Gardé sous le coude durant plusieurs semaines après une première écoute, ce CD attendait que vinssent les mots pour dire ce que j'avais perçu, ressenti (compris ?) de ce solo absolu, livré dans le dépouillement le plus brut de la 'Salle des Nus' de l'École des Beaux-Arts de Rouen, dans le cadre du festival Jazz À Part. Un son relativement mat, pas de ces réverbérations exagérées pour planeries formatées : juste la pureté du son, dans sa rondeur essentielle, comme un défi. La première plage est comme un long poème (un poème de novembre qui peut rappeler à quelques amateurs de contrebasse certains poèmes de décembre....), où l'on chemine d'aspiration mélodique en foucades imprévues, mais toujours en parfaite maîtrise du son, du timbre, de la hauteur, de la matérialité constitutive de la musique dans ce qu'elle a de plus concret. On croit progresser par vagues successives, et c'est pourtant l'unité d'un mouvement qui nous porte, l'esprit d'un 'sujet improvisant' qui s'incarne dans l'épaisseur de l'objet musical, qui est cette vibration modulée, pour nous qui l'écoutons porteuse de sens : est-ce le sens qu'insuffle celui qui joue ? Là est le mystère de toute musique. Et l'on se laisse porter jusqu'au terme de la première séquence, à 26 minutes et 35 secondes, quand surviennent les applaudissements provisoirement conclusifs. C'est ensuite un pizzicato caracolant, qui se résoudra en procession mélodique, puis en percussions bruitistes, avant de livrer les secrets de l'archet. Et la troisième séquence, ouverte en majesté comme un mélodie médiévale, va se poursuivre en boucles obstinées jusqu'à la résolution finale. En bref, c'est une forme qui s'est donnée à entendre, pas à pas, mesure pour mesure, dans une sorte de rituel (celui du concert) où nous sommes invités, par l'effraction douce de l'enregistrement. Belle expérience, vraiment.
Glendale (Comté de Los Angeles), 18, 19 & 21 juin 1966
Fresh Sound Records FSR -CD 943 / Socadisc
Moins d'un mois après le disque « En direct du Blue Note », en trio (23-24 mai 1966), Martial Solal répondait à l'invitation de Ross Russell, producteur en 1946-47 des sessions californiennes de Charlie Parker, et qui publia au début des années 70 une biographie du saxophoniste. Rien de surprenant donc si les sessions font la part belle à Parker, dont Martial Solal revendique volontiers l'influence. Comme il l'écrit dans son autobiographie (Ma vie sur un tabouret, Actes Sud, 2008), évoquant le tout début des années 50 « Pour la plupart d'entre nous, jeunes musiciens français, il n'y avait aucun doute : ce style serait le nôtre. Nous ne jurions que par Parker et par ceux qui avaient enregistré avec lui ». Le répertoire de ce disque l'atteste : Parker (ses compositions, et les standards qu'il affectionnait), Gillespie, Monk, Bud Powell .... Le résultat musical est éblouissant : liberté de traitement, surprises à tout va, déboulé vertigineux des phrases et bifurcations inattendues ! SurEmbraceable You, comme le faisait Parker dans une des versions de 1947 pour le label Dial, Solal ne fait qu'effleurer le thème et musarde autour de Lover Man. Et sur l'ensemble des plages la liberté est au programme. La plupart des thèmes sont joués dans leur tonalité originelle, ce qui n'exclut naturellement pas les escapades extra-(ou poly)-tonales. L'enregistrement n'est pas parfait : du pleurage sur certaines plages, et ici ou là un diapason différent qui trahit une variation de vitesse de défilement. L'écouter sur une chaîne de très haute qualité, qui met ces défauts en relief, peut engendrer une légère frustration, mais pour l'avoir aussi écouté en voiture (au risque d'un manque de concentration sur la conduite ! ), je puis vous assurer que ces relatifs défauts n'altèrent en rien le plaisir de l'écoute. On peut donc remercier Jordi Pujol, de Fresh Sound, d'avoir exhumé ce joyau, d'autant qu'un autre volume s'annonce.
Tony Tixier (piano), Karl McComas-Reichl (contrebasse), Tommy Crane (batterie)
New York, 29-30 avril 2016
Whirlwind Recordings / Bertus
Cinq ans, déjà, que ce jeune pianiste français est parti s'établir aux U.S.A., à New York d'abord, et désormais en Californie. Sideman de haute volée (Wallace Roney, Christian Scott, Seamus Blake....), il poursuit également un itinéraire personnel, pour la seconde fois dans la configuration du trio, après des albums en solo, septette et quartette. Tonalité mélancolique sur la première plage, qui évoque le temps révolu de la petite enfance, comme sur la photo de couverture qui le montre dans les bras de sa mère. Mélancolie encore dans la deuxième, mais les couleurs harmoniques sont riches, les traits vifs et les phrases d'une belle diversité. Changement de climat à la plage suivante, avec une surprise : une version très personnelle, et mise au goût du jour, deTight Like This, conçu et immortalisé voici près d'un siècle par Louis Armstrong. C'est, dit-il, parce que sa grand mère aimait à chanter ce thème. Vient ensuite un titre à la fois rêveur et obsédant qui se développe en dialogue avec la basse et la batterie vers une fin en suspens. Après une échappée vive et volubile du côté du blues, un thème original, marqué par l'esprit des chansons du temps présent (mais enrichies de denses interactions entre les deux mains du pianiste), conduit à un standard inoxydable, Darn That Dream, exposé avec ce qu'il faut de tensions harmoniques exogènes pour revendiquer le refus de toute routine. Et le dialogue avec la basse dans l'improvisation prolonge ce léger dépaysement qui sied à toute incursion dans le champ des thèmes déjà balisés. Suit une composition originale qui virevolte, rythmiquement et harmoniquement, ouvrant ainsi un fécond espace de dialogue avec les partenaires du pianiste. Après une exploration brève et très fine des ressorts d'un tube de Stevie Wonder (Isn't She Lovely), Tony Tixier nous entraîne dans les méandres harmoniques de deux compositions personnelles qui vont conclure un album révélateur d'un indiscutable talent de leader, d'improvisateur et de pianiste : nul doute que Tony Tixier figure désormais dans la corporation (richement dotée et presque encombrée) des pianistes avec lesquels il faut compter, et ce d'une rive à l'autre de l'Atlantique.
Ron Miles (cnt), Bill Frisell (g), Jason Moran (p), Thoms Morgan (cb), Brian Blade (dms)
En cette toute fin d’année, c’est un véritable cadeau du ciel que de découvrir ce nouvel album de Ron Miles, même si ce dernier nous a habitué à accumuler autant de perles qu’il faut pour en faire un objet précieux du jazz. Il faut dire qu’à 54 ans le trompettiste a jour avec ce qui se fait de mieux sur la planète du jazz américain. Associé parfois à Joshua Redman, à Myra Melford, à Don Byron et j’en passe. Précieux et rare. Le trompettiste de Denver nous arrive en effet avec une formation aussi inédite que surprenante. Un quintet juste éblouissant, qui nécessitait, pour les réunir et les mettre en musique, un sacré talent d’écriture. Certes Ron Miles avait déjà joué avec Bill Frisell et Brian Blade. Mais mettre côte à côte le blues des hautes plaines de Bill Frisell et celui, destructuré et plus Monkien de Jason Moran, sur le papier n’allait effectivement pas de soi. Et au final Ron Miles nous livre une oeuvre pleine et totalement aboutie où l’écriture sublime tutoie les anges et les invite à une table autour de laquelle tout n’est que luxe, calme volupté… et harmonies. Ce qui n'est pas le moindre des paradoxes s'agissant d'un album politiquement teinté de révolte mais dans lequel Miles y affirme surtout son identité d'être humain.
Il y a dans la musique de Ron Miles, des espaces flottants, des rencontres aussi, des mélodies toujours diffusées avec grâce et intelligence et enfin l’empreinte d’un jazz qui vient de loin et d’hier. Le blues est toujours là, tapi quelque part entre deux renversements harmoniques. Mais ce blues-là porte avec lui des émotions humaines et une expressivité rare. Parce que, bien que cadrée dans une forme écrite, la musique de Ron Miles laisse beaucoup d’espaces à ses interprètes, elle parvient à nous faire entendre ce que l’on veut entendre. Abstract art. Et le voyage qu’il nous propose nous emmène loin. Là-haut. Jean-Marc Gelin
2017 aura été, ad nauseam, l'année des centenaires : un siècle de jazz, si l'on considère que l'histoire commence avec l'enregistrement de l'Original Dixieland Jazz Band, et multiples célébrations d'artistes nés en 1917, de Thelonious Monk à Ella Fitzgerald en passant par Dizzy Gillespie, avec aussi quelques oubliés d'importance, que l'on n'a guère célébrés : Tadd Dameron, Denzil Best, J.C. Heard, Lena Horne, Charlie Chavers, Buddy Rich, Robert Mavounzy....
Le chroniqueur avec son 33 tours 25cm original de Theolonious Monk (sic ! ), solo Paris 1954, acquis dans ses années lycéennes du milieu des sixties....
Thelonious Monk aura été le mieux servi, avec l'exhumation des séances enregistrées en 1959 pour le film Les Liaisons dangereuses 1960, de Roger Vadim : plages inédites au disque, alors que les contributions d'Art Blakey avaient été publiées à plusieurs reprises. Barney Wilen figurait dans les deux groupes, et la parution des plages de Monk est une belle entreprise, à laquelle a participé le regretté Alain Tercinet, disparu au début de l'été dernier. Et même si Charlie Rouse ne joue pas toujours très juste, c'est un beau cadeau fait aux amateurs (chronique de Jean-Louis Lemarchand ( http://lesdnj.over-blog.com/2017/06/thelonious-monk-les-liaisons-dangereuses-1960.html ). Monk encore, avec la réédition augmentée du célèbre solo de 1954 pour Vogue, avec des inédits, à nouveau l'irremplaçable contribution de Daniel Richard, le coup de main d'Alain Tercinet là encore, et un texte éclairant de Laurent de Wilde (Th. Monk « Piano solo, Paris 1945, The centennial edition », Legacy Jazz Connoisseur / Sony music). Laurent de Wilde que l'on retrouve au piano et en trio dans une célébration du pianiste (chronique de J.L. Lemarchand http://lesdnj.over-blog.com/2017/10/laurent-de-wilde.new-monk-trio.html ). Autre célébration, celle réalisée par le saxophoniste Xavier Richardeau (chronique de J.L. Lemarchand à nouveau http://lesdnj.over-blog.com/2017/11/boo-boo-s-birthday.xavier-richardeau-plays-monk.html ), et celle du jeune prodige dont tout le monde s'émerveille : Joe Alexander (« Joe.Monk.Live ! », Motéma/pias) : enregistré en concert au Lincoln Center, ce disque est une approche très personnelle et plutôt mature d'un répertoire périlleux. On peut conclure le chapitre du Moine sphérique avec un inédit de concert, « Live in Rotterdam 1967 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music). Inédit ? Pas totalement, car des plages figuraient sur une édition plutôt pirate en vinyle. C'est le début de la tournée de ce quartette augmenté en nonette (avec Clark Terry, Ray Copeland, Jimmy Cleveland, Phil Woods et Johnny Griffin) : on peut préférer (si on le trouve !) le disque enregistré à Paris six jours plus tard (Thelonious Monk Nonet « Live in Paris 1967 », Esoldun France's concert FCD 113), car là l'orchestre est vraiment rodé....
Après cette débauche de célébrations monkiennes, Dizzy Gillespie fait presque figure de parent pauvre, alors que sa contribution à la révolution du jazz dans les années 40 ne fut pas moindre. Heureusement une très belle anthologie en 3 CD signée Claude Carrière lui rend justice (chronique de Sophie Chambon http://lesdnj.over-blog.com/2017/11/claude-carriere-the-extravagant-mister-gillespie.html ). À quoi s'ajoute un inédit de concert « Live at Singer Concert Hall 1973 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music), enregistré au festival de Laren, aux Pays-Bas. Inédit, assurément, plaisant, avec présentation par le leader dans un registre d'humour décalé, ambiance caribéenne, et quelques beaux moments, dont un thème dédié à Martin Luther King, et un blues avec en invité John Faddis. Mais on n'est pas au niveau du Gillespie des années suivantes sous le label Pablo : duo avec Oscar Peterson, grands concerts de Montreux, etc....
On ne peut évidemment clore ces centenaires 2017 sans évoquer Ella Fitzgerald, avec un coffret de 5 CD recensé par J.L. Lemarchand ( http://lesdnj.over-blog.com/2017/04/100-titres-pour-le-centenaire-d-ella.html ) et une belle surprise, « Live at the Concertgebouw 1961 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music), enregistré la veille du concert de Berlin 1961 (« Ella Returns to Berlin ») qui donnait la réplique à celui, légendaire, de 1960 (« Mack the Knife, Ella in Berlin »). Ce n'est pas un inédit mais c'est une édition avec un traitement du son particulièrement soigné. Ella fait preuve d'une grande liberté dans ses improvisations, elle se trompe sur Mr Paganini et s'en sort par une pirouette, et si le Mack the Knife ne fait pas oublier celui de Berlin l'année précédente, le Saint Louis Blues est d'anthologie. On ferme donc le registre du centenaire, en se disant que l'année aura réservé quelques belles résurrections.
UNITRIO ARGENTIERI/BOREY/TISSOT PICASSO Freshsound New Talent www.unitrio.ch
Picasso n'en finira jamais de faire parler de lui, à voir le nombre d'expositions qui continuent à lui être consacrées en France, à Paris bien entendu mais aussi en province. J'en veux pour exemple l'hommage du peintre colombien Botéro à la Fondation de l'hôtel de Caumont d'Aix en Provence où figurent deux des tableaux qui ont inspiré la musique de cet album, Massacre en Corée de 1951 et L'Acrobate 1930, les deux toiles provenant du Musée Picasso de Paris. Les musiciens s'y sont mis aussi mais l'Unitrio franco-suisse n'est pas le premier puisque le grand saxophoniste Coleman Hawkins a donné à l'un de ses plus beaux solos le nom du peintre. C 'était en 1948.... Nos trois compères ont décidé, lors d'une tournée, d'écrire des compositions sur le travail d'un artiste d'une autre discipline. Ils ont ainsi choisi de "se sortir de la zone de confort", de se frotter au génial Espagnol, de se balader au coeur de la musique en ayant sous les yeux une oeuvre de Picasso qui leur servirait de matrice.... Une fois le choix du peintre décidé, encore fallait-il se décider sur les partitions. Vaste et infini programme vu la fécondité picassienne. L'album est sorti sur le label de Jordi Pujol, Fresh Sound New Talent, à défaut des Picasso records de Norman Granz! Damien Argentieri à l'orgue Hammond, Frédéric Borey au sax ténor et Alain Tissot à la batterie sont tombés d'accord pour constituer deux suites tripartites sur le même thème pictural : Buste de Femme (1943) et Femmes d'Alger d'après Delacroix (1955). Alain Tissot a choisi La nouvelle ronde de la jeunesse de 1961, très singulière, dessinée aux crayons de couleur dont on ne sait où elle se trouve! Frédéric Borey a choisi pour sa part l'Acrobate et Damien Argentieri Massacres en Corée. Il est difficile de distinguer les différences de composition même si les rythmes, les styles changent, d'une ballade sensible que survole un ténor velouté à une chansonnette plus heurtée. L'unité du trio est évidente. Les musiciens sont complices et savent se jouer les uns des autres, changer de rôle, toujours attentifs à la cohésion de l'ensemble. Si Picasso les a inspirés, ils sont parvenus à l'illustrer en quelque sorte, à rendre une forme sonore avec leurs propres couleurs, issues d'une palette commune. Et puis, l'une des astuces de ce projet qui unit finement peinture et musiques, est de présenter des concerts du trio lors de futures expositions : superbe idée car entendre de la musique au musée est l'une des plus formidables expériences sensorielles. L'oeil écoute et entend bien, on le sait depuis Claudel...
C'est une sorte de jeu à contraintes, comme la musique, et plus largement les arts, peuvent en susciter. C'est une histoire vieille comme l'histoire de l'art. Quand Bach s'emparait d'un petit thème du roi Frédéric II pour le magnifier en Offrande musicale, c'était une sorte de jeu à contrainte, avec le résultat génial que l'on sait. Ce détour n'est pas là pour voir en Stéphane Payen l'égal de Bach, mais simplement pour rappeler qu'en art la contrainte peut être l'un des ressorts de la créativité, et un générateur d'espaces de liberté insoupçonnés. Le matériau, ce sont des compositions de Lee Morgan, issues de quelques-uns de ses disques Blue Note des années 60 : « The Sidewinder », « Search for the New Land », « The Rumproller », « Cornbread », « The Procrastinator ». Beaucoup de thèmes bâtis sur des structures (élargies) de blues, souvent joués dans leur tonalité originelle, parfois transposés (voire agrémentés d'escapades polytonales), parfois exposés dans leur intégrité, souvent déconstruits (et reconstruits) avec une passion amoureuse et créative. S'intercalent des compositions originales (signées par le leader, mais aussi par les membres du groupe, parfois très brèves, et parfois très développées), qui peuvent apparaître soit comme la clé d'interprétation, soit comme la trace de l'inspiration ; et aussi comme autant de dérives suscitées par les thèmes choisis. Comme toujours avec Stéphane Payen (et aussi avec ses comparses, le guitariste et le batteur du groupe Thôt, partenaires depuis deux décennies, ainsi que les membres du trio Journal intime), c'est élaboré, et très libre, dans le même geste. C'est passionnant, surtout si l'on multiplie les écoutes, de surcroît en revenant vers les originaux de Lee Morgan. Ce fut pour moi l'occasion de me replonger dans des disques du trompettiste qui pour certains n'avaient pas quitté les rayons de ma discothèque depuis des années. En prime une plage, non mentionnée sur la pochette, où l'improvisation se débride avec gourmandise. Cela nous change des relectures-prétextes dont l'époque est prodigue. Pour toutes ces raisons, et notamment pour cette occasion rare de savoir, dès la première écoute d'un disque, que l'on y reviendra, et avec plaisir, à tous les membres du sextette je dis : merci !
Xavier Prévost
Le groupe jouera le mercredi 13 décembre à Paris, au Studio de l'Ermitage
Jean-Marc Foltz (clarinette, clarinette basse), Philippe Mouratoglou (guitares)
invité : Ramon Lopez (batterie)
Pernes-les-Fontaines, printemps 2017
Vision Fugitive VF 313014 / l'autre distribution
Bâtir un programme sur l'évocation d'un recueil de nouvelles de Jim Harrison (publié en français sous le titre de Légendes d'automne, Robert Laffont, 1981) : selon la doxa de la vie artistique ordinaire, on appellerait ça un 'projet'. Il s'agit ici de tout autre chose : construire librement un imaginaire musical sur un univers littéraire nourri des grands horizons nord-américains, avec tout ce qu'ils suggèrent d'ouverture et de décalage. Les deux comparses n'en sont pas à leur coup d'essai : après un premier disque autour du presque légendaire Robert Johnson, les voici improvisant sous l'emprise d'une certaine perception de l'espace (géographique, sonore, fantasmatique....), et d'un grand désir de liberté. Leur degré de connivence est extrême, forgé par des expériences antérieures autant que par la communauté que constitue ce label, qui les associe à Philippe Ghielmetti, et qui est une sorte d'incubateur artistique. Rumeur folk, ombre du blues, mémoire des musiques européennes aux temps oubliés du luth, tout un monde lointain surgit, ou resurgit, affleure à nos consciences auditrices, et nous embarque dans ce voyage où l'inconnu se fera guide. Invité sur quatre plages, Ramon Lopez nous accompagne, en percussionniste plus qu'en batteur, et nous avançons, pas après pas, émoi après émoi, vers un horizon qui se dérobe en de nouvelles promesses. Un beau texte de Gilles Tordjman, et un riche livret graphique dessiné-peint par Emmanuel Guibert sont nos compagnons d'un voyage que nous n'oublierons pas. Et par le disque cette magie s'offre à nous, comme renaissante à l'envi.
Ils ne sont que trois (sax ténor, guitare, batterie) et cela suffit au bonheur de l’auditeur : cet album improvisé sur le vif et produit par 3 chiens doux (allez donc savoir... le mystère des titres) en 2015 représente sans doute un courant de la musique actuelle que nous aimons à découvrir. Cette musique a tout pour réconcilier (si besoin était) avec la complexité des sons et rythmes libres. On se laisse bien volontiers entraîner dans cette déferlante de 11 plus ou moins petites pièces canines, pas toujours faciles « robot dog », « crazy dog », « arctic dog » ( mon préféré et ce, dès la première écoute)….ainsi de suite, ils ont même osé « hot dog »…mais pas « white dog », ceci dit.
On se laisse embarquer dans cette expédition vers des terres non défrichées encore complètement. Ce n’est pas la destination qui compte mais le voyage : les sons, les textures se marient doucement dans des mélopées sourdes, lancinantes. Ou des éclats de free sons, des embardées quand même maîtrisées, où se joue l’instant et le ressenti. Immédiat. Un récital d’improvisations colorées, tantôt fougueuses, tantôt délicatement impressionnistes.
Si mon oreille va chercher et se laisse charmer par le son du saxophone du ténor (ici) Julien Soro que je ne vous présente plus, car il joue (comme ses petits camarades dans une tripotée de groupes), je suis aussi sensible aux interventions moins éclatantes mais tout autant soutenues du guitariste Paul Jarret. Quant au drumming intense et doux d’Ariel Teissier, il imprime une tension constante à cette musique de virtuoses qui ne mettent pas tant en avant une formidable maîtrise de l’instrument qu’un sens poétique incontestable et pourtant éphémère.
Jazz Xavier Richardeau, saxophone baryton et ténor, clarinette, Laurent Courthaliac, piano, Thomas Bramerie, basse, Romain Sarron, batterie, Véronique Hermann Sambin voix. 20-21 février 2017. Studio de Meudon. Jazz Family/Socadisc.
L’année Monk n’est pas finie et c’est tant mieux. Les fans ont déjà pu se rafraichir les idées (et les oreilles) avec le trio de Laurent de Wilde (et de ses brillants comparses, Jérôme Regard, basse et Donald Kontomanou, batterie) et revenir aux sources mêmes de Thelonious grâce à la réédition de ses enregistrements parisiens de 1954. L’hommage que rend le saxophoniste Xavier Richardeau vient nous rappeler que le grand-prêtre du bop aura aimé dialoguer avec des praticiens du ténor (Rouse, le fidèle, Coltrane, Griffin) et plus rarement du baryton (on se souvient du duo avec Mulligan en 1957). Baryton qui mène sereinement son chemin sur la scène hexagonale, Richardeau démontre ici qu’il peut aussi manier le ténor et même la clarinette. Il a choisi la voie du respect pour proposer une sélection de titres emblématiques de Monk, avec deux versions de l’inoxydable Round Midnight, offrant la possibilité de s’exprimer de belle manière à la (trop méconnue) chanteuse Véronique Hermann-Sambin. Les autres contributeurs sont également à féliciter, que ce soit le pianiste Laurent Courthaliac (habitué du répertoire de Monk) ou la rythmique (Thomas Bramerie et Romain Sarron). Jean-Louis Lemarchand Xavier Richardeau présentera son album avec son groupe les 2 et 3 décembre au Duc des Lombards (75001).