Damaged by the Sun
A film by Stephane Sinde
Freedom Now
La Huit www.lahuit.com
Concert filmé le 14 avril 2010 à la Dynamo de Banlieues Bleues
(La chronique de Sophie Chambon)
Pianiste et claviériste reconnu de la scène Downtown de New York, accompagnateur de John ZORN (Naked City), de Marc Ribot mais aussi de David Krakauer dans son premier Klezmer Madness, Anthony Coleman est l’une des figures intéressantes à suivre en interview et à capter en concert, puisqu’il prolonge en quelque sorte la grande tradition du piano jazz (noir) américain (de Jelly Roll Morton à Cecil Taylor, sans oublier les fondamentaux Duke Ellington et T.S Monk) et fait le lien avec la musique contemporaine (Morton Feldman) .
En première partie du programme proposé, nous suivons un concert enregistré dans le cadre du festival de Banlieues Bleues, pour La Huit, qui suit, au travers de ses productions, la devise fort juste « Listen to the film, watch the music ».
Une musique de l’instant, intensément poétique, intermittente, jouée par ce quartet composé d’Ashley Paul à l’alto, Brad Jones à la contrebasse, et Satoshi Takeishi à la batterie et aux percussions. Beaucoup de gros plans enserrent chacun des instrumentistes, se focalisant sur des détails de leur instrument ou de leurs mains. Des visions brûlées de déserts (on pense au Mojave en Californie avec ses agaves et aloès), des paysages où la couleur des sols et de la végétation apparaît comme rongée. Le crédit photographique indique pour ces derniers, l’abbaye de Faget dans le Gers. Mirages, oniriques visions de cette musique prenante, entre plaintes, chuchotements et mélopées planantes, entrecoupées d’images surexposées d’une femme – de son ombre qui tourne sur elle même. Les fonds sont comme gommés, neutralisés, ne laissant place qu’au jeu des lignes en mouvement. C’est un vrai phénomène de transe, on l’avait compris, que génère cette musique cristalline et fluide : elle s’empare de la jeune altiste qui chante dans son instrument, les yeux clos. Ces cadrages étranges donnent une vision parcellaire de la musique qui continue sur le générique de fin -que l’on est presque surpris de voir arriver- tant cette musique pourrait se prolonger encore. Vision délavée plus que floue, en continuité avec le titre du programme. On aime bien l’idée que le soleil puisse ne pas être toujours bénéfique, source de lumière et de vie mais aussi capable de tragique. Voilà des préoccupations esthétisantes qui peuvent déconcerter dans leur résultat : il est vrai que se pose à chaque fois, la question de savoir filmer la musique et l’improvisation, comment intercaler images réelles, symboles ou métaphores comme la pellicule kodachrome brûlant dans des flammes finales…
Après cet exercice de style, sans transition, un long bonus nous permet de suivre Anthony Coleman jouant Jelly Roll Morton et donnant son sentiment sur la musique. Et le jazz revient dans l’allégresse, l’entretien étant illustré de compositions « Frog-I-more rag », « Jungle Blues », « King Porter Stomp », «The Crave » joyeusement exécutées : la posture est différente, le swing tout de même, ça ragaillardit son homme.
L’interview se poursuit passionnante, éclairant le parcours d’un pianiste et sa conception de la musique : il balaie son époque, où dominait plutôt le rock - il aima Jimi Hendrix qu’il alla écouter au Madison Square Garden -mais il avait aussi un amour tout particulier pour Scott Joplin. Intéressé ensuite par toutes les musiques, il se posa vite la question « What comes next ?» et rapidement étudia les pianistes de stride, puis Duke et ainsi de suite, suivant la chronologie du jazz, musique dont on pouvait encore écouter les disques dans les magasins spécialisés.
Il n’est pas peu fier d’avoir ainsi tout assimilé de cette musique dans l’ordre. Il connait donc la tradition sur le bout des doigts, ce qui peut expliquer entre autre, ses échappées vers le klezmer avec David Krakauer. Même s’il reconnaît la place prédominante de Monk, Jelly Roll a tous ses suffrages : il en est un fervent collectionneur (partitions, disques, enregistrements divers y compris d’Henry Threadgill et Mary Lou Williams). Une fois encore se pose la question existentielle du jazz, musique d’improvisation ou de composition ? Et aussi celle de la technique. Depuis Monk, la tradition serait de mettre un point d’honneur à ne pas se concentrer sur la technique pour atteindre la vérité. Entre Robert Johnson et Aaron Copland, Anthony Coleman choisit sans hésiter le bluesman.
Le seul regret de ce bonus est qu’Anthony Coleman ne continue pas l’entretien en faisant la liaison avec la musique contemporaine et son jeu actuel. Il manque certains chaînons dans la progression et l’évolution de ce musicien passionnant que l’on découvre ici.
Sophie Chambon