d’un bloc, même si nos vieux réflexes analytiques (voire déconstructivistes) nous pousseraient volontiers à explorer le dessous des cartes. Densité des musiques, sans qu’il soit possible de faire le départ entre l’écrit et l’improvisé, présence incarnée des textes et des voix : tout est là, tout est dit, à percevoir, écouter, réécouter, dans cette évidence qui cependant ne dévoile pas tous ses mystères. Un objet qui ne se donne jamais totalement à voir : une certaine définition de l’Art, peut-être….
Xavier Prévost
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Le groupe sera en concert le 27 septembre à Paris, au Studio de l’Ermitage
Retour au Conservatoire de Marseille pour la dernière soirée de cette onzième édition des Emouvantes. En première partie, un duo inédit de deux musiciens qui se connaissent bien pourtant ...
Duo Sclavis/Chemirani
Salle Audoli, 19h00.
Louis Sclavis, clarinette, clarinette basse, Keyvan Chemirani zarb, daf, santour.
L’alchimie du rythme : une conversation musicale
Ce concert à la croisée de l’orient et de l’occident rassemble ces mondes si différents qui s’attirent néanmoins avec la rencontre en duo du zarbiste Keyvan Chemirani et du clarinettiste Louis Sclavis. Tous deux se connaissent et se pratiquent depuis longtemps, eux qui n’aiment rien tant que de participer à de tels voyages à travers le temps et les diverses géographies musicales. Aux confins du rythme et de la percussion ou du “rythme et de la parole” qui fut le thème, par ailleurs d’une des éditions passées des Emouvantes.
Keyvan Chemirani s’est souvent ouvert à d’autres cultures avec des joueurs de tablas indiens, des violoncellistes jazz, des chanteurs du bassin méditerranéen … Il ne joue pas que du zarb, mais aussi de l’udu, du bendir méditerranéen et sur un morceau magnifique, composition écrite avec son benjamin Bijan, intitulé judicieusement “Brotherhood” du santour, sorte de cithare sur table frappées de petites baguettes recourbées ou marteaux. Le santour au grand nombre de cordes difficiles à accorder offre une grande richesse d’harmoniques et de résonances : un “sustain” très long sans accord plaqué mais ouvert. très efficace pour la musique modale. On a l’impression d’entendre plusieurs notes en même temps, effet polyphonique assuré. Jeu virtuose assurément que l’on ne peut s’empêcher de suivre, la clarinette semblant presque simple dans son fonctionnement en comparaison. Même si le maître Sclavis sait en jouer de tous les effets possibles.
Dans ce duo, être au premier rang, place que j’occupe rarement, est un bonheur. Voir comment ça joue, la fabrique du son et la beauté des gestes. Et les deux photographes accrédités, les seuls autorisés à prendre des photos pendant les concerts, assurent un ballet élégant et gracieux qui ne gêne en rien les musiciens tout proches.
Même sans connaître les nuances techniques, on est fasciné par les sons et les rythmes produits. Celui qui attire tous les regards est ce maître des percussions digitales (pas seulement persanes donc), intimement lié à la mystique des poètes soufi. Le zarb est ce petit tambour en forme de calice composé d’une seule pièce de bois creuse cylindrique dont l’ouverture est fermé par une peau tendue. La main gauche est posée sur le sommet de l’instrument, les doigts en frappent le bord de la pulpe, la main droite alternativement vient frapper le centre ou le bord de la peau préalablement mouillée et essuyée soigneusement. Keyvan s’enduit les mains régulièrement de talc. Souvent associé au daf de différente taille (tambourin sur cadre), le zarb ou tombak produit par cette excitation digitale diverses frappes tom ( grave) et bak (aigu), sur des mesures en 6/4 ou 6/8. Son rôle est l’accompagnement des instruments mélodiques ( il suit le rythme ou joue sur le placement des accents) mais il transforme aussi le musicien en soliste.
Des motifs qui circulent et se combinent vont se déployer lors de ce concert-récital à deux voix dans un exercice de style et d’admiration communes : voix croisées, résonances sensibles où l’on l'on répète jusqu’à la transe quelques structures rythmiques. Les deux complices avec infiniment de respect s’attendent, échangent, confrontent leur territoire pour en trouver un commun, intégrant parfaitement les apports de l’autre. D’où cette sensation de fluidité extrême qu'ils communiquent à un public très attentif.
Quant à Louis Sclavis, quel plaisir de le retrouver avec ce compagnon de route qu'il invita souvent, lui qui a formé tellement de groupes divers. Sclavis a su dans sa maintenant longue carrière réconcilier diverses tendances, mêler folklore, musique de films (Tavernier), classique ( “Les violences de Rameau”), inspirations Jungle d’Ellington, tribales d’Afrique de l’Ouest...Sa conception rigoureuse de l’improvisation associe un travail de composition extrêmement physique et intellectuel.
Comment ne pas être admiratif devant son jeu d’apparence simple avec ses deux clarinettes sans effets électroniques, juste le souffle et diverses techniques de respiration?
Quelques bruits recherchés sans le bec, pas de démonstration faussement habile... jeux de clés ou autres bruits devenus passages obligés. Des compositions au titre poétique souvent “Salt and Dogs inspiré de Shakespeare dit-il avec humour (une autre ne s’intitulait-elle pas“Salt and Silk”?), “Dresseur de Nuages” parcourent ce partage de musique et de poésie. Ce n’est pas seulement pour créer de nouvelles atmosphères en utilisant les couleurs et timbres de ses deux clarinettes et des instruments de percussion, mais pour construire et déconstruire, souffler et apaiser : musique ardente dans ses commencements, nerveuse, qui s’échappe au delà de la sensibilité et du lyrisme.
C’est le clarinettiste qui ponctuera la fin du concert avec humour, expliquant avec un petit sourire que si Dieu s’est beaucoup aidé de Bach, le jazz continue à remplir les églises quand les musiciens y jouent, empêchant une certaine désertion des fidèles. L’église redevient en somme une M.J.C comme au temps du premier ministre de la culture, Malraux, il y a soixante ans. Cycle de l’éternel retour, se souvenant de sa jeunesse, lui qui a commencé à Lyon et alentours avec l’A.R.F.I (Association pour la recherche d’un folklore imaginaire).
Sclavis et Chemirani ont chacun témoigné de cette forte envie de rencontrer l’autre, de ne pas s’enfermer dans sa seule culture. Le résultat est toujours gagnant avec de tels musiciens.
Ensemble Nautilis
Brain Songs #3
Salle Audoli, 21h.00
ensemble-nautilis.org
Les musicien.ne.s de l'ensemble Nautilis
Claudia Solal, voix, Christophe Rocher, clarinette,Christian Pruvost, trompette, Stéphane Payen, saxophone, Céline Rivoal, accordéon, Marc Ducret, guitare, Nicolas Pointard, batterie?Fred B. Briet, contrebasse
Depuis plusieurs années, cet ensemble développe un terrain d’invention et d’investigations sur ces Brain Songs, entre écriture et improvisation. Ensemble à déclinaison variable, il se concentre cette fois sur l’activité cérébrale du public en concert dans cette troisième série, après avoir essayé de déterminer dans les versions antérieures ce qui se passait dans la tête des musiciens.
Le clarinettiste Christophe Rocher, auteur de compositions foisonnantes et composites, développeur de ce projet ambitieux en collaboration avec un chercheur neurologue, explique sa démarche avant de laisser libre cours à la musique. Ce Brain Songs #3 est un spectacle qui évoque en se voulant poétique ce qui relie le cerveau des musiciens à celui de leurs publics dans le contexte d’un concert.
Dans cet octet s’insère la chanteuse Claudia Solal qui a composé les six textes dans une forme d’écriture automatique en français et anglais, vocaliste certes et instrumentiste à part entière aux côtés de trompette, saxophone, contrebasse, batterie, accordéon, guitare. On retrouve avec plaisir la chanteuse dont on ne peut qu’apprécier la diction, l’énonciation parfaite dans les deux langues, sa voix claire remarquablement placée.
L'instrumentarium travaillé pour la recherche des timbres, les placements précis sur scène des musiciens concourent à donner à ces orchestrations du relief, en référence à des esthétiques plus ou moins évidentes pour le public, pop, soul, musique minimaliste oufree jazz. Ces parties écrites alternent avec des improvisations selon les états supposés ressentis par les musiciens et ce qu’ils imaginent des réactions du public.
Tension constante, puissance de cette architecture structurée en fonction de chaque musicien impliqué dans cette formidable expérience, volontiers consentant. Tous jouent avec énergie et enthousiasme, souriant, semblant apprécier le moment. Et pourtant ce ne sera pas vraiment facile ni confortable ou même familier pour certains auditeurs-spectateurs.
Quel est d'ailleurs l’effet de ces musiques sur notre cerveau d’auditeur ? C’est ce que je me demanderai en permanence, évoluant moi même d’un état de sidération quand le volume sonore et les tutti un rien cacophoniques vrombissent dans l'espace, un peu disloquée parfois lors de chaos parfaitement agencés à un réel plaisir qui se mesure par des "valences" montrées au préalable par Christophe Rocher. Pas vraiment d’état méditatif pour moi mais un regain d’intérêt et d’aise quand j’entends des solis lisibles. Comment ne pas apprécier certaines parties plus apaisées où le jeu des instrumentistes ressort avec plus d’acuité? En particulier celui inespéré de Marc Ducret (remplaçant Christelle Séry) qui a appris le répertoire pour ce seul concert, qui fait résonner ses cordes en vrai “guitar hero” qu’il est.
Il est passionnant d’observer l’effet de cette musique sur le public plutôt fidèle de ce festival, très ouvert aux innovations. La plupart resteront,manifestant un certain plaisir à les voir dodeliner de la tête, d’avant en arrière ou de droite à gauche. Mais dès les premiers morceaux qui attaquent dans le registre d’une improvisation débridée, certains quittent les rangs. Ce qui prouve qu’il y a aussi une partie des auditeurs qui se détermine au dernier moment pour choisir un concert, sans se renseigner au préalable. Attirés peut être aussi par la première partie de la soirée, certains ne supportent pas la surprise d’un format trop libre. Moment déceptif car ils entendent alors quelque chose qu’ils ne (re)connaissent pas.
Différences d’intensité, répétitions, textures, mélodies, couleurs changent sans cesse dans ce voyage sensoriel qui interroge la durée, le temps.
Un bain musical, une performance expérimentale collective et interactive qui conclut cette édition 2023 ayant apporté son lot d’émotions et de découvertes, stimulante pour l’intellect autant que pour les sensations. Il est vrai comme le dit Nautilis que la musique peut électriser ou endormir, hypnotiser ou réveiller, provoquer l’envie de danser ou la mélancolie voire l’ennui...Acceptons en la règle et réjouissons-nous de vivre ces moments inattendus.
Et déjà nous pensons à la prochaine édition... quand l’aventure se poursuivra l’an prochain à la fin de l’été...
A l’équinoxe, arrivée de l’automne que Brassens jugeait “funeste” dans son “ce 22 septembre” reviennent les Emouvantes, hébergées à présent au Conservatoire national de Région que dirige le saxophoniste Raphaël Imbert. On est sûr en tous les cas de voir la musique en action avec tous les projets depuis 1994 du label Emouvance, et ce festival qui en est à sa onzième édition, présentant des musiques originales, imprévues, exigeantes et engagées.
SUZANNE TRIO Jeudi 21 septembre
Salle Audoli, Conservatoire National de Région, 19h00
Ce trio mixte, deux filles et un garçon, deux instruments à corde et un à vent (violon alto, guitare et clarinette basse) a pris pour nom Suzanne. Quand on sait qu’ils aiment s’ancrer dans les mélodies folk, on commence à avoir une petite idée de l’une des influences majeures de leur répertoire. On aura vite la confirmation par Hélène Duret dès la 2ème composition “Her place near the river”... C’est bien la “Suzanne” de Leonard Cohen qui veille sur le trio.
Un vrai nom de groupe qui ne privilégie aucun des trois musiciens puisqu’il s’agit d’une expérience collective, d’une aventure liée à une rencontre, au sein du dispositif formidable Jazz Migration #7 de l’AJC . Cette structure aide les jeunes pousses de la scène hexagonale en leur procurant des facilités de résidence et des tournées au sein des festivals membres de la structure. Venant de groupes différents au départ, ayant concouru sans succès, leur rencontre révéla suffisamment d’affinités pour qu’ils décident de se représenter à la sélection, avec leur propre formation en 2021. Je les ai d’ailleurs entendus en mai 2022 à Arles à Jazz au Méjan. Et il est certain que le trio a beaucoup beaucoup joué depuis deux ans, il est maintenant rodé sur ce répertoire, et cela s’entend. Mon impression est bien meilleure : moins de voix, plus d’instrumental pur et sensuel quand il s’agit de la clarinette basse qui donne du corps à l’ensemble. Ils sont déjà prêts à sortir début octobre leur nouvel opus Travel Blind.
L’instrumentation singulière et l’approche acoustique sont des plus adaptées à la configuration particulière de la salle Audoli du CNR, longue et étroite qui ne se satisfait guère de formations trop étoffées et électriques.
La musique du groupe composée pour une grande partie par le guitariste Pierre Tereygeol accueille des compositions des deux autres musiciennes mais fait aussi la part belle à l’improvisation. Qui est de plus en plus sensible, travaillée autant que l’écriture, en s’inspirant des grands de l’improvisation libre que l’on entend souvent dans ce festival. Dès le premier titre “Etoiles vivantes”où les voix comme de nouveaux instruments se joignent en choeur aux cordes pincées, frottées, caressées et au souffle profond de la clarinette basse, on est plongé dans une élégie douce… une polyphonie étrange, un chant intime. Des folksongs de chambre en quelque sorte, plus que du jazz de chambre à la Jimmy Giuffre mais sur le même principe avec une recherche harmonique et un son de groupe travaillés à cet effet, en usant de toutes les ressources de leur instruments respectifs. Le rythme, ils s’en occupent à tour de rôle, échangeant volontiers les rôles, à la fois dans les mélodies et leurs contrepoints.
Une musique qui pourrait aussi trouver quelque place dans une B.O un peu mystérieuse. Pas de véritable variation autour d’un thème, on ne reconnaît en rien la mélodie de Leonard Cohen pour “Suzanne”. Mais toutes sortes de petits bruits de glotte, du souffle, de gratouillis sur les cordes, les crins, des jeux sur les clés. C’est vif et enlevé et le morceau prend son temps pour se développer, répétitif et entêtant. Grinçant aussi. Quand on vous disait inquiétant... cet alto volontiers dissonant. On ne sait trop où nous conduit leur flux mais l’ensemble coule, plutôt fluide malgré syncopes et ruptures.
D'ailleurs un titre éveille ma surprise, “Where is Frank?”, clin d’oeil au moustachu Zappa, puisque le trio puise volontiers dans toutes les références aimées. Serait ce justement pour l’aspect collage de fragments plus ou moins longs de styles différents? C’est Maëlle Desbrosses qui commence, posant la mélodie plutôt mélancolique. Je pense fugitivement au Concert Impromptu qui reprenait des thèmes de Zappa en quintet à vent mais ... non. Quel est le Frank auquel pense le trio? Celui amoureux de Varèse et du contemporain ou plutôt l'Américain qui se moquait avec tendresse du doo wop?
Le trio insiste en tous les cas sur l’importance de la transmission. Une sorte de filiationjusqu’à ce prénom de (grand)-tante ou de grand mère, un peu désuet. Le fil directeur remonte à la source entre le folk, le bluegrass, Leonard Cohen, et puis Jeff Buckley pour les voix. Confirmation avec le final, la seule reprise chantée par Pierre Tereygeol, le “Satisfied mind” de 1998 où plane la figure tutélaire de Jeff Buckley. C‘est en effet l’une des sources logiques d’inspiration du trio. La boucle est bouclée de Cohen à Buckley qui n’avait jamais peur d’exposer ses fragilités et de rendre hommage à ses idoles. C’est donc un hommage à une époque, à la voix aussi. Audacieux, libertaire, comme me souffle mon voisin, et pourtant accessible.
POETIC POWER
Salle Audoli, 21h00.
Claude Tchamitchian, contrebasse, Eric Echampard, batterie, Christophe Monniot saxophone alto
Partant du jazz sans jamais le quitter, fidèle à cette musique d’imprévus, le contrebassiste Claude Tchamitchian continue à creuser son chemin, en sideman dans les meilleurs groupes comme le Mégaoctet mais aussi en leader. Il aime à s’engager hardiment, et si on reprend le thème de l’édition 2023 des Emouvantes, à choisir des chemins de traverse. Mais en excellente compagnie.
On s’aventurerait en forêt cette fois avec une suite de (plutôt) longues suites qui tournent autour du thème de l’arbre, sa contrebasse signifiant logiquement l’enracinement, le saxophone de Monniot toutes les ramifications complexes du feuillage et la batterie essentielle d’Echampard assurant le lien entre terre et ciel.
Claude Tchamitchian a une écriture qu’il désire moins encombrée par le sentimentalisme des passions que par l’ouverture aux “improvista”, attentif aux rencontres, aux interactions naturelles, à une certaine urgence teintée de colère. Comme dans l’un des derniers titres “Unnecessary Fights” qu’il dédie à sa pauvre Arménie, une fois encore menacée d’effacement.
Après des expériences en sextet et en plus grand orchestre encore, Claude Tchamitchian constitue ce Poetic Power (label Emouvance) sorti ou enregistré le 17 mars 20, ça ne s’invente pas. . Le choix du saxophoniste (ici à l'alto) Christophe Monniot est évident, lumineux et espéré! Le musicien a le souffle inventif, la concentration agile et volatile, son chant est toujours émouvant, tant il recèle de capacités d’abandon. Un effacement de soi qui aboutit à un réel dépassement : il nous entraîne loin et haut sur les cimes de ses paysages intérieurs, sculptés dans sa mémoire qui resurgissent abruptement. On le voit hésiter sur ce qu’il va jouer, là dans l’instant avec une capacité exceptionnelle d'écarts, toujours maîtrisés.
Moins fantaisiste qu’émouvant dans ce contexte. Quelle mélancolie dans certains passages, dans le souffle déchirant, contrebalancé par des pirouettes vertigineuses. On entend tellement de nuances dans cette musique qui résonne en profondeur et réveille les sens. Ecoutons-le dès le premier thème “Katsounine” où propulsé par la rythmique, époustouflante, où Echampard travaille les textures, sèches, claquantes sur les cymbales, il embrase notre imaginaire, sans oublier pour autant des instants plus tendres et rêveurs, fondants, même s’il n’est pas au baryton! Beauté fluctuante, fragile et dangereuse, intermittente le long de cette errance en six pièces, longues, amples ( plus quelques rappels réclamés à cor et à cri par la public subjugué) où tous les trois se livrent à corps perdu, multipliant les détours jusqu’aux fractures : ils peuvent se perdre, mais ils se retrouvent après des envolées libres toujours, celles que réclament un jazz vif. L’un des titres s’appelle d’ailleurs “La belle échappée”. Jamais on n’a entendu Tcham aussi décisif, déterminant dans le travail de cette rythmique impeccablement réglée : aidé du diaboliquement précis Eric Echampard, il nous rattache à ces obscures forces souterraines, ce grondement sourd et jaillissant que l’on perçoit en nous, “So close, so far”.
Joshua Redman (ts), Aaron Parks (p), Joe Sanders (cb), Brian Blade (dms), Gabrielle Casava (vc) + Kurt Rosenwinkel, Peter Bernstein (g), Joel Ross (vb), Nicolas Payton (tp)
Et voilà l’arrivée tant attendue du nouvel album de Joshua Redman pour lequel il nous réserve une surprise puisque au sein de son quartet habituel, il convie une chanteuse avec Gabrielle Casava. Surprise effectivement car cela faisait longtemps que le saxophoniste n’avait pas enregistré avec une chanteuse. Et double surprise puisque c’est une vraie révélation qu’il nous est donné de découvrir avec cette chanteuse incroyable italo-américaine lauréate du prix Thelonious Monk en 2021.
Conçu comme un voyage au fil de grandes villes américaines, Joshua Redman s’empare des certains thèmes du repertoire pour rendre hommage à Chicago ( Going to Chicago de Basie), à La nouvelle Orleans (Do You Know What It Means to Miss New Orleans?), Philadelphie ( Streets of Philadelphia de Bruce Springsteen), Alabama ( de Coltrane) etc…
Certains lui reprocheront peut-être son classicisme. Mais c’est un classicisme totalement assumé comme un étendard qui viendrait porter haut l’oriflamme de l’histoire du jazz.
A propos de cet album conçu pendant la pandémie le saxophoniste de Berkeley dit : “c’est un rêve devenu réalité d’avoir eu la chance de connecter Aaron, Joe et Brian, trois des musiciens les plus lyriques et profondément groovy de la planète, qui, étonnamment, n’ont jamais joué ensemble en tant que section rythmique. Et enregistrer avec Gabrielle est une expérience qui m’a profondément transformé. C’est une chanteuse au style rare, d’une grande sincérité et d’une grande âme. C’est la première fois que j’enregistre avec une voix pour l’un de mes disques et j’ai beaucoup aimé endosser un nouveau rôle musical : je ne suis plus seulement un leader et un soliste mais aussi un accompagnateur et un interlocuteur à l’écoute ».(*)
Si le Prez (Lester Young) avait trouvé son âme sœur avec Lady Day ( Billie Holiday), on jure ici, dans cet album de ballade de haute volée que le Prince du saxophone a trouvé la sienne avec Gabrielle Casava dans une sorte de gestuelle sensuelle dans la soie de la voix de la chanteuse et dans celle du ténor (By the time).
Encore un masterpiece à rajouter à la longue série de celles que collectionne le saxophoniste.
Artwork records Micah Thomas (p), Dean Torrey (cb), Keyvon Gordon (dms)
L'album solo du pianiste sorti l'an dernier avait fait l'effet d'une bombe dans microcosme du jazz : comment un gamin d'à peine 26 ans pouvait-il avoir acquis autant de sens du piano jazz, le laissant apparaître comme l'héritier moderne d'Art Tatum ? Nous en avions tous été un peu stupéfait et le souvenir du concert de sortie de cet album donné à Paris ( à l’Ecuje) est resté comme un des moments exceptionnel de l’année écoulée. Mais comme il s'agissait d'un album de standard, totalement improvisé, on attendait avec impatience de retrouver à nouveau le pianiste d'Immanuel Wilkins sur son propre terrain, plus personnel. C'est ce qu'il nous livre ici avec « Reveal » et son trio composé de Dean Torrey à la contrebasse et de Keyvon Gordon à la batterie autour (essentiellement) de ses propres compositions. Où l’on trouve le prolongement sous une autre forme de son travail avec la jeune scène américaine ( Immanuel Wilkins, Giveton Gelin entre autres). A savoir ce subtil mariage entre l’histoire du jazz et une approche plus moderne et personnelle.
Micah Thomas c’est un pianiste des formes. Une sorte d’architecte qui utilise tous les matériaux dont il dispose et qui donne le temps à la construction de son travail. Un de ces musiciens qui s’amusent en cherchant. Qui tourne autour des harmonies avec une science de l’improvisation hors norme.
« Reveal » pour ceux qui connaissent déjà le pianiste de ‘Oregon ne fera que vous confirmer l’exceptionnel talent de Micah Thomas. Pour les autres, une révélation.