« It’s from hard work that you find the joy because then, you leave a part of you inside ».
Ce sont ces mots que Jon Hendricks m’a adressés à 1h30 du matin sur le perron du Duc des Lombards, vêtu d’un magnifique manteau gris à fins carreaux, avant d’être happé par son taxi !
Silence dans mon cœur…
Jon Hendricks est un arbre…
Cet arbre donne naissance à des branches qui donnent elles-mêmes d’autres branches...jusqu’à l’infini.
Tel est l’image que l’on peut lui donner.
Car Jon Hendricks est un « père créateur» à de multiples égards.
Photo - Yael Angel
Il est tout d’abord l’initiateur du Vocalese, un style de chant qui utilise la voix comme un « instrument parlé » lui permettant de chanter avec des paroles des mélodies et des improvisations à l’origine purement instrumentales. C’est avec le trio Lambert, Hendricks & Ross qu’il portera ce style à travers le monde et à son sommet. Il a ainsi inspiré toute une génération de vocalistes (dont Kurt Elling, Mark Murphy, les Manhattan Transfer, les New York Voices, Bobby Mc Ferrin, Al Jarreau et bien sur d’innombrables autres chanteurs qui marchent sur ses traces, dont l’auteure de cette chronique).
Il est encore un parolier prolixe grâce auquel nombre de mélodies sont entrées dans le répertoire du jazz vocal. Qui se douterait que des morceaux tels que (et entre autres) « I remember Clifford » de Benny Golson, « I mean You », « In Walked Bud » et « Reflections » de Thelonious Monk, « Four » de Miles Davis ou « Moanin’ » de Bobby Timmons lui doivent de pouvoir être chantés ?
Il est enfin le piler d’une grande famille à laquelle il a transmis l’amour de la scène et du chant et nous en avons eu la preuve éclatante lors de ce concert du 2 décembre 2012.
C’est en effet entouré de ses deux filles chanteuses Michele et Aria, mais également de deux de ses petits-enfants d’environ 6 et 10 ans que « la grande famille Hendricks » est montée sur la scène du Duc, accompagnée par Bruno Rousselet à la contrebasse, Philippe Soirat à la batterie, Olivier Temime au saxophone Ténor et Arnaud Mattei au Piano. Chacun avait sa place, et l’on sentait bien que chacun jouissait d’une entière liberté d’expression à ses côtés.
[vidéo Yael Angel]
Ce géant du jazz vocal a aujourd’hui 91 ans. Il n’a toutefois rien perdu de sa superbe. Elégant à souhait mais naturel comme il l’a toujours été, jovial, fraternel avec chacun, il dégageait une douceur et une bonté qui à elles seules remplissaient les cœurs, avant même qu’il ait chanté.
Avec Michele et Aria, Jon Hendricks a égrené plusieurs de ses arrangements et lyrics : notamment « Come on Home » et « Doodlin’ » d’Horace Silver, « One O’Clock Jump » de Count Basie, « Four » de Miles Davis, et « Everybody’s Boppin’» de sa plume.
Michele Hendricks a particulièrement brillé de son talent. Musicienne accomplie, elle a même chanté avec humour une improvisation où ses cordes vocales se sont métamorphosées en cordes de contrebasse jusqu’au petit « ping » aigü et sonore du bas des cordes.
Et en cela, elle honorait certainement la transmission de son père qui lui, opta pour un instrument à vent plus proche de la voix. Sur « Every Time They Play This Song » une grande surprise nous attendait : Jon Hendricks s’est dirigé vers Philippe Soirat, s’est saisi d’une de ses baguettes et, la plaçant comme une flûte traversière sous ses lèvres et en en mimant le jeu avec ses doigts, se mit à siffler un chorus….Grâce ultime de ce souffle qu’il maîtrise toujours et qui montre combien grande est sa connaissance de la voix et de la musique pour parvenir à réaliser cet exercice à l’âge qu’il a.
[vidéo Yael Angel]
Cet homme qui a tant donné au jazz chantait comme s’il avait 20 ans, toujours avec un sourire angélique aux lèvres, toujours avec une énergie incroyable, toujours avec une passion qui l’aurait fait rester sur scène la nuit entière si ce n’était la vigilance bienveillante de son épouse après l’heure de minuit…
Un concert euphorisant, où l’on « apprend », non seulement à un niveau musical mais aussi et surtout à un niveau humain. Inoubliable.
Yaël Angel